Être et temps : § 60. La structure existentiale du pouvoir-être authentique attesté dans la conscience.

L’interprétation existentiale doit dégager une attestation, présente dans le Dasein lui-même, de son pouvoir-être le plus propre. La guise en laquelle la conscience atteste n’est pas une annonce indifférente, mais une con-vocation pro-vocante à l’être-en-dette. Ce qui est ainsi attesté est « saisi » dans l’entendre qui comprend sans déguisement l’appel au sens visé par celui-ci même. Seule la compréhension de l’ad-vocation en tant que mode d’être du Dasein livre la réalité phénoménale de ce qui est attesté dans l’appel de la conscience. Ce comprendre authentique de l’appel, nous le caractérisions comme vouloir-avoir-conscience. Ce laisser-agir-en-soi le Soi-même le plus propre à partir de lui-même en son être-en-dette représente phénoménalement le pouvoir-être authentique attesté dans le Dasein même. Or la structure existentiale de ce pouvoir-être, voilà ce qui désormais doit être libéré. Ainsi seulement pourrons-nous pénétrer jusqu’à la constitution fondamentale – ouverte dans le Dasein lui-même – de l’authenticité de son existence.

Le vouloir-avoir-conscience, en tant que se-comprendre dans le pouvoir-être le plus propre, est une guise de l’ouverture du Dasein. Celle-ci, outre le comprendre, est constituée par l’affection et le parler. Un comprendre existentiel signifie ceci : se projeter vers la possibilité factice à chaque fois la plus propre du pouvoir-être-au-monde. Mais le pouvoir-être n’est compris que dans l’exister en cette possibilité.

Quelle tonalité correspond-elle à un tel comprendre ? Le comprendre de l’appel ouvre le Dasein propre dans l’étrang(èr)eté de son isolement. L’étrang(èr)eté co-dévoilée dans le [296] comprendre est nativement ouverte par l’affection de l’angoisse, qui lui appartient. Le fait de l’angoisse de conscience est une confirmation phénoménale de ce que le Dasein, dans le comprendre de l’appel, est transporté devant l’étrang(èr)eté de lui-même. Le vouloir-avoir-conscience devient disponibilité à l’angoisse.

Le troisième moment d’essence de l’ouverture est le parler. À l’appel comme parler originaire du Dasein ne correspond point un contre-parler – par exemple au sens d’une discussion débattant de ce que dit la conscience. L’entendre compréhensif de l’appel ne se refuse point le contre-parler parce qu’il serait assailli par une « puissance obscure » qui l’écraserait, mais parce qu’il s’approprie la teneur de l’appel en la découvrant. L’appel place devant l’être-en-dette constant et ramène ainsi le Soi-même du pur bavardage de l’entente du On. Par suite, le mode de parler articulant qui appartient au vouloir-avoir-conscience est la ré-ticence. Le faire-silence a été caractérisé plus haut 1 comme une possibilité essentielle du parler. Qui veut donner à comprendre en faisant-silence, doit « avoir quelque chose à dire ». Le Dasein, dans l’ad-vocation, se donne à comprendre son pouvoir-être le plus propre. Par suite, cet appeler est un faire-silence. Le parler de la conscience ne vient jamais à l’ébruitement. La conscience n’appelle qu’en faisant-silence, autrement dit l’appel provient de l’absence de bruit de l’étrang(èr)eté et rappelle le Dasein con-voqué, en tant qu’il lui incombe de devenir silencieux, au silence de lui-même. Le vouloir-avoir-conscience, ainsi, ne comprend ce parler silencieux de manière adéquate que dans la ré-ticence. Celle-ci ôte la parole au bavardage d’entendement du On.

Ce parler silencieux de la conscience, l’explicitation d’entendement de la conscience, qui « s’en tient strictement aux faits », en prend occasion pour affirmer que la conscience n’est absolument pas constatable et sous-la-main. Que l’on ne puisse, tandis que l’on entend et comprend un pur bavardage, « constater » aucun appel, cette absence est attribuée à la conscience elle-même, comme une preuve qu’elle est « muette » et manifestement pas sous-la-main. Mais tout ce que fait le On avec cette explicitation, c’est recouvrir sa propre més-entente de l’appel et la portée trop courte de son « entendre » propre.

L’ouverture du Dasein contenue dans le vouloir-avoir-conscience est donc constituée par l’affection de l’angoisse, par le comprendre comme se-projeter vers l’être-en-dette le plus propre et par le parler comme ré-ticence. Cette ouverture authentique insigne, attestée dans le [297] Dasein lui-même par sa conscience – le se-projeter réticent et prêt à l’angoisse vers l’être-en-dette le plus propre – nous l’appelons la résolution.

La résolution est un mode privilégié de l’ouverture du Dasein. Or l’ouverture a été plus haut 2]).

Désormais, ce qui est conquis avec la résolution, c’est la vérité la plus originaire, parce qu’authentique du Dasein. L’ouverture du Là ouvre cooriginairement l’être-au-monde à chaque fois total, c’est-à-dire le monde, l’être-à et le Soi-même que cet étant est en tant que « Je suis ». Avec l’ouverture du monde, de l’étant intramondain est à chaque fois déjà découvert. L’être-découvert de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main se fonde dans l’ouverture du monde 3 ; car la libération de toute totalité de tournure de l’à-portée-de-la-main requiert une pré-compréhension de la significativité. Comprenant celle-ci, le Dasein préoccupé s’assigne circon-spectivement à l’à-portée-de-la-main qui lui fait encontre. Le comprendre de la significativité comme ouverture de tout monde se fonde derechef dans le comprendre du en-vue-de-quoi auquel se rapporte toute découverte de la totalité de tournure.

Le en-vue-de de toute mise à l’abri, de tout entretien, de tout progrès sont des possibilités prochaines et constantes du Dasein, vers lesquelles cet étant, pour lequel il y va de son être, s’est à chaque fois déjà projeté. Jeté dans son « Là », le Dasein est à chaque fois facticement assigné à un « monde » déterminé, à son « monde ». En même temps, les projets prochains factices sont guidés par la perte préoccupée dans le On. Celle-ci peut être ad-voquée par le Dasein à chaque fois propre, l’ad-vocation peut être comprise sur le mode de la résolution.

Mais cette ouverture authentique modifie alors cooriginairement la découverte du « monde » fondée en elle et l’ouverture de l’être-Là-avec d’autrui. Le monde à-portée-de-la-main ne [298] devient pas autre en son « contenu », le cercle des autres n’est pas remplacé, et pourtant l’être compréhensif préoccupé pour l’à-portée-de-la-main et l’être-avec avec autrui régi par la sollicitude se trouve désormais déterminé à partir du pouvoir-être-Soi-même le plus propre.

En tant qu’être-Soi-même authentique, la résolution ne coupe pas le Dasein de son monde, elle ne le réduit pas à un Moi flottant en l’air. Comment, du reste, le pourrait-elle quand, en tant qu’ouverture authentique, elle n’est rien d’autre, mais authentiquement, que l’être-au-monde. Au contraire : la résolution transporte justement le Soi-même dans ce qui lui est à chaque fois son être préoccupé auprès de l’à-portée-de-la-main, et elle le rejette dans la sollicitude de son être-avec avec autrui.

À partir du en-vue-de-quoi du pouvoir-être choisi par lui-même, le Dasein résolu se rend libre pour son monde. La résolution à soi-même place pour la première fois le Dasein dans la possibilité de laisser « être » les autres dans leur pouvoir-être le plus propre et d’ouvrir conjointement celui-ci dans la sollicitude qui devance et libère. Le Dasein résolu peut devenir « conscience » d’autrui. C’est de l’être-Soi-même authentique de la résolution que jaillit pour la première fois l’être-l’un-avec-l’autre authentique – et non pas des ententes équivoques et jalouses ou des fraternisations verbeuses dans le On et dans ce que l’on veut entreprendre.


La résolution, selon son essence ontologique, est à chaque fois celle d’un Dasein factice. L’essence de cet étant est son existence. La résolution n’« existe » que comme décision qui comprend et se projette. Mais vers quoi le Dasein, dans la résolution, s’ouvre-t-il ? À quoi doit-il se décider ? La réponse ne peut ici ne nous être donnée que par la décision même. Ce serait totalement mécomprendre le phénomène de la résolution que de s’imaginer qu’elle est simplement la re-prise de possibilités proposées et recommandées. La décision, et elle seule, est justement le projeter et le déterminer ouvrant de ce qui est à chaque fois possibilité factice. À la résolution appartient nécessairement l’indétermination qui caractérise tout pouvoir-être facticement jeté du Dasein. Sûre d’elle-même, la résolution ne l’est que comme décision. Néanmoins, l’indétermination existentielle, déterminée à chaque fois dans la seule décision, de la résolution possède sa déterminité existentiale.

Le pour-quoi de la résolution est ontologiquement pré-dessiné dans l’existentialité du Dasein en général comme pouvoir-être selon la guise de la sollicitude préoccupée. Mais en tant que souci, le Dasein est déterminé par la facticité et par l’échéance. Ouvert en son « Là », il se tient cooriginairement dans la vérité et la non-vérité 4. Or autant vaut justement « à [299] proprement parler » de la résolution comme vérité authentique. Elle s’approprie authentiquement la non-vérité. Le Dasein est à chaque fois déjà, et par suite il est peut-être de nouveau dans l’ir-résolution. Ce dernier titre exprime seulement le phénomène qui a été auparavant interprété comme être-livré à l’explicitation régnante du On. Le Dasein en tant que On-même est « porté » par l’équivoque d’entendement de la publicité, où personne ne se résout, et qui pourtant a toujours déjà tranché. La résolution veut dire : se-laisser-con-voquer hors de la perte dans le On. L’ir-résolution du On, néanmoins, demeure souveraine – à ceci près qu’elle ne peut plus entamer l’existence résolue. L’ir-résolution, en tant que contre-concept de la résolution comprise existentialement, ne désigne pas une propriété ontico-psychique, une charge d’inhibitions par exemple. Même la décision demeure assignée au On et à son monde. Comprendre cela appartient également à ce qu’elle ouvre, dans la mesure où la résolution est ce qui donne pour la première fois au Dasein sa translucidité authentique. Dans la résolution, il y va pour le Dasein de son pouvoir-être le plus propre, lequel, en tant que jeté, ne peut se projeter que vers des possibilités factices déterminées. La décision ne se soustrait pas à l’« effectivité », mais découvre pour la première fois le possible factice, et cela en s’en emparant de la manière dont elle le peut en tant que pouvoir-être le plus propre dans le On. La déterminité existentiale du Dasein résolu à chaque fois possible embrasse les moments constitutifs de ce phénomène existential – omis jusqu’ici – que nous appelons la situation.

Le terme situation (« être dans la situation de… ») connote une signification spatiale, que nous ne nous appliquerons pas à éliminer de son concept existential. Car cette signification ne s’attache pas moins au « Là » du Dasein. À l’être-au-monde appartient une spatialité propre, qui est caractérisée par les phénomènes de l’é-loignement et de l’orientation. Le Dasein « aménage » pour autant qu’il existe facticement 5. Mais la spatialité propre au Dasein, sur la base de laquelle l’existence se détermine à chaque fois son « site », se fonde dans la constitution de l’être-au-monde. Le constituant primaire de cette constitution est l’ouverture. De même que la spatialité du Là se fonde dans l’ouverture, de même la situation a ses fondations dans la résolution. La situation est le Là à chaque fois ouvert dans la résolution – le Là en tant que quoi l’étant existant est là. La situation n’est pas un cadre sous-la-main où le Dasein surviendrait, ou dans lequel il ne ferait que s’insérer. Sans commune mesure avec une combinaison sous-la-main de circonstances et de contingences survenantes, la situation [300] n’est que par et dans la résolution. C’est seulement autant qu’il est résolu pour le Là en tant que quoi le Soi-même a à être en existant, que peut s’ouvrir pour la première fois à lui tout caractère factice de tournure des circonstances. C’est à la résolution seulement que peut « é-choir » à partir du monde commun et ambiant ce que nous appelons des « accidents », des « oc-casions ».

Au On, au contraire, la situation est essentiellement refermée. Le On ne connaît que la « situation générale », il se perd dans les « occasions » prochaines, et il conteste le Dasein au nom de ce décompte des « contingences » qu’il prend – tout en méconnaissant celles-ci – pour la vraie conduite à tenir.

La résolution transporte l’être du Là dans l’existence de sa situation. Mais d’autre part, elle délimite la structure existentiale du pouvoir-être authentique attesté dans la conscience, du vouloir-avoir-conscience. En celui-ci, nous avons reconnu la compréhension adéquate de l’ad-vocation. Il devient donc tout à fait clair à partir de là que l’appel de la conscience, lorsqu’il con-voque au pouvoir-être, ne représente pas [au Dasein] un idéal d’existence vide, mais le pro-voque à la situation. Cette positivité existentiale de l’appel bien compris de la conscience permet en même temps d’apercevoir en quelle mesure la restriction de la tendance de l’appel à des endettements contractés ou potentiels méconnaît le caractère d’ouverture de la conscience et ne nous procure qu’en apparence la compréhension concrète de sa voix. L’interprétation existentiale de la compréhension de l’ad-vocation en tant que résolution dévoile la conscience comme ce mode d’être, renfermé dans le fondement du Dasein, où il se rend lui-même possible-en attestant son pouvoir-être le plus propre – son existence factice.

Ce phénomène que nous venons de dégager sous le nom de résolution ne saurait être en aucune manière confondu avec un « habitus » vide et une « velléité » indéterminée. Loin de se représenter d’abord, en en prenant connaissance, une situation, la résolution s’est déjà placée en elle. En tant que résolu, le Dasein agit déjà. Nous évitons sinon à dessein le terme d’« agir ». D’une part, en effet, il devrait à nouveau être compris de telle manière que l’activité embrasse en même temps la passivité de la résistance ; d’autre part, il favorise le contresens ontologico-existential selon lequel la résolution serait un comportement particulier du pouvoir pratique de l’homme par opposition à un pouvoir théorique. Mais le souci, en tant que sollicitude préoccupée, embrasse si originairement et totalement l’être du Dasein qu’il doit être toujours déjà présupposé en tant que totalité par cette division entre comportements théorique et pratique, et qu’il est exclu de le reconstruire en sens inverse à partir de tels pouvoirs, en appelant à l’aide une dialectique nécessairement sans fondement, parce [301] qu’existentialement infondée. La résolution est seulement l’authenticité, prise en souci dans le souci et possible comme souci, du souci lui-même.

Présenter les possibilités existentielles factices en leurs traits capitaux et leurs connexions, les interpréter en leur structure existentiale, cette tâche s’inscrit dans les cadres de l’anthropologie existentiale thématique 6. Par rapport à l’intention fondamental-ontologique de la présente recherche, la délimitation existentiale du pouvoir-être authentique attesté dans la conscience à partir du Dasein et pour le Dasein lui-même peut être considérée comme suffisante.

Avec l’élaboration de la résolution comme un se-projeter ré-ticent, prêt à l’angoisse, vers l’être-en-dette le plus propre, notre recherche est devenue capable de délimiter le sens ontologique de ce pouvoir-être-tout authentique du Dasein dont elle était en quête. Désormais, l’authenticité du Dasein n’est ni un titre vide, ni une idée fictive. Néanmoins, l’être pour la mort authentique que nous avons existentialement déduit en le manifestant comme pouvoir-être-tout authentique demeure encore un projet purement existential, auquel l’attestation propre du Dasein fait défaut. C’est seulement si celle-ci est trouvée que la recherche peut satisfaire à la tâche exigée par sa problématique, d’une mise en lumière d’un pouvoir-être-tout du Dasein existentialement confirmé et clarifié ; comme c’est seulement si cet étant est devenu phénoménalement accessible en son authenticité et totalité que la question du sens de l’être de cet étant à l’existence duquel appartient la compréhension de l’être en général aura atteint un sol ferme.

  1. Cf. supra, [§34->art41], p. [164[]
  2. Cf. supra, [§44->art54], p. [212] sq.) existentialement interprétée comme la vérité originaire. Celle-ci n’est primairement ni une qualité du « jugement » ni en général une qualité d’un comportement déterminé, mais un constituant essentiel de l’être-au-monde comme tel. La vérité doit être conçue comme un existential fondamental. La clarification ontologique de la proposition : « Le Dasein est dans la vérité » a manifesté l’ouverture originaire de cet étant comme vérité de l’existence et renvoyé, pour sa détermination plus précise, à l’analyse de l’authenticité du Dasein [[Cf. supra, p. [221[]
  3. Cf. supra, [§18->art25], p. [83] sq.[]
  4. Cf. supra, [§44->art54], p. [222].[]
  5. Cf. supra, [§23->art30] et [24->art31], p. [104] sq.[]
  6. C’est K. JASPERS qui a pour la première fois expressément saisi et exécuté, dans le sens de cette problématique, la tâche d’une doctrine des visions du monde : cf. sa Psychologie der Weltanschauungen (NT: Psychologie des visions du monde), 3ème éd., 1925. « Ce qu’est l’homme » y est questionné et déterminé à partir de ce qu’il peut essentiellement être (cf. l’avant-propos à la 1ère édition), ce qui ne manifeste que mieux la signification ontologico-existentiale fondamentale du concept de « situations-limites ». La tendance philosophique de la « psychologie des visions du monde » est au contraire totalement méconnue lorsque l’on veut ne se « servir » d’elle que comme d’une simple compilation de « types de visions du monde ». (NT: Cf. la note de l’auteur, supra, p. [249], n. 1.)[]