Les existentiaux fondamentaux qui constituent l’être du Là, l’ouverture de l’être-au-monde, sont l’affection et le comprendre. Le comprendre abrite en soi la possibilité de l’explicitation, c’est-à-dire de l’appropriation du compris. L’affection, étant cooriginaire avec le comprendre, se tient dans une certaine compréhension, et il lui correspond tout aussi bien une certaine explicitabilité. Avec l’énoncé, nous avons mis en évidence un dérivé extrême de l’explicitation. La clarification du troisième sens de l’énoncé : la communication (prononcement), nous a conduit au concept du dire et du parler, qui avait jusque là été laissé - et certes intentionnellement - de côté. Que la parole ne devienne que maintenant notre thème, cela doit indiquer que ce phénomène a ses racines dans la constitution existentiale de l’ouverture du Dasein. Le fondement ontologico-existential de la parole est le parler. De ce [161] phénomène, nous avons déjà fait un constant usage au cours de nos interprétations de l’affection, du comprendre, de l’explicitation et de l’énoncé, et pourtant, nous l’avons en même temps pour ainsi dire, soustrait à l’analyse thématique.
Le parler est existentialement cooriginaire avec l’affection et le comprendre. La compréhensivité, même antérieurement à l’explicitation appropriante, est toujours déjà articulée. Le parler est l’articulation de la compréhensivité. Il est donc déjà fondamental à l’explicitation et à l’énoncé. Ce qui est articulable dans l’explicitation, donc déjà plus originairement dans le parler, nous l’appelons le sens. Ce qui est comme tel articulé dans l’articulation proprement parlante, nous l’appelons le tout de signification. Celui-ci peut être analysé en significations. Les significations, en tant que ce qui est articulé dans l’articulable, sont toujours signifiantes. Si le parler, l’articulation de la compréhensivité du Là, est un existential originaire de l’ouverture, et si celle-ci est primairement constituée par l’être-au-monde, alors le parler doit lui aussi avoir essentiellement un mode d’être spécifiquement mondain. La compréhensivité affectée de l’être-au-monde s’ex-prime [1] comme parler. Le tout de signification de la compréhensivité vient à la parole. Aux significations, des mots s’attachent, ce qui ne veut pourtant pas dire que des choses-mots soient pourvues de significations.
L’être-ex-primé du parler est la parole. Cette totalité de mots où le parler a un être « mondain » propre devient alors, en tant qu’étant intramondain, trouvable comme un à-portée-de-la-main. La langue peut être morcelée en choses-mots sous-la-main. Le parler est existentialement langue, parce que l’étant dont elle articule significativement l’ouverture a le mode d’être de l’être-au-monde jeté, assigné au « monde ».
En tant que constitution existentiale de l’ouverture du Dasein, le parler est constitutif de son existence. À la parole en tant que parler (redenden Sprechen) appartiennent à titre de possibilités l’entendre et le faire-silence. C’est dans ces phénomènes que la fonction constitutive du parler pour l’existentialité de l’existence achève de se manifester complètement. Mais pour l’instant, il nous incombe de dégager la structure du parler en tant que tel.
Le parler est l’articulation « signifiante » de la compréhensivité de l’être-au-monde auquel l’être-avec appartient et qui se tient à chaque fois en une guise déterminée de l’être-l’un-avec-l’autre préoccupé. Celui-ci est parlant en ce sens qu’il acquiesce, décline, requiert, avertit - en tant qu’il débat, confère, intercède - en tant encore qu’il dépose et parle au sens précis du « discours ». Le parler est parler sur… Le ce-sur-quoi du parler n’a pas nécessairement, et même le plus souvent il n’a pas le caractère du thème d’un énoncé [162] déterminant. Même un commandement porte sur…, même un souhait a son ce-sur-quoi, même l’intercession n’en est pas dépourvue. Le parler a nécessairement ce moment structurel parce qu’il co-constitue l’ouverture de l’être-au-monde, et ainsi parce qu’il est préformé en sa structure propre par cette constitution fondamentale du Dasein. Ce dont il est parlé dans le parler est toujours « abordé » par lui d’un certain point de vue et dans certaines limites. Dans tout parler, il y a un parlé comme tel, à savoir le dit comme tel de tout souhait, de toute question, de tout débat sur… C’est en lui que le parler se partage (communique).
Le phénomène de la communication doit, ainsi qu’il a déjà été indiqué dans l’analyse [de l’énoncé], être compris en un sens ontologiquement large. Une « communication » énonciative, un « communiqué » par exemple, est un cas particulier de la communication saisie existentialement de manière fondamentale. C’est en celle-ci que se constitue l’articulation de l’être-l’un-avec-l’autre compréhensif. C’est elle qui accomplit le « partage » de la co-affection et de la compréhension de l’être-avec. La communication n’est jamais quelque chose de tel qu’un transport de vécus, d’opinions et de souhaits, par exemple, de l’intériorité d’un sujet à celle d’un autre. L’être-Là-avec est essentiellement déjà manifeste dans la co-affection et dans la co-compréhension. L’être-avec, dans le parler, est « expressément » partagé, c’est-à-dire qu’il est déjà, alors même que, non partagé, il n’est point saisi ni approprié.
Tout parler sur… qui communique en son parlé, a en même temps le caractère du s’ex-primer. Parlant, le Dasein s’ex-prime, non point parce qu’il est d’abord un « intérieur » séparé de l’extérieur, mais parce que, comprenant en tant qu’être-au-monde, il est déjà « dehors ». L’ex-primé est justement l’être-dehors, c’est-à-dire la modalité à chaque fois présente de l’affection (de la tonalité), dont il a été montré qu’elle concerne la pleine ouverture de l’être-à. L’index linguistique de cette annonce de l’être-à affecté inhérente au parler se trouve dans l’intonation, la modulation, le tempo du parler, dans « la manière de parler ». La communication des possibilités existentiales de l’affection, autrement dit l’ouvrir de l’existence peut devenir le but autonome du parler « poétique ».
Le parler est l’articulation significative de la compréhensivité affectée de l’être-au-monde. Lui appartiennent, à titre des moments constitutifs : le ce-sur-quoi du parler (ce dont il est parlé), le parlé comme tel, la communication et l’annonce. Ce ne sont pas là des propriétés qui se laisseraient simplement collecter de manière empirique dans la langue, mais des [163] caractères existentiaux enracinés dans la constitution d’être du Dasein, qui seuls rendent ontologiquement possible quelque chose comme de la parole. Il se peut que, dans la configuration linguistique factice d’un parler déterminé, tel ou tel de ces moments fasse défaut ou passe inaperçu. Que souvent ils ne viennent pas « littéralement » à l’expression, cela est seulement le signe d’un type déterminé du parler qui, pour autant qu’il est, n’en doit pas moins d’être à chaque fois présent dans la totalité des structures qu’on a nommées.
Les tentatives pour saisir l’« essence du langage » se sont toujours orientées sur l’un ou l’autre de ces moments, de telle sorte qu’elles ont conçu la langue au fil conducteur de l’idée d’« expression », de « forme symbolique », de communication comme « énonciation », de l’« annonce » de vécus ou de la « configuration » de la vie. Précisons cependant que l’on ne s’approcherait pas davantage d’une définition pleinement satisfaisante de la parole en voulant recoller de manière syncrétiste tous ces divers éléments déterminatifs. L’essentiel demeure d’élaborer préalablement le tout ontologico-existential de la structure du parler sur la base de l’analytique du Dasein.
Rien ne manifeste mieux la connexion du parler avec le comprendre et la compréhensivité que cette possibilité existentiale qui appartient au parler lui-même : l’entendre. Il n’est nullement fortuit que nous disions, lorsque nous n’avons pas « bien » entendu, que nous n’avons pas « compris ». L’entendre est constitutif du parler, et, de même que l’ébruitement linguistique se fonde dans le parler, la perception acoustique se fonde dans l’entendre. Le fait de prêter l’oreille à…, d’avoir des oreilles pour…, est l’être-ouvert existential du Dasein en tant qu’être-avec envers les autres. L’entendre constitue même l’être-ouvert primaire et authentique du Dasein pour son pouvoir-être le plus propre, en tant qu’entente de la voix de l’ami que tout Dasein porte avec soi. Le Dasein entend parce qu’il comprend. En tant qu’être-au-monde compréhensif avec autrui, il est « obédient » à l’être-Là-avec et à lui-même, et c’est en cette obédience que se fonde pour lui toute appartenance. Cette entente mutuelle où se configure l’être-avec présente les guises possibles de l’obéissance (« écouter »), de l’accompagnement, ou les modes privatifs du « refus d’entendre », de la résistance, du défi, de l’aversion.
C’est sur la base de ce pouvoir-entendre existentialement primaire qu’est possible quelque chose comme l’écouter, lequel est lui-même phénoménalement encore plus originaire que ce que l’on détermine « d’abord » en psychologie comme étant l’« ouïr », à savoir la perception de sons. L’écouter a lui aussi le mode d’être de l’entendre compréhensif. « De prime abord », nous n’entendons jamais des bruits et des complexes sonores, mais toujours la voiture qui grince ou la motocyclette. Ce qu’on entend, c’est la colonne en marche, le vent du nord, le pivert qui frappe, le feu qui crépite.
En revanche, il est déjà besoin d’une attitude fort artificielle et compliquée pour [164] « entendre » un « pur bruit ». Mais que nous entendions de prime abord des motocyclettes et des voitures, c’est la preuve phénoménale que le Dasein en tant qu’être-au-monde séjourne à chaque fois déjà auprès de l’à-portée-de-la-main intramondain, et non pas d’abord auprès de « sensations » dont le « fouillis » devrait être préalablement mis en forme pour confectionner le tremplin permettant au sujet d’atteindre enfin un « monde ». En tant qu’essentiellement compréhensif, le Dasein est de prime abord auprès de ce qu’il comprend.
Même dans une écoute expresse du parler d’autrui, ce que nous comprenons d’abord, c’est le dit - ou plus exactement nous sommes d’entrée de jeu déjà avec autrui auprès de l’étant dont il est question. En revanche, nous n’entendons d’abord rien de tel que l’ex-primé de l’ébruitement. Même lorsque le parler d’autrui est peu clair, même lorsque sa langue nous est étrangère, nous entendons d’abord des mots inintelligibles, et non pas une multiplicité de data sonores.
Dans l’entendre « naturel » du ce-sur-quoi du parler, nous pouvons d’ailleurs en même temps prêter l’oreille au mode de l’être-dit, à la « diction », toutefois ce n’est que dans une co-compréhension préalable de ce dont il est parlé; car ainsi seulement s’offre la possibilité d’apprécier le comment de l’être-dit en son adéquation au ce-sur-quoi thématique du parler.
De même, le contre-parler en tant que réponse résulte d’abord directement du comprendre du ce-sur-quoi, déjà « partagé » dans l’être-avec, du parler.
C’est seulement lorsqu’est donnée la possibilité existentiale du parler et de l’entendre que quelqu’un peut écouter. Celui qui « ne peut pas entendre » et « doit sentir », celui-là est peut-être tout à fait capable - et par le fait même - d’écouter. L’entendre-sans-plus-alentour est une privation du comprendre qui entend. Parler et entendre se fondent dans le comprendre. Celui-ci ne provient ni d’une abondance de parler, ni de l’affairement de l’entendre-aux-alentours. Seul celui qui comprend déjà peut prêter écoute.
Ce n’est pas sur un autre fondement existential que repose une deuxième possibilité essentielle du parler, le faire-silence Celui qui fait-silence dans l’être-l’un-avec-l’autre peut « donner » plus véritablement à « comprendre », autrement dit mieux configurer la compréhension que celui qui ne se défait jamais de la parole. Une abondance de paroles sur quelque chose ne donne jamais la moindre garantie que la compréhension s’en trouvera accrue. Au contraire : la discussion intarissable recouvre le compris et le porte à la clarté apparente, c’est-à-dire à l’in-compréhensibilité du trivial. En revanche, faire-silence ne veut pas dire être muet. Le muet a au contraire tendance à « parler ». Non seulement un muet n’a pas encore prouvé qu’il peut faire-silence, mais il lui manque même toute possibilité de le [165] prouver. De même, celui qui est naturellement accoutumé à parler peu ne montre pas davantage que le muet qu’il fait-silence et peut faire-silence. Qui ne dit jamais rien n’est pas non plus capable, dans un instant donné, de faire-silence. C’est seulement dans le parler véritable qu’un faire-silence authentique devient possible. Pour pouvoir faire-silence, le Dasein doit avoir quelque chose à dire, c’est-à-dire disposer d’une résolution authentique et riche de lui-même. C’est alors que le silence manifeste, et brise le « bavardage ». Le silence en tant que mode du parler articule si originairement la compréhensivité du Dasein que c’est de lui que provient le véritable pouvoir-entendre et l’être-l’un-avec-l’autre translucide.
S’il est vrai que le parler est constitutif de l’être du Là, c’est-à-dire de l’affection et du comprendre, et aussi que Dasein veut dire : être-au-monde, le Dasein comme être-à parlant s’est toujours déjà ex-primé. Le Dasein a la parole. Est-ce un hasard si les Grecs, dont l’exister quotidien s’était transporté de manière prépondérante dans le parler-l’un-avec-l’autre, et qui n’en avaient pas moins « des yeux pour voir », déterminèrent l’essence de l’homme, dans leur interprétation tant pré-philosophique que philosophique du Dasein, comme zoon logon echon ? L’interprétation postérieure de cette définition de l’homme au sens de l’animal rationale, de l’« être vivant raisonnable », n’est certes point « fausse », mais elle recouvre le sol phénoménal où cette définition du Dasein avait été puisée. L’homme se montre comme un étant qui parle. Cela ne signifie pas qu’il a en propre la possibilité de l’ébruitement vocal, mais que cet étant est selon la guise de la découverte du monde et du Dasein lui-même. Les Grecs n’ont pas de mot pour la Sprache (parole, langue), ils comprirent « de prime abord » ce phénomène au sens du parler. Toutefois, comme c’est le logos, lui-même interprété surtout comme énoncé, qui vint sous le regard pour la méditation philosophique, l’élaboration des structures fondamentales des formes et des éléments du parler s’accomplit au fil conducteur de ce logos. La grammaire chercha ses fondements dans la « logique » de ce logos. Mais celle-ci se fonde dans l’ontologie du sous-la-main. La donnée fondamentale, passée dans la linguistique postérieure, et encore absolument décisive aujourd’hui, des « catégories de significations » est orientée sur le parler comme énoncé. Si l’on prend en revanche ce phénomène dans toute l’originarité et l’ampleur fondamentales d’un existential, alors il résulte de là la nécessité d’un déplacement de la science du langage sur des fondements ontologiquement plus originaires. La tâche de libérer la grammaire de la logique requiert préalablement une compréhension positive des structures fondamentales [166] aprioriques du parler en général en tant qu’existential, elle ne saurait être exécutée après coup au moyen d’améliorations et de compléments apportés à la tradition. Dans cette perspective, il s’impose de s’enquérir des formes fondamentales d’une articulation significative possible du compréhensible en général, et non pas seulement de l’étant intramondain tel qu’il est connu dans une considération théorique et exprimé dans des propositions. La doctrine de la signification ne saurait résulter spontanément d’une comparaison, si vaste soit-elle, de langues aussi nombreuses et éloignées que possible ; et pas davantage ne suffit-il, pour la constituer, de faire sien par exemple l’horizon philosophique à l’intérieur duquel W.v. Humboldt a posé le problème de la langue. La doctrine de la signification est enracinée dans l’ontologie du Dasein. Sa promotion ou son dépérissement dépendent des destinées de celle-ci [2].
En fin de compte, la recherche philosophique doit se résoudre à demander une bonne fois quel mode d’être échoit à la parole. Est-elle un outil à-portée-de-la-main à l’intérieur du monde, ou bien a-t-elle le mode d’être du Dasein - ou ni l’un, ni l’autre ? Quelle modalité l’être de la langue a-t-il pour que celle-ci puisse être « morte » ? Qu’est-ce que cela signifie ontologiquement que la croissance et la décomposition d’une langue ? Nous possédons une science de la langue, et pourtant l’être de l’étant qu’elle prend pour thème reste obscur ; plus encore : l’horizon d’un questionnement possible à son sujet est voilé. Est-ce l’effet du hasard si les significations, de prime abord et le plus souvent, sont « mondaines », si elles sont pré-dessinées par la significativité du monde, et même souvent plus spécialement « spatiales », ou bien ce « fait » possède-t-il, et pourquoi, une nécessité ontologico-existentiale ? La recherche philosophique devra ici renoncer à une « philosophie du langage » pour s’enquérir des « choses mêmes », et se mettre ainsi dans l’état d’une problématique conceptuellement clarifiée.
La présente interprétation de la parole s’assignait simplement pour tâche de mettre en évidence le « lieu » ontologique de ce phénomène à l’intérieur de la constitution d’être du Dasein, et, avant tout, de préparer l’analyse suivante qui, au fil conducteur [d’une détermination] du mode d’être fondamental du parler dans sa connexion avec d’autres phénomènes, tentera de porter ontologiquement la quotidienneté du Dasein sous un regard plus originaire.