Mitdasein [SZ]
Si l’analyse de la mondanéité [Weltlichkeit] du monde n’a cessé de porter sous le regard le phénomène total de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], il s’en faut que tous ses moments constitutifs se soient alors dégagés avec la même netteté phénoménale que le phénomène du monde lui-même. Il convenait cependant de commencer, comme on l’a fait, par interpréter ontologiquement le monde en traversant d’abord l’à-portée-de-la-main intramondain. En effet, le Dasein considéré en sa quotidienneté [Alltäglichkeit] — et c’est en tant que tel qu’il constitue notre thème constant — n’est pas seulement en général en un monde, mais il se rapporte au monde selon une modalité prépondérante : de prime abord et le plus souvent, il est capté par son monde. Ce mode d’être de l’identification au monde et l’être-à en général qui lui est radical, voilà ce qui détermine [114] essentiellement le phénomène auquel nous nous attacherons désormais en posant cette question : qui le Dasein, dans la quotidienneté [Alltäglichkeit], est-il donc ? Toutes les structures d’être du Dasein, donc également le phénomène qui répond à cette question « qui » ? sont des guises de son être. Leur caractéristique ontologique est existentiale. Par suite, il est besoin de poser convenablement la question, et de pré-tracer le chemin par lequel puisse être pris en vue un domaine phénoménal plus vaste de la quotidienneté [Alltäglichkeit] du Dasein. Ces recherches dans la direction du phénomène susceptible de répondre à la question du qui ? conduisent à des structures du Dasein qui sont cooriginaires de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] : l’être-avec [Mitsein] et l’être-Là-avec [Mitdasein]. C’est dans ce mode d’être que se fonde le mode de l’être-Soi-même quotidien [alltäglich] dont l’explication rend visible ce que nous sommes en droit d’appeler le « sujet » de la quotidienneté [Alltäglichkeit] : le On [das Man]. Le présent chapitre sur le « qui » du Dasein médiocre s’articulera donc comme suit : 1. l’amorçage de la question existentiale du qui du Dasein (§ 25) ; 2. l’être-Là-avec [Mitdasein] des autres et l’être-avec [Mitsein] quotidien [alltäglich] (§ 26) ; 3. l’être-Soi-même quotidien [alltäglich] et le On [das Man] (§ 27). [EtreTemps Chapitre IV]
§ 26. L’être-Là-avec [Mitdasein] des autres et l’être-avec [Mitsein] quotidien [alltäglich].
La réponse à la question du qui du Dasein quotidien [alltäglich] doit être conquise dans une analyse du mode d’être où le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent. La recherche prendra donc son orientation sur l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] en tant que constitution fondamentale du Dasein qui co-détermine tout mode de son être. Si nous avions raison de dire que l’explication précédente du monde avait également déjà fait apparaître au regard les autres moments structurels de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], alors cette explication doit en même temps avoir préparé d’une certaine manière la réponse à la question du qui ?
Notre « description » du monde ambiant prochain, par exemple du monde d’ouvrage de l’artisan, a montré [NT: Supra, § 15, p. [70-71].], que les autres à qui l’ouvrage est destiné « font encontre avec » l’outil [Zeug] [NT: C’est-à-dire l’ouvrage lui-même] qui est sur le métier. Dans le mode d’être de cet à-portée-de-la-main, c’est-à-dire dans sa tournure [Bewandtnis], est impliqué un renvoi essentiel à des porteurs possibles, « à la mesure desquels » il doit être taillé. Tout de même, dans le matériau employé, celui qui l’a produit ou « livré » fait [118] encontre comme quelqu’un qui « sert » bien ou mal. Par exemple, le champ le long duquel nous marchons « dehors » se montre comme appartenant à tel ou tel, comme ordinairement entretenu par lui ; le livre que nous utilisons a été acheté chez… ou offert par…, etc. Le bateau à l’ancre sur le rivage renvoie en son être-en-soi à un familier qui s’en sert pour ses excursions — mais même en tant que « bateau inconnu » il manifeste autrui. Ces autres qui nous font ainsi « encontre » dans le contexte d’outils à-portée-de-la-main, intérieur au monde ambiant ne sont point par exemple ajoutés par la pensée à une chose de prime abord sans plus sous-la-main, mais ces « choses » font encontre à partir du monde où elles sont à-portée-de-la-main pour les autres, lequel monde, d’emblée, est toujours aussi déjà le mien. Dans notre analyse antérieure, l’orbe de l’étant rencontré de manière intramondaine a d’abord été restreint à l’outil [Zeug] à-portée-de-la-main ou à la nature sous-la-main, c’est-à-dire à un étant ne présentant pas le caractère du Dasein. Cette restriction n’était pas seulement nécessaire afin de simplifier l’explication mais avant tout parce que le mode d’être du Dasein des autres tel qu’il est rencontré de manière intramondaine se distingue de l’être-à-portée-de-la-main et de l’être-sous-la-main. Le monde du Dasein libère par conséquent de l’étant qui n’est pas seulement en général différent de l’outil [Zeug] et des choses, mais qui, de par son mode d’être propre, est lui-même en tant que DASEIN « dans » le monde — où il fait en même temps encontre de manière intramondaine — selon la guise de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Cet étant n’est ni-sous-la-main ni à-portée-de-la-main, mais comme est le Dasein même qui le libère — lui aussi est Là et Là-avec. Si l’on voulait identifier en général le monde avec l’étant intramondain, l’on serait forcé de dire que le « monde » est aussi Dasein.
Cependant, la caractérisation du faire-encontre des autres s’oriente à nouveau à chaque fois sur le Dasein propre. Est-ce à dire qu’elle parte elle aussi d’un « Moi » privilégié et isolé, de telle manière qu’il faille ensuite chercher un passage conduisant de ce sujet isolé vers autrui ? Pour éviter ce contresens, il convient de préciser en quel sens nous parlons ici des « autres ». « Les autres », cela ne veut pas dire : tout le reste des hommes en-dehors de moi, dont le Moi se dissocierait — les autres sont bien plutôt ceux dont le plus souvent l’on ne se distingue pas soi-même, parmi lesquels l’on est soi-même aussi. Cet être-Là-aussi avec eux n’a pas le caractère ontologique d’un être-sous-la-main « ensemble » à l’intérieur d’un monde. L’« avec » est ici à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], le « aussi » désigne une mêmeté d’être comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] préoccupé de manière circon-specte. L’« avec » et le « aussi » doivent être compris existentialement, non pas catégorialement. Sur la base de ce caractère d’avec propre à l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], le monde est à chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les autres. Le monde du Dasein est monde commun [Mitwelt]. L’être-à est être-avec [Mitsein] avec les autres. L’être-en-soi intramondain de ceux-ci est être-Là-avec [Mitdasein]. [EtreTemps26]