Tous les efforts de l’analytique existentiale sont tournés vers cet unique but : trouver une possibilité de réponse à la question du sens de l’être en général. L’élaboration de cette question requiert une délimitation du phénomène où devient accessible quelque chose comme l’être – la compréhension de l’être. Or celle-ci appartient à la constitution d’être du Dasein. C’est seulement si cet étant a tout d’abord été interprété de manière suffisamment originaire que la compréhension d’être incluse dans sa constitution d’être peut elle-même être conçue, et, sur cette base, être posée la question de l’être compris en elle et des « présupposés » de ce comprendre.
Même si de multiples structures du Dasein demeurent encore obscures dans leur détail, il semble bien qu’avec la mise au jour de la temporalité comme condition originaire de possibilité du souci, l’interprétation originaire requise du Dasein soit atteinte. La temporalité a été dégagée par rapport au pouvoir-être-tout authentique du Dasein ; après quoi, l’interprétation temporelle du souci s’est confirmée grâce à la monstration de la temporalité de l’être-au-monde préoccupé. L’analyse du pouvoir-être-tout authentique a dévoilé la connexion cooriginaire – enracinée dans le souci – entre mort, dette et conscience. Le Dasein peut-il être compris encore plus originairement que dans le projet de son existence authentique ?
Bien que nous n’apercevions jusqu’ici aucune possibilité d’amorçage plus radical de l’analytique existentiale, néanmoins, si nous nous référons justement à l’élucidation antérieure du sens ontologique de la quotidienneté, un grave scrupule nous étreint : le tout du Dasein s’est-il vraiment laissé porter, au point de vue de son être-tout authentique, à la pré-acquisition de l’analyse existentiale ? Il est possible sans doute que le questionnement antérieur relatif à la totalité du Dasein possède son univocité ontologique véritable ; et il est non moins possible, d’autre part, que la question elle-même ait trouvé, pour ce qui concerne [373] l’être pour la fin, la réponse qu’elle réclamait. Seulement, la mort n’est pourtant que la « fin » du Dasein ; ou, pour le dire formellement, elle est seulement l’une des fins qui circonscrivent la totalité du Dasein. Or l’autre « fin », c’est le « commencement », la « naissance ». Seul l’étant qui se trouve « entre » naissance et mort représente le tout cherché. Ainsi, l’orientation antérieure de l’analytique, malgré toute son insistance sur le Dasein existant, et en dépit d’une explication appropriée de l’être pour la mort authentique et inauthentique, demeurait-elle « unilatérale ». Le Dasein n’était jamais pris pour thème que tel qu’il existe pour ainsi dire « vers l’avant » et laisse « derrière lui » tout ce qu’il a été. Non seulement l’être pour le commencement est resté sans examen, mais encore et avant tout l’extension du Dasein entre naissance et mort. C’est donc précisément l’« enchaînement de la vie », enchaînement où pourtant le Dasein se tient constamment d’une manière ou d’une autre, qui est passé inaperçu dans l’analyse de l’être-tout.
Ne convient-il donc pas, si totalement obscur que soit du point de vue ontologique ce qu’on vient d’appeler un « enchaînement » entre naissance et mort, que nous rétractions notre point de départ, à savoir la temporalité comme sens d’être de la totalité du Dasein ? Ou bien la temporalité telle qu’on l’a dégagée fournirait-elle pour la première fois le sol sur lequel donner une orientation univoque à la question ontologico-existentiale de l’« enchaînement » cité ? Peut-être cela représente-t-il déjà un gain positif que nous apprenions, dans le champ de ces recherches, à ne pas prendre les problèmes trop à la légère.
Quoi de plus « simple » apparemment que de caractériser l’« enchaînement de la vie » entre naissance et mort ? Il consiste dans une séquence de vécus « dans le temps ». De plus, si l’on s’attache de manière plus pénétrante à cette caractérisation de l’enchaînement en question, et, avant tout, au préjugé ontologique qui la guide, il se manifeste quelque chose de remarquable : dans cette séquence de vécus, ce qui est « proprement effectif », ce n’est à chaque fois que le vécu sous-la-main « en chaque maintenant ». Les vécus passés et à venir, au contraire, ne sont plus, ou ne sont pas encore « effectifs ». Le Dasein mesure le laps de temps qui lui est octroyé entre l’une et l’autre limites de telle manière que, n’étant à chaque fois « effectif » que dans le maintenant, il sautille pour ainsi dire sur la suite de maintenant de son « temps ». C’est en ce sens que l’on dit que le Dasein est « temporel ». Dans ce change constant des vécus, le Soi-même se maintient dans une certaine identité. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de déterminer ce permanent et sa relation possible au change des vécus, les opinions divergent. L’être de ce tissu permanent-changeant des vécus demeure indéterminé. Au fond, cependant, ce qui est posé dans cette caractérisation du contexte de la vie – que l’on y souscrive ou non -, c’est un étant sous-la-main « dans le temps », même s’il est considéré comme évidemment « non chosique ».
Si cependant l’on se réfère à ce qui a été établi sous le titre de temporalité comme sens [374] d’être du souci, il apparaît qu’à prendre pour fil conducteur l’explicitation vulgaire du Dasein – même si celle-ci, dans ses limites, est légitime et suffisante -, il est impossible non seulement d’accomplir, mais même de fixer à titre de problème une analyse ontologique authentique de l’ex-tension du Dasein entre naissance et mort.
Le Dasein n’existe pas en tant que somme des effectivités momentanées de vécus apparaissant et disparaissant les uns après les autres ; pas davantage, du reste, cette succession ne peut-elle remplir progressivement un cadre : car comment celui-ci pourrait-il être sous-la-main là où seul le vécu « actuel » est « effectif » et où les limites du cadre, la naissance et la mort, étant seulement passée ou à venir, sont dépourvues de toute effectivité ? Au fond, même la conception vulgaire de l’« enchaînement de la vie » ne songe point à un cadre tendu « en dehors » et autour du Dasein, mais elle cherche au contraire à le découvrir dans le Dasein lui-même. Cependant, la position ontologique tacite de cet étant comme étant sous-la-main « dans le temps » condamne à l’échec toute tentative de caractériser ontologiquement l’être « entre » naissance et mort.
Bien loin de remplir seulement, à travers les phases de ses effectivités momentanées, un cours et un chemin « de la vie » qui serait en quelque manière sous-la-main, le Dasein s’é-tend lui-même, et cela de telle manière que c’est son être propre qui est d’emblée constitué comme ex-tension. C’est dans l’être du Dasein que se trouve déjà le « entre » de la naissance et de la mort. En revanche, le Dasein n’« est » nullement effectif en un point temporel, ni, de surcroît, « entouré » par la non-effectivité de sa naissance et de sa mort. Entendue existentialement, la naissance n’est pas, n’est jamais du passé au sens d’un étant qui n’est plus sous-la-main, et pas davantage la mort n’a-t-elle le mode d’être d’un « reste » non encore sous-la-main et seulement à venir. Le Dasein factice existe nativement, et c’est nativement encore qu’il meurt au sens de l’être pour la mort. L’une et l’autre « fins », ainsi que leur « entre deux » sont aussi longtemps que le Dasein existe facticement, et elles sont comme il leur est seulement possible d’être sur la base de l’être du Dasein comme souci. Dans l’unité de l’être-jeté et de l’être pour la mort fugitif – ou devançant -, naissance et mort « s’enchaînent » à la mesure du Dasein. En tant que souci, le Dasein est l’« entre-deux ».
Mais la totalité constitutionnelle du souci trouve le fondement possible de son unité dans la temporalité. L’éclaircissement ontologique de l’« enchaînement de la vie », c’est-à-dire de l’extension, de la mobilité et de la permanence spécifiques du Dasein doit par suite recevoir son amorçage dans l’horizon de la constitution temporelle de cet étant. La mobilité de [375] l’existence n’est pas le mouvement d’un sous-la-main. Elle se détermine à partir de l’extension du Dasein. La mobilité spécifique du s’é-tendre é-tendu, nous l’appelons le provenir du Dasein. La question de l’« enchaînement » du Dasein est le problème ontologique de son provenir. La libération de la structure de provenance et de ses conditions temporalo-existentiales de possibilité signifie l’obtention d’une compréhension ontologique de l’historialité.
Avec l’analyse de la mobilité et de la permanence spécifiques qui échoient au provenir du Dasein, la recherche fait retour vers un problème qui a été effleuré immédiatement avant la libération de la temporalité : vers la question du maintien du Soi-même que nous avions déterminé comme le qui du Dasein 1. La constitution ontologico-existentiale de l’historialité doit nécessairement être conquise contre l’explicitation vulgaire et recouvrante de l’histoire du Dasein. La construction existentiale de l’historialité trouve des points d’appui déterminés dans la compréhension vulgaire du Dasein, et un guide dans les structures existentiales conquises jusqu’ici.
La recherche commencera par se procurer, grâce à une caractérisation des concepts vulgaires de l’histoire, une orientation sur les moments qui sont communément considérés comme essentiels pour l’histoire. Ainsi doit nous apparaître ce qui est originellement advoqué comme historique. Tel sera le point d’amorçage de l’exposition du problème ontologique de l’historialité.
Le fil conducteur pour la construction existentiale de l’historialité nous est offert par l’interprétation précédemment accomplie du pouvoir-être-tout authentique du Dasein et par l’analyse, qui en était issue, du souci comme temporalité. Le projet existential de l’historialité du Dasein porte simplement au dévoilement ce qui se trouve déjà à l’état voilé dans la temporalisation de la temporalité. Conformément à l’enracinement de l’historialité dans le souci, le Dasein existe à chaque fois en tant qu’authentiquement ou inauthentiquement historial. Ce qui était pris en vue comme horizon prochain par l’analytique existentiale du Dasein sous le titre de quotidienneté se clarifie comme historialité inauthentique du Dasein.
Au provenir du Dasein appartiennent essentiellement l’ouverture et l’explicitation. De ce mode d’être de l’étant qui existe historialement jaillit la possibilité existentielle d’une ouverture et d’une saisie expresses de l’histoire. La thématisation, c’est-à-dire l’ouverture historique de l’histoire est la présupposition d’une possible « construction du monde historique dans les sciences de l’esprit ». L’interprétation existentiale de l’histoire comme science vise uniquement à l’assignation de sa provenance ontologique à partir de l’historialité du Dasein. C’est à partir de là seulement qu’il est possible de déterminer les limites à l’intérieur desquelles une théorie de la science orientée sur son activité scientifique factice a le droit de s’exposer aux contingences de ses questionnements.
L’analyse de l’historialité du Dasein tente de montrer que cet étant n’est pas « temporel » parce qu’il « est dans l’histoire », mais au contraire qu’il n’existe et ne peut exister historialement que parce qu’il est temporel dans le fond de son être.
Néanmoins, le Dasein doit nécessairement être aussi nommé « temporel » au sens de l’être « dans le temps ». Le Dasein factice, même sans théorie historique élaborée, a besoin de et emploie le calendrier et l’horloge. Ce qui advient « de lui », il l’expérimente comme se produisant « dans le temps ». De la même façon, les processus de la nature inerte et vivante [377] font encontre « dans le temps ». Ils sont intra-temporels. Dès lors il serait tentant de faire précéder l’élucidation de la connexion entre historialité et temporalité par l’analyse – située ici seulement au chapitre suivant [Cf. infra, [§80->art93], p. [411] sq.]] – de l’origine du « temps » de l’intratemporalité à partir de la temporalité. Toutefois, pour ôter à la caractérisation vulgaire de l’historial à l’aide du temps de l’intratemporalité son « évidence » et son exclusivité apparentes, il convient tout d’abord, ainsi que l’exige également la structure de la chose même, que l’historialité soit « déduite » de manière pure de la temporalité originaire du Dasein. Mais dans la mesure où le temps comme intratemporalité « provient » aussi de la temporalité du Dasein, historialité et intratemporalité n’en manifesteront pas moins une cooriginarité. Par suite, l’explicitation vulgaire du caractère temporel de l’histoire préserve son droit dans les limites qui sont les siennes.
Est-il encore nécessaire, après cette première caractérisation du cours de l’exposition ontologique de l’historialité à partir de la temporalité, de fournir l’assurance expresse que la recherche qui suit ne nourrit nullement l’illusion de régler d’un trait de plume le problème de l’histoire ? Et pour cause : plus le problème de l’histoire est reconduit à son enracinement originaire, et plus la déficience des moyens « catégoriaux » disponibles, plus l’incertitude des horizons ontologiques primaires s’imposent à l’attention. La méditation qui suit se contentera simplement d’indiquer le lieu ontologique du problème de l’historialité. Au fond, tout ce dont il y va pour notre analyse, c’est de contribuer provisoirement et pour sa part à une appropriation – dont il reste encore à la génération présente à s’acquitter – des recherches de Dilthey.
Notre exposition du problème existential de l’historialité, qui, de surcroît, est nécessairement limitée par la visée fondamental-ontologique qui est ici la nôtre, adoptera le plan suivant : la compréhension vulgaire de l’histoire et le provenir du Dasein ([§73->art86]); la constitution fondamentale de l’historialité ([§74->art87]) ; l’historialité du Dasein et l’histoire du monde ([§75->art88]) ; l’origine existentiale de la science historique à partir de l’historialité du Dasein ([§76->art89]) ; la connexion de la présente exposition du problème de l’historialité avec les recherches de Dilthey et les idées du comte Yorck ([§77-art90]).
- Cf. supra, [§64->art77], p. [316] sq.]. Le maintien du Soi-même (stature-autonome) est une guise d’être du Dasein, et il se fonde donc dans une temporalisation spécifique de la temporalité. L’analyse du provenir nous conduit devant les problèmes d’une investigation thématique de la temporalisation comme telle.
Si la question de l’historialité reconduit à ces « origines », il est par là du même coup décidé du lieu du problème de l’histoire. Ce lieu ne saurait être recherché dans l’histoire au sens de la science de l’histoire. Même lorsque le mode scientifico-théorique du problème de l’« histoire » ne vise pas simplement la clarification « gnoséologique » (Simmel) de la saisie historique ou la logique de la conceptualité de l’exposé historique (Rickert), mais s’oriente aussi sur sa « face objective », même dans une telle problématique, l’histoire, au fond, n’est jamais accessible que comme objet d’une science. Le phénomène fondamental de l’histoire, tel qu’il est préalable et radical à une thématisation possible par la science historique, se trouve alors irrémédiablement évacué. Comment l’histoire peut-elle devenir objet possible d’histoire – la réponse à cette question ne peut être dégagée qu’à partir du mode d’être de l’historial, à partir de l’historialité et de son enracinement dans la temporalité.
Si c’est à partir de la temporalité, et, plus originairement encore, à partir de la temporalité authentique que l’historialité doit elle-même être mise au jour, alors l’essence même d’une telle tâche implique qu’elle ne puisse être exécutée qu’au moyen d’une [376] construction phénoménologique [[Cf. supra, [§63->art76], p. [310] sq.[↩]