Être et temps : § 56. Le caractère d’appel de la conscience.

Au parler appartient ce-sur-quoi il est discuté. Le parler apporte une révélation sur quelque chose, et cela d’un point de vue déterminé. C’est dans ce qui est ainsi discuté qu’il puise ce qu’à chaque fois il dit en tant que parler – le parlé comme tel. Dans le parler comme communication, ce parlé devient accessible à l’être-Là-avec d’autrui, le plus souvent moyennant l’ébruitement dans la parole.

Or qu’est-ce donc qui, dans l’appel de la conscience, est le discuté, c’est-à-dire l’ad-voqué ? Manifestement, le Dasein lui-même. Cette réponse, cependant, est aussi indéterminée qu’incontestable. Car si l’appel avait un but aussi vague, il ne demeurerait tout au plus pour le Dasein qu’une incitation à prêter attention à soi. Seulement, il appartient essentiellement au Dasein d’être ouvert à lui-même avec l’ouverture de son monde, de telle manière qu’il se comprend toujours déjà. L’appel atteint le Dasein dans ce se-comprendre-toujours-déjà quotidiennement et médiocrement préoccupé. C’est le On-même de l’être-avec préoccupé avec autrui qui est atteint par l’appel.

Et vers quoi est-il ad-voqué ? Vers le Soi-même propre, autrement dit : non pas vers ce [273] que le Dasein, dans l’être-l’un-avec-l’autre public, vaut, peut, pourvoit, ni même vers ce qu’il a saisi, ce à quoi il s’est engagé, ce par quoi il s’est laissé prendre. Dans une telle ad-vocation, le Dasein tel qu’il est mondainement compris pour les autres et pour soi-même est passé (NT: Au double sens d’« omis » et « dépassé » : laissé sur place.). L’appel au Soi-même ne prend pas de tout cela la moindre connaissance. Comme c’est seulement le Soi-même du On-même qui est ad-voqué et porté à l’entendre, le On sombre. Cependant, que l’appel passe le On et l’être-explicité public du Dasein, cela ne signifie nullement qu’il ne l’atteigne pas conjointement. En tant même qu’il le passe, il précipite un On avide de la considération publique dans l’insignifiance. Le Soi-même, au contraire, privé dans l’ad-vocation de ce refuge et de ce masque, est porté par l’appel à lui-même.

C’est vers le Soi-même que le On-même est ad-voqué – non pas cependant vers ce Soi-même qui peut devenir pour soi « objet » d’appréciation, non pas vers ce Soi-même qui, excité par la curiosité, se livre à la dissection indiscrète de sa « vie intérieure », non pas vers ce Soi-même qui regarde « analytiquement » des états psychiques et leurs arrière-fonds. L’ad-vocation du Soi-même dans le On-même ne le presse pas vers soi-même [comme] dans une intériorité qui lui permette de se refermer au « monde extérieur ». L’appel saute par-dessus tout cela, il le disperse, pour ad-voquer uniquement le Soi-même, qui, cependant, n’est jamais que selon la guise de l’être-au-monde.

Mais comment devons-nous maintenant déterminer le parlé de ce parler ? Que crie donc la conscience à celui qu’elle ad-voque ? En toute rigueur – rien ! L’appel n’énonce rien, il ne donne aucune information sur des événements du monde, il n’a rien à raconter. Encore moins aspire-t-il à ouvrir dans le Soi-même ad-voqué un « colloque avec soi-même ». Au Soi-même ad-voqué, rien n’est crié, mais il est con-voqué à lui-même, c’est-à-dire à son pouvoir-être le plus propre. L’appel, conformément à sa tendance propre, n’invite point le Soi-même ad-voqué à un « débat », mais, en tant que con-vocation au pouvoir-être-Soi-même le plus propre, il est une pro-vocation (vocation vers « l’avant ») du Dasein à ses possibilités les plus propres.

L’appel se passe de tout ébruitement. Il ne se porte surtout pas à des paroles – et pourtant, il reste rien moins qu’obscur et indéterminé. La conscience parle uniquement et constamment sur le mode du faire-silence, et, sur ce mode, non seulement elle ne perd rien en perceptibilité, mais encore elle contraint le Dasein ad-voqué et con-voqué à la ré-ticence de [274] lui-même. Le défaut d’une formulation verbale de ce qui est crié dans l’appel ne réduit point le phénomène à l’indétermination d’une voix mystérieuse, mais indique seulement que la compréhension du « crié » ne saurait se cramponner à l’attente d’une communication.

Mais ce que l’appel ouvre n’en est pas moins univoque, même si le Dasein singulier, conformément à ses possibilités de compréhension, peut en prendre une interprétation diverse. Par-delà l’indétermination apparente de la teneur de l’appel, il est impossible de méconnaître la sûre direction d’impact de l’appel. L’appel n’a nul besoin de chercher d’abord à tâtons celui qu’il va ad-voquer, ni de signes pour reconnaître que c’est bien lui ou non. S’il se produit dans la conscience des « illusions », ce n’est point que l’appel s’est fourvoyé (et ainsi ré-voqué), mais c’est uniquement à partir du mode en lequel l’appel est entendu : c’est que l’appel, au lieu d’être authentiquement compris, est entraîné par le On-même dans la transaction d’un colloque avec soi et ainsi perverti en sa tendance ouvrante.

Il faut le maintenir : l’appel qui nous a servi à caractériser la conscience est ad-vocation du On-même en son Soi-même ; en tant que tel, il est la con-vocation du Soi-même à son pouvoir-être-Soi-même, et, du même coup une pro-vocation du Dasein vers ses possibilités.

Toutefois, nous n’aurons conquis une interprétation ontologiquement satisfaisante de la conscience que s’il nous est possible de manifester non seulement qui est appelé par l’appel, mais encore qui appelle lui-même ; comment l’advoqué se comporte par rapport à l’appelant ; et comment ce « rapport » doit être adéquatement saisi en tant que connexion ontologique.