Edith Stein (1987:) – Les contrastes Husserl-Scheler et Husserl-Heidegger

c) Le contraste Husserl-Scheler

Je disais de Husserl que son travail sur les problèmes logiques particuliers lui permit de reconnaître la portée de la méthode mise en œuvre, bien au-delà du domaine d’application immédiat. Cela l’obligea d’élaborer cette méthode pour elle-même et de lui assurer des assises solides. La phénoménologie devait être une science fondamentale. Si elle devait examiner les présupposés de toutes les autres sciences, et même des expériences préscientifiques, elle ne pouvait supposer définitivement établi aucun résultat des sciences positives, ni ne pouvait sans autre faire usage de l’expérience.

Pour trouver un point de départ absolument certain, Husserl recourut à un doute comparable à celui de saint Augustin et de Descartes : il n’est pas nécessaire que ce que je pense soit vrai, il n’est pas nécessaire qu’existe ce que je perçois : tout peut s’avérer n’être qu’erreur, rêve, tromperie ; mais je ne peux pas mettre en doute le fait que je pense, perçois, etc., ni que moi qui pense, qui sens, qui doute, je suis là. Là j’ai, sans aucun doute possible, des faits absolument certains.

La nouveauté décisive, chez Husserl, c’est qu’il n’en reste pas au fait d’un cogito singulier, mais qu’il découvre tout le domaine de la conscience comme un domaine de certitudes indubitables et qu’il en fait le champ de recherche de la phénoménologie. Et comme à chaque je pense, je perçois, je veux, etc. appartient comme tel un pensé, un perçu, un voulu, comme le phénomène de l’arbre perçu est aussi indubitable que la perception (10) elle-même, même si l’arbre perçu n’existait pas, tout le monde d’objets que, dans ses actes, le Moi a pour vis-à-vis appartient au domaine de recherche de la phénoménologie. On montre que toute la vie-du-moi consciente peut être analysée du point de vue de généralités essentielles, qu’il y a des lois rigoureuses selon lesquelles les actes succèdent nécessairement aux actes, et que dans de telles connexions d’actes se construit un monde objectif pour le moi qui y vit.

Cette construction du monde pour le moi qui vit dans ses actes et qui peut les analyser réflexivement, Husserl l’appelle constitution. L’analyse de ce qu’il appelle la conscience transcendantale, c’est-à-dire cette sphère d’êtres indubitables qu’a révélée le doute radical, est à son sens la tâche de la phénoménologie transcendantale, qui n’est autre que la science fondamentale. Comme pour le Moi pur l’ensemble du monde des objets se constitue dans ses actes, seule l’analyse de ces actes constituants peut en définitive mettre en lumière la structure du mondes des objets ; elle seule peut mettre en évidence le sens propre de la connaissance, de l’expérience, de la raison, etc.).

(11) La mise au jour de la sphère de la conscience et de la problématique de la constitution est certainement l’un des plus importants apports de Husserl, aujourd’hui encore insuffisamment reconnu. Ce qui a provoqué la réaction de ses propres amis et disciples est une conséquence — à notre avis non nécessaire — qu’il tira du fait de la constitution : s’il résulte nécessairement de certains processus de conscience réguliers que soit « donné » au sujet un monde d’objets, alors être objectif, par exemple l’existence du monde sensible, ne signifie pas autre chose que être donné pour une conscience de tel ou tel genre, plus précisément : pour une pluralité de sujets qui sont entre eux en relation de réciprocité et d’échange d’expérience. (La signification de la compréhension réciproque intersubjective pour la constitution du monde de l’expérience n’a été explicitée que dans son dernier ouvrage 1. Cette interprétation de la constitution est appelée idéalisme transcendantal. Elle est apparue comme un retour au kantisme, comme un abandon du retour à l’objet considéré comme l’apport essentiel de Husserl, ainsi que de cette ontologie, c’est-à-dire l’analyse de la construction essentielle du monde des objets, dans laquelle Scheler et les « husserliens » de Göttingen qui lui étaient proches, voyaient leur tâche et un champ de recherche où ils avaient déjà fait du bon travail. Aussi se sont-ils séparés de Husserl sur ce point, alors même qu’il reconnaissait leur manière de travailler et savait, de son point de vue, où les placer.

Scheler a considérablement enrichi les domaines de l’éthique, de la philosophie de la religion et de la sociologie philosophique où il a fait, dans un esprit de pure objectivité, des analyses fondamentales faisant pleinement confiance à la puissance de la vision des essences ; l’idée de la soumettre à une analyse critique ne (12) l’effleurait pas — il a le plus violemment de tous les phénoménologues pris parti contre l’attitude critique comme disposition d’esprit fondamentale. Ceci s’accordait à sa conception religieuse qui exigeait même du philosophe qu’il ait sur le monde de Dieu un regard d’enfant ingénu. Mais cela correspondait également à sa personnalité : il n’avait pas dans la recherche la sobriété d’un Husserl et il rejetait la conception de la philosophie comme science rigoureuse. On peut ainsi comprendre qu’il ait refusé non seulement l’idéalisme transcendantal, mais encore l’ensemble de la problématique de la constitution.

d) Le contraste Husserl-Heidegger

Pour voir où Heidegger se sépare de Husserl, il convient de compléter la présentation de la phénoménologie de Husserl. Avec le doute radical, il n’y a pas que le monde extérieur qui soit « réduit » comme dubitable ; même ce que je sais sur moi-même ne résiste pas, en grande partie, à l’épreuve : ce que d’autres et ce que moi-même pensent de mes qualités et de mes capacités peut être erroné ; çg dont je me souviens peut n’être qu’illusion. Ainsi Husserl ne conserve-t-il comme indubitable que ce qu’il appelle le Moi pur : le pur sujet des actes, sans propriétés humaines. La personne propre, avec ses qualités, son destin, etc., appartient, comme les autres personnes, au monde qui se constitue dans certains actes du sujet pur.

Pour Heidegger, un peu comme pour Scheler, ce qui caractérise sa philosophie est la volonté de comprendre la vie et la situation de l’homme dans la vie. Il se distancie pourtant de Scheler et se rapproche de Husserl en ce qu’il ne cherche pas seulement à investiguer l’essence des choses en se donnant à elles dans un oubli total de soi, mais qu’il prend pour discipline philosophique fondamentale l’analyse du Dasein 2, c’est-à-dire dans un langage plus usuel : du moi ou du sujet qui se distingue de tout ce qui est par ce qu’tï est là pour soi. Il appartient inévitablement au Dasein d’être au monde. Et selon cette conception, (13) ce n’est qu’à partir de l’analyse du Dasein que l’on peut découvrir le sens de être et le sens de monde, et ce n’est qu’à partir de là que les questions philosophiques portant sur les principes peuvent être posées sous une forme adéquate à leur objet.

Ce qui ici s’appelle Dasein n’est pas le Moi pur de Husserl. On pourrait dire : c’est l’homme tel qu’il se trouve dans l’existence. Encore ne faut-il pas entendre par « homme » l’espèce qu’étudie l’anthropologie empirique, ni non plus l’homme dont parlent l’histoire et les autres sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften), mais précisément le « jeté dans l’existence », qui se trouve là ; et jeté dans l’existence il se trouve situé dans la durée du temps, venant d’un passé obscur et vivant vers un avenir que, dans certaines limites, il peut et doit projeter lui-même, mais qui lui aussi, en dernière analyse, est obscur. C’est pourquoi, selon Heidegger, cet être qui vient de l’obscur et qui s’enfonce dans l’obscur, est inexorablement marqué par le souci. Ce ne sont là que quelques rapides allusions sur la philosophie de l’être de Heidegger, que son important ouvrage Sein und Zeit a fait connaître dans un large public. On les complétera lorsqu’il sera question de la conception du monde qui accompagne cette philosophie 3.

  1. Méditations cartésiennes.[]
  2. Ce terme dit à la fois existence et être-là.[]
  3. Cf. infra, chap. VI, « La philosophie existentiale de Martin Heidegger ».[]