Être et temps : § 25. L’amorçage de la question existentiale du qui du Dasein.

Chapitre IV

Si l’analyse de la mondanéité du monde n’a cessé de porter sous le regard le phénomène total de l’être-au-monde, il s’en faut que tous ses moments constitutifs se soient alors dégagés avec la même netteté phénoménale que le phénomène du monde lui-même. Il convenait cependant de commencer, comme on l’a fait, par interpréter ontologiquement le monde en traversant d’abord l’à-portée-de-la-main intramondain. En effet, le Dasein considéré en sa quotidienneté — et c’est en tant que tel qu’il constitue notre thème constant — n’est pas seulement en général en un monde, mais il se rapporte au monde selon une modalité prépondérante : de prime abord et le plus souvent, il est capté par son monde. Ce mode d’être de l’identification au monde et l’être-à en général qui lui est radical, voilà ce qui détermine [114] essentiellement le phénomène auquel nous nous attacherons désormais en posant cette question : qui le Dasein, dans la quotidienneté, est-il donc ? Toutes les structures d’être du Dasein, donc également le phénomène qui répond à cette question « qui » ? sont des guises de son être. Leur caractéristique ontologique est existentiale. Par suite, il est besoin de poser convenablement la question, et de pré-tracer le chemin par lequel puisse être pris en vue un domaine phénoménal plus vaste de la quotidienneté du Dasein. Ces recherches dans la direction du phénomène susceptible de répondre à la question du qui ? conduisent à des structures du Dasein qui sont cooriginaires de l’être-au-monde : l’être-avec et l’être-Là-avec. C’est dans ce mode d’être que se fonde le mode de l’être-Soi-même quotidien dont l’explication rend visible ce que nous sommes en droit d’appeler le « sujet » de la quotidienneté : le On. Le présent chapitre sur le « qui » du Dasein médiocre s’articulera donc comme suit : 1. l’amorçage de la question existentiale du qui du Dasein (§25) ; 2. l’être-Là-avec des autres et l’être-avec quotidien ([§26->ET26]) ; 3. l’être-Soi-même quotidien et le On ([§27->ET27]).

§25

En apparence, nos indications formelles au sujet des déterminités fondamentales du Dasein ([cf. §9->ET9]) ont déjà fourni la réponse à la question de savoir qui cet étant (le Dasein) est à chaque fois. Le Dasein est un étant que je suis à chaque fois moi-même, son être est mien. Cette détermination indique une constitution ontologique, mais elle ne fait pas plus. Elle contient en même temps l’indication ontique – au demeurant grossière – selon laquelle c’est à chaque fois un Je qui est cet étant, et non pas autrui. La question qui ? puise sa réponse dans le Je lui-même, dans le « sujet », le « Soi-même ». Le qui est ce qui se maintient identique dans le changement des comportements et des vécus, et qui se rapporte alors à cette multiplicité. Ontologiquement, nous le comprenons comme ce qui est à fois, déjà et constamment sous-la-main dans et pour une région close – comme ce qui gît au fond en un sens éminent : subjectum. Celui-ci, en tant qu’il reste même dans une altérité multiple, a le caractère du Soi-même. On peut bien récuser l’idée de substance de l’âme, de la choséité de la conscience ou d’objectivité de la personne, il n’en reste pas moins que, du point de vue ontologique, l’on continue de poser quelque chose dont l’être conserve explicitement ou non le sens de l’être-sous-la-main. La substantialité, tel est le fil conducteur ontologique de la détermination de l’étant à partir duquel la question du qui ? reçoit réponse. Tacitement, le [115] Dasein est d’emblée conçu comme sous-la-main ; à tout le moins l’indétermination de son être implique-t-elle toujours ce sens d’être. Et pourtant, l’être-sous-la-main est le mode d’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein.

L’« évidence » ontique de cet énoncé : c’est moi qui à chaque fois suis le Dasein, ne doit pas créer l’illusion que la voie d’une interprétation ontologique de cette « donnée » se trouverait du même coup univoquement tracée. Car la question demeure même entière de savoir si la seule teneur ontique de l’énoncé en question restitue adéquatement la réalité phénoménale du Dasein quotidien, et il se pourrait bien, au contraire, que je ne sois justement pas moi-même le qui du Dasein quotidien.

Veut-on que, dans la formation des énoncés ontico-ontologiques sur le Dasein, la mise en lumière phénoménale du mode d’être de cet étant garde la primauté même sur les réponses les plus « évidentes » et les plus courantes, et sur les problématisations qui en proviennent ? Dans ce cas, l’interprétation phénoménologique du Dasein doit se préserver, spécialement par rapport à la question que nous avons à poser maintenant, d’une inversion de la problématique.

N’est-il pas, cependant, contraire à toutes les règles d’une saine méthode de refuser de donner pour point de départ à une problématique les données évidentes de son domaine thématique ? Et que peut-il y avoir de plus indubitable que la donation du Moi ? Plus encore, cette donnée première ne prescrit-elle pas d’elle-même à toute tentative de l’élaborer originairement de faire avant tout abstraction de tout le reste du « donné », non seulement d’un « monde » existant, mais encore de l’être d’autres « Moi » ? Nous répondons : il est bien possible en effet que ce que donne ce mode de donation, à savoir l’accueil pur et simple, formel, réflexif du « Moi », soit évident ; et il est non moins vrai qu’une telle aperception ouvre l’accès à une problématique phénoménologique spécifique qui, sous le titre de « phénoménologie formelle de la conscience », possède sa signification architectonique fondamentale.

[Cependant], dans le cadre présent d’une analytique existentiale du Dasein factice, la question s’élève de savoir si la guise citée de donation du Moi ouvre – à supposer qu’en général elle l’ouvre – le Dasein en sa quotidienneté. Est-il en effet « évident » a priori que l’accès au Dasein doive prendre la forme de cette réflexion purement accueillante qui réfléchit des actes sur le Moi ? Et si au contraire ce mode d’« autodonation » représentait pour l’analytique existentiale une séduction, certes fondée dans l’être du Dasein lui-même ? Peut-être le Dasein, dans son interpellation première de lui-même, dit-il toujours : c’est moi et le dit-il même le plus vigoureusement lorsqu’il « n’ » est « pas » cet étant ? Précisément : si la constitution du Dasein, selon laquelle il est toujours mien, était la raison même pour laquelle le Dasein, de prime abord et le plus souvent, n’est pas lui-même ? Si l’analytique existentiale, [116] en prenant le point de départ cité dans la donation du Moi, tombait pour ainsi dire dans les rets du Dasein et de l’interprétation immédiate de lui-même à laquelle lui-même cède ? S’il devait nous apparaître que l’horizon ontologique pour la détermination de l’étant accessible dans une pure et simple donation demeure foncièrement indéterminé ? Sans doute l’on peut toujours dire ontiquement avec une certaine légitimité de cet étant que « je » le suis. Et pourtant, l’analytique ontologique qui fait usage de tels énoncés doit les soumettre à des réserves fondamentales. Le « Moi » ne peut être compris qu’au sens d’une indication formelle non contraignante de quelque chose qui, pour peu qu’on le rétablisse dans le contexte phénoménal d’être où il prend place à chaque fois, est peut-être appelé à se dévoiler comme son « contraire ». Un « non-Moi », dans ce cas, ne signifiera pas un étant essentiellement dépourvu de l’« égoité », mais un mode déterminé de l’être du « Moi » lui-même – la perte de soi, par exemple.

Du reste, même l’interprétation positive du Dasein qui a été donnée jusqu’ici interdit de partir de la donation formelle du Moi pour apporter une, réponse phénoménalement satisfaisante à la question du qui ? En effet, la clarification de l’être-au-monde a montré que ce qui « est » de prime abord n’est point un simple sujet sans monde, et que rien de tel n’est non plus jamais donné. Et en fin de compte, tout aussi peu est donné de prime abord un Moi isolé sans les autres 1 Or si « les autres » sont à chaque fois là avec dans l’être-au-monde, alors cette constatation phénoménale ne doit pas non plus conduire à considérer que la structure ontologique de ce « donné » aille de soi et puisse se passer de tout examen. La tâche est bien plutôt de rendre phénoménalement visible et d’interpréter de manière ontologiquement adéquate le mode de cet être-Là-avec dans la quotidienneté prochaine.

De même que l’« évidence » antique de l’être-en-soi de l’étant intramondain engendre la conviction de l’« évidence » ontologique du sens de cet être et contribue à faire manquer le phénomène du monde, de même l’« évidence » ontique selon laquelle le Dasein est à chaque fois mien contient en elle-même une possible séduction de la problématique ontologique la concernant. De prime abord le qui du Dasein n’est pas seulement un problème ontologiquement, mais encore il demeure ontiquement recouvert. [117] Est-ce à dire cependant que la résolution analytico-existentiale de la question du qui ? soit absolument dépourvue de fil conducteur ? Nullement. Et du reste, entre les indications formelles données plus haut ([§9->ET9] et [12->ET12]) sur la constitution d’être du Dasein, ce qui fonctionne comme tel n’est pas tant la détermination discutée à l’instant que celle selon laquelle l’« essence » du Dasein se fonde dans son existence. Si le « Je » est une déterminité essentielle du Dasein, alors il doit être interprété existentialement. La question qui ? ne peut recevoir de réponse que de la mise en lumière phénoménale d’un mode d’être déterminé du Dasein. Si le Dasein n’est à chaque fois son Soi-même qu’en existant, le « maintien » du Soi-même exige – tout de même que sa « perte d’autonomie » possible – un questionnement existential-ontologique ; telle est l’unique voie d’accès adéquate à sa problématique.

Cependant, s’il « n’ » est possible de concevoir le Soi-même « que » comme une guise de l’être de cet étant, cela ne ressemble-t-il pas à une volatilisation de ce qui constitue le véritable « noyau » du Dasein ? En fait, de telles craintes ne se nourrissent que du préjugé pervers selon lequel l’étant en question, sans présenter la massivité d’une chose corporelle survenante, aurait quand même au fond le mode d’être d’un sous-la-main. Seulement, la « substance » de l’homme n’est point l’esprit comme synthèse de l’âme et du corps, mais l’existence.

  1. Cf. Les analyses phénoménologiques de M. SCHELER, Zur Phänomenologie und Theorie der Sympathiegefühle, 1913, appendice, p. 118 sq. ; et aussi la seconde édition, intitulée Wesen und Formen der Sympathie, 1923, p. 244 sq. (NT: trad. M. Lefebvre, 1928)[]