Être et temps : § 7. La méthode phénoménologique de la recherche.

Martineau

Introduction

Avec la caractérisation provisoire de l’objet thématique de la recherche (être de l’étant, ou sens de l’être en général), il semble que sa méthode soit aussi et déjà pré-dessinée. La dissociation de l’être par rapport à l’étant et l’explication de l’être lui-même, c’est là la tâche de l’ontologie. Mais la méthode de l’ontologie demeure au plus haut degré problématique tant que l’on veut — par exemple — prendre conseil auprès d’ontologies historiquement transmises ou de tentatives de ce genre. Comme le terme d’ontologie n’est appliqué à la présente recherche qu’en un sens formellement vaste, la voie qui consisterait à clarifier sa méthode en étudiant son histoire s’interdit d’elle-même.

Par cet usage du terme d’ontologie, l’on ne plaide pas davantage pour une discipline philosophique spéciale, liée avec les autres disciplines. Il n’est nullement question de satisfaire à la tâche d’une discipline prédonnée, bien au contraire : c’est à partir des nécessités internes de questions déterminées et à partir du mode de traitement requis par les « choses elles-mêmes » qu’une discipline peut seulement s’élaborer.

Avec la question directrice du sens de l’être, la recherche aborde la question fondamentale de la philosophie en général. Or le mode de traitement de cette question est phénoménologique. Du coup, le présent essai ne s’asservit ni à un « point de vue » ni à un « courant », s’il est vrai que la phénoménologie, tant qu’elle se comprend elle-même, n’est et ne saurait devenir aucun des deux. L’expression « phénoménologie » signifie primairement un concept méthodique. Elle ne caractérise pas le quid réal des objets de la recherche philosophique, mais leur comment. Plus un concept méthodique se déploie authentiquement et détermine amplement la figure fondamentale d’une science, et plus originellement il est enraciné dans le débat avec les choses mêmes, plus il s’éloigne de ce que nous appelons un procédé technique, comme il n’en manque pas même dans les disciplines théoriques.

Le titre « phénoménologie » exprime une maxime qui peut donc être formulée ainsi : « Aux choses mêmes ! », par opposition à toutes les constructions en l’air, les trouvailles fortuites, par opposition à la réception de concepts légitimés de manière purement apparente, et aux pseudo-questions qui s’imposent souvent durant des générations à titre de « problèmes ». Mais cette maxime — pourrait-on répliquer — va parfaitement de soi, en outre elle n’exprime guère que le principe de toute connaissance scientifique, et l’on ne voit pas pourquoi cette « évidence » devrait être expressément reprise dans la titulature d’une recherche. En fait, il y va ici d’une « évidence » que nous voulons considérer de plus près, autant qu’il est nécessaire pour mettre au jour la démarche de cet essai. Nous exposerons simplement le pré-concept de la phénoménologie.

L’expression est composée de deux éléments : phénomène et logos ; l’un et l’autre remontent à des termes grecs : phainomenon ou logos. Considéré extérieurement, le titre « phénoménologie » est formé de la même manière que théologie, biologie, sociologie, noms que l’on traduit par : science de Dieu, de la vie, de la communauté. La phénoménologie serait ainsi la science des phénomènes. Le pré-concept de la phénoménologie doit être établi par la caractérisation de ce qui est désigné par les deux constituants du titre, « phénomène » et « logos », et par la fixation du sens du nom composé des deux. L’histoire du mot lui-même, qui semble être né dans l’école de Wolff, est ici sans importance.

A. Le concept de phénomène

L’expression grecque phainomenon, à laquelle remonte le terme « phénomène », dérive du verbe phainesthai, qui signifie : se montrer ; phainomenon signifie donc : ce qui se montre, le manifeste ; phainesthai est lui-même une formation moyenne de phaino mettre au jour, à la lumière ; phaino, appartient au radical pha- tout comme phos, la lumière, la clarté, c’est-à-dire ce où quelque chose peut devenir manifeste, en lui-même visible. Comme signification de l’expression « phénomène », nous devons donc maintenir ceci : ce-qui-se-montre-en-lui-même, le manifeste. Les phainomena « phénomènes » sont alors l’ensemble de ce qui est au jour ou peut être porté à la lumière — ce que les Grecs identifiaient parfois simplement avec ta onta (l’étant). Or l’étant peut se montrer en lui-même selon des guises diverses, suivant le mode d’accès à lui. La possibilité existe même que l’étant se montre comme ce qu’en lui-même il n’est pas. En un tel se-montrer, l’étant « a l’air de… », « est comme si… ». Nous appelons un tel se-montrer le paraître. Et c’est ainsi qu’en grec l’expression phainoumenon phénomène présente également la signification de : ce qui est comme si…. l’« apparent », l’« apparence » ; phainomenon agathon désigne un bien qui est comme si — mais qui « en réalité » n’est pas ce comme quoi il se donne. L’essentiel, pour une compréhension plus poussée du concept de phénomène, est d’apercevoir comment ce qui est nommé dans les deux significations de phainomenon ( « phénomène » au sens de ce qui se montre, « phénomène » au sens de l’apparence) forme une unité structurelle. C’est seulement dans la mesure où quelque chose en général prétend par son sens propre à se montrer, c’est-à-dire à être phénomène, qu’il peut se montrer comme quelque chose qu’il n’est pas, qu’il peut « seulement avoir l’air de… » Dans la signification du phainomenon comme apparence est déjà co-incluse, comme son fondement même, la signification originelle (phénomène : le manifeste). Nous assignons terminologiquement le titre de « phénomène » à la signification positive et originelle de phainomenon? et nous distinguons le phénomène de l’apparence comme modification primitive du phénomène. Cependant, ce que l’un et l’autre termes expriment n’a d’abord absolument rien à voir avec ce que l’on appelle (ordinairement) « phénomène »1 ou même « simple phénomène ».

On parle en effet par exemple de « phénomènes pathologiques ». Ce qu’on entend par là, ce sont des événements corporels qui se montrent et qui, tandis qu’ils se montrent et tels qu’ils se montrent, « indiquent » quelque chose qui soi-même ne se montre pas. L’apparition de tels événements, leur se-montrer est corrélatif de la présence de troubles qui eux-mêmes ne se montrent pas. Ce « phénomène » comme apparition « de quelque chose » ne signifie donc justement pas : se montrer soi-même, mais le fait, pour quelque chose qui ne se montre pas, de s’annoncer par quelque chose qui se montre. L’apparaître ainsi entendu est un ne-pas-se-montrer. Toutefois, ce ne pas ne doit pas être confondu avec le ne pas privatif qui détermine la structure de l’apparence. Ce qui ne se montre pas au sens de l’apparaissant ne peut pas non plus paraître. Toutes les indications, présentations, symptômes et symboles ont la structure formelle fondamentale de l’apparaître qui a été citée, quelles que soient les différences qui les séparent entre eux.

Bien que l’« apparaître » ne soit en aucun cas un se-montrer au sens du phénomène, apparaître n’est cependant possible que sur le fond d’un se-montrer de quelque chose. Mais ce se-montrer qui rend l’apparaître possible n’est point l’apparaître lui-même. Apparaître, c’est s’annoncer par quelque chose qui se montre. Si donc nous disons que par le mot « apparition » nous renvoyons à quelque chose où quelque chose apparaît sans être lui-même apparition, le concept de phénomène n’est point par là délimité, mais présupposé, cette présupposition demeurant cependant recouverte, puisque dans la détermination de l’« apparition » l’expression « apparaître » est utilisée équivoquement. Ce où quelque chose « apparaît » signifie ce où quelque chose s’annonce, c’est-à-dire ne se montre pas ; et dans l’expression : « sans être soi-même “apparition” », apparition signifie le se-montrer. Mais ce se-montrer appartient essentiellement à cet « où » en lequel quelque chose s’annonce. Les phénomènes ne sont donc jamais des apparitions, tandis que toute apparition est bel et bien assignée à des phénomènes. Si l’on définit le phénomène à l’aide d’un concept, qui plus est encore obscur, de l’« apparition », alors tout est mis sens dessus dessous, et une « critique » de la phénoménologie installée sur une telle base devient un fort curieux propos.

L’expression « apparition » peut elle-même à son tour désigner deux choses : d’une part l’apparaître au sens d’un s’annoncer comme ne-pas-se-montrer, d’autre part l’annonce elle-même, tel qu’en son se-montrer elle indique quelque chose qui ne se montre pas. Et enfin on peut employer « apparaître » comme titre pour nommer le sens authentique du phénomène en tant que se-montrer. Si l’on désigne ces trois états de choses distincts sous le nom d’« apparition », alors la confusion est inévitable.

Mais elle est encore aggravée par le fait qu’« apparition » est susceptible d’une quatrième signification. Soit l’annonce qui, en son se-montrer, indique le non-manifeste : si on la conçoit comme quelque chose qui surgit dans ce non-manifeste, qui en rayonne de telle manière que le non-manifeste soit pensé comme essentiellement jamais manifeste — alors apparition signifie autant qu’une production, c’est-à-dire un produit, mais qui ne constitue jamais l’être propre du producteur : c’est l’apparition au sens de « simple apparition ». Certes l’annonce produite se montre elle-même, de telle sorte qu’en tant que rayonnement de ce qu’elle annonce, elle voile justement et constamment celui-ci en lui-même. Mais ce non-montrer voilant n’est pas pour autant apparence. Kant utilise le terme Erscheinung, apparition2 dans ce double sens. Des apparitions, selon lui, ce sont d’abord les « objets de l’intuition empirique », ce qui se montre en celle-ci. Mais cet étant qui se montre (le phénomène au sens authentique et originel) est en même temps « apparition » au sens d’un rayonnement annonciateur de quelque chose qui se retire dans l’apparition.

Dans la mesure où un phénomène est toujours constitutif de l’« apparition » prise au sens du s’annoncer par quelque chose qui se montre, mais où ce phénomène peut se modifier privativement en apparence, l’apparition elle aussi peut devenir simple apparence. Sous une lumière particulière, tel peut paraître avoir les joues rouges, cette rougeur qui se montre peut être prise pour une annonce de la présence de la fièvre, laquelle à son tour est l’indice d’un trouble dans l’organisme.

Phénomène — le se-montrer-en-soi-même — signifie un mode d’encontre privilégié de quelque chose. Apparition, au contraire, désigne un rapport de renvoi qui est au sein même de l’étant, de telle manière que ce qui renvoie (ce qui annonce) ne petit satisfaire à sa fonction possible que s’il se montre en lui-même, est « phénomène ». Apparition et apparence sont elles-mêmes diversement fondées dans le phénomène. La multiplicité confuse des « phénomènes » qui sont nommés par les titres de phénomène, d’apparence, d’apparition. de simple apparition ne peut être débrouillée qu’à condition que d’emblée le concept de phénomène soit compris comme : ce-qui-se-montre-en-lui-même.

Si dans une telle saisie du concept de phénomène, l’indétermination subsiste touchant l’étant qui est advoqué comme phénomène, et si en général la question reste ouverte de savoir si ce qui se montre est à chaque fois un étant ou un caractère d’être de l’étant, c’est qu’on se sera borné à obtenir le concept formel de phénomène. Mais que l’on entende par ce qui se montre l’étant qui, au sens de Kant par exemple, est accessible grâce à l’intuition empirique, et alors le concept formel de phénomène trouve son application correcte. Le phénomène ainsi employé remplit la signification du concept vulgaire de phénomène. Cependant, ce concept vulgaire n’est pas le concept phénoménologique de phénomène. Dans l’horizon de la problématique kantienne, ce qui est conçu phénoménologiquement sous le nom de phénomène peut, sans préjudice d’autres différences, être illustré en disant : ce qui se montre déjà, d’emblée et conjointement, quoique non thématiquement. dans les apparitions — dans le phénomène vulgairement entendu — peut-être thématiquement porté au se-montrer, et ce-qui-ainsi-se-montre-en-soi-même (« formes de l’intuition »), voilà les phénomènes de la phénoménologie. Car manifestement l’espace et le temps doivent nécessairement pouvoir se montrer ainsi, ils doivent pouvoir devenir phénomènes si Kant prétend énoncer une proposition transcendantale fondée lorsqu’il dit que l’espace est le « où » apriorique d’un ordre.

Mais si le concept phénoménologique de phénomène doit en général être compris, indépendamment de la question de savoir comment ce qui se montre peut être déterminé de façon plus précise, alors la présupposition indispensable de cette compréhension est un aperçu dans le sens du concept formel de phénomène et de son application légitime en un sens vulgaire. — Avant de fixer le pré-concept de la phénoménologie, il faut délimiter la signification du logos, afin qu’il nous apparaisse en quel sens la phénoménologie peut en général être « science des » phénomènes.

B. Le concept de logos

(32) Chez Platon et Aristote le concept de logos est plurivoque, et il l’est assurément de telle manière que ses significations tendent à s’écarter les unes des autres, sans être positivement réglées par une signification fondamentale. En fait, il ne s’agit ici que d’une apparence, qui ne peut que se maintenir tant que l’interprétation échoue à saisir adéquatement la signification fondamentale en sa teneur primaire. Lorsque nous affirmons que la signification fondamentale de logos est « discours », cette traduction littérale ne peut recevoir sa validité que de la détermination de ce que « discours » veut lui-même dire. L’histoire sémantique ultérieure du mot logos, et avant tout les interprétations aussi arbitraires que nombreuses de la philosophie postérieure ne cessent de recouvrir la signification proprement dite du « discours », qui pourtant est assez manifeste. logos est « traduit », autant dire toujours interprété par raison, jugement, concept, définition, fondement, rapport. Mais comment le « discours » peut-il ainsi se modifier que logos se mette à signifier tout ce qu’on vient d’énumérer, et cela à l’intérieur de l’usage linguistique scientifique ? Même lorsque logos est entendu au sens d’énoncé, mais l’énoncé lui-même au sens de « jugement », alors il est encore tout à fait possible que cette traduction apparemment légitime manque la signification fondamentale, spécialement si le jugement est conçu au sens de quelque « théorie du jugement » contemporaine. logos ne signifie point, et en tous cas point primairement le jugement tant que l’on entend par là une « liaison » ou une « prise de position » (acquiescement – refus).

Logos en tant que discours signifie bien plutôt autant que deloun, rendre manifeste ce dont « il est parlé » (il est question) dans le discours. Cette fonction du parler, Aristote l’a explicitée de manière plus aiguë comme apophainesthai3. Le logos fait voir (phainesthai) quelque chose, à savoir ce sur quoi porte la parole, et certes pour celui qui parle (voix moyenne), ou pour ceux qui parlent entre eux. Le parler « fait voir » apo… à partir de cela même dont il est parlé. Dans le parler (apophansis) pour autant qu’il est authentique, ce qui est dit doit être puisé dans ce dont il est parlé, de telle sorte que la communication parlante rende manifeste, en son dit, ce dont elle parle, et ainsi le rendre accessible à l’autre. Telle est la structure du logos comme apophansis. Toutefois ce mode de manifestation au sens d’un faire-voir qui met en lumière ne revient pas à tout « discours ». La prière (euche), par exemple, rend également manifeste, mais d’une façon différente.

Dans son accomplissement concret, le parler (faire-voir) a le caractère d’un parler au (33) sens d’un ébruitement vocal en mots. Le logos est phone, plus précisément phone meta phantasias – ébruitement vocal où à chaque fois quelque chose est aperçu.

Et c’est seulement parce que la fonction du logos comme apophansis réside dans le faire-voir qui met en lumière quelque chose que le logos peut avoir la forme structurelle de la synthesis. Synthèse ne veut pas dire ici le fait de lier des représentations, c’est-à-dire de manier des événements psychiques dont la liaison soulèverait alors le « problème » de savoir comment, en tant qu’internes, ils peuvent s’accorder avec l’extériorité du physique. Le syn a ici une signification purement apophantique et veut dire : faire voir quelque chose dans son être-ensemble avec quelque chose, quelque chose comme quelque chose.

De même, c’est parce que le logos est un faire-voir qu’il peut être vrai ou faux. L’important, ici encore, est de se dégager de tout concept construit de la vérité au sens d’un « accord ». Car cette idée n’est nullement primordiale dans le concept de l’aletheia. L’« être-vrai » du logos comme aletheuein veut dire : soustraire à son retrait, dans le legein comme apophainesthai, l’étant dont il est parlé et le faire voir comme non-retiré, (alethes) le découvrir. De même, l’« être-faux » (pseudesthai) signifie autant que tromper au sens de recouvrir : placer quelque chose devant quelque chose (sur le mode du faire-voir) et ainsi le donner comme quelque chose qu’il n’est pas.

Mais si la « vérité » a ce sens et si le logos est un mode déterminé du faire-voir, alors le logos ne saurait justement pas être considéré comme le « lieu » primaire de la vérité. Lorsque l’on détermine, comme c’est devenu aujourd’hui chose tout à fait courante, la vérité comme ce qui appartient « proprement » au jugement, et que de surcroît on invoque Aristote à l’appui de cette thèse, une telle invocation est tout aussi illégitime que, surtout, le concept grec de la vérité est incompris. Est « vraie » au sens grec, et certes plus originellement que le logos cité, aisthesis, l’accueil pur et simple, sensible de quelque chose. Tandis qu’une aisthesis vise ses idia, c’est-à-dire l’étant qui essentiellement n’est accessible que par elle et pour elle, par exemple le voir des couleurs, alors cet accueil est toujours vrai. Ce qui veut dire que le voir découvre toujours des couleurs, l’entendre toujours des sons. Mais est « vrai » au sens le plus pur et le plus originel – autrement dit découvre sans jamais pouvoir recouvrir – le pur noein, l’accueil purement et simplement considératif des déterminations d’être les plus simples de l’étant comme tel. Ce noein ne peut jamais recouvrir, jamais être faux, il peut tout au plus être non-accueil, agnoein, ne pas suffire à l’accès pur et simple, adéquat.

(34) Ce qui n’a plus la forme d’accomplissement du pur faire-voir, mais recourt à chaque fois, en mettant en lumière, à autre chose et fait voir ainsi quelque chose comme quelque chose, cela recueille, en même temps que cette structure synthétique, la possibilité du recouvrir. Cependant la « vérité judicative » n’est que le pendant de ce recouvrir autrement dit un phénomène de vérité déjà fondé de multiple façon. Réalisme et idéalisme manquent tout aussi radicalement le sens du concept grec de la vérité, concept à partir duquel seulement peut être comprise en général la possibilité de quelque chose comme une « doctrine des idées » à titre de connaissance philosophique.

Et c’est parce que la fonction du logos réside dans le pur et simple faire-voir de quelque chose, dans le faire-accueillir de l’étant, que logos peut signifier raison. Et derechef c’est parce que le logos n’est pas pris seulement dans le sens de legein mais en même temps dans celui du legomenon, mis en lumière comme tel, lequel n’est rien d’autre que hypokeimenon gisant toujours déjà sous-la-main au fondement de toute advocation et discussion survenant4 (à lui), que logos qua legomenon signifie fondement, raison, ratio. Et enfin c’est parce que logos qua legomenon peut aussi vouloir dire : ce qui est advoqué comme quelque chose, ce qui est devenu visible en sa relation à quelque chose, en sa « relativité », que logos reçoit la signification de relation et rapport. Cette interprétation du « discours apophantique » peut suffire pour clarifier la fonction primaire du logos.

C. Le pré-concept de la phénoménologie

Il suffit d’évoquer concrètement ce que vient d’établir l’interprétation du « phénomène » et du « logos » pour que saute aux yeux le lien interne unissant les choses visées par ces deux termes. L’expression phénoménologie peut être formulée en grec : legein ta phainomena mais legein signifie apophainesthai. Phénoménologie veut donc dire : apophainesthai ta phainomena : faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même. Tel est le sens formel de la recherche qui se donne le nom de phénoménologie. Mais ce n’est alors rien d’autre qui vient à l’expression que la maxime formulée plus haut : « Aux choses mêmes ! »

Le titre de phénoménologie présente donc un sens autre que les désignations comme théologie, etc. Celles-ci nomment les objets de la science considérée selon leur teneur réale propre. Mais « phénoménologie » ne nomme point l’objet de ses recherches, ni ne caractérise leur teneur réale. Le mot ne révèle que le comment de la mise en lumière et du mode de traitement de ce qui doit être traité dans cette science. Science « des » phénomènes veut dire : (35) une saisie telle de ses objets que tout ce qui est soumis à élucidation à leur propos doit nécessairement être traité dans une mise en lumière et une légitimation directes. L’expression tautologique de « phénoménologie descriptive » n’a pas au fond d’autre sens. Description ne signifie pas ici un procédé comparable – par exemple – à celui de la morphologie botanique ; bien plutôt ce titre a-t-il à nouveau un sens prohibitif : tenir éloignée toute détermination non légitimatrice. Quant au caractère de la description elle-même, c’est-à-dire au sens spécifique du logos, il ne peut être fixé qu’à partir de la « réalité » de ce qui doit être « décrit », c’est-à-dire porté à une déterminité scientifique conforme au mode d’encontre de phénomènes. Formellement, la signification du concept formel et vulgaire de phénomène autorise à appeler phénoménologie toute mise en lumière de l’étant tel qu’il se montre en lui-même.

Mais par rapport à quoi le concept formel de phénomène doit-il être dé-formalisé en concept phénoménologique, et comment celui-ci se distingue-t-il du concept vulgaire ? Qu’est-ce donc que la phénoménologie doit « faire voir » ? Qu’est-ce qui doit, en un sens insigne, être appelé phénomène ? Qu’est-ce qui, de par son essence est nécessairement le thème d’une mise en lumière expresse ? Manifestement ce qui, de prime abord et le plus souvent, ne se montre justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent.

Mais ce qui en un sens privilégié demeure retiré, ou bien retombe dans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manière « dissimulée », ce n’est point tel ou tel étant, mais, ainsi que l’ont montré nos considérations initiales, l’être de l’étant. Il peut être recouvert au point d’être oublié, au point que la question qui s’enquiert de lui et de son sens soit tue. Ce qui par conséquent requiert, en un sens insigne et à partir de sa réalité la plus propre, de devenir phénomène, c’est cela dont la phénoménologie s’est thématiquement « emparée » comme de son objet.

La phénoménologie est le mode d’accès à et le mode légitimant de détermination de ce qui doit devenir le thème de l’ontologie. L’ontologie n’est possible que comme phénoménologie. Le concept phénoménologique de phénomène désigne, au titre de ce qui se montre, l’être de l’étant, son sens, ses modifications et dérivés. Et le se-montrer n’est pas quelconque, (36) ni même quelque chose comme l’apparaître. L’être de l’étant peut moins que jamais être quelque chose « derrière quoi » se tiendrait encore quelque chose « qui n’apparaît pas ».

« Derrière » les phénomènes de la phénoménologie il n’y a essentiellement rien d’autre, mais ce qui doit devenir phénomène peut très bien être en retrait. Et c’est précisément parce que les phénomènes, de prime abord et le plus souvent, ne sont pas donnés qu’il est besoin de phénoménologie. L’être-recouvert est le concept complémentaire du « phénomène ».

La modalité de recouvrement possible des phénomènes est à chaque fois différente. Un phénomène peut d’abord être recouvert en ce sens qu’il est encore en général non-découvert. De sa nature, il n’y a alors ni connaissance ni inconnaissance. Un phénomène peut ensuite être obstrué. Cela implique qu’il a auparavant été une fois découvert, mais a succombé à nouveau au recouvrement. Celui-ci peut devenir total, ou bien, comme c’est la règle, ce qui a été auparavant découvert est encore visible, bien que seulement en tant qu’apparence. Mais autant d’apparence, autant d’« être ». Ce recouvrement comme « dissimulation » est le plus courant et le plus périlleux, parce que les possibilités d’illusion et de fourvoiement sont ici particulièrement tenaces. Les structures d’être disponibles, mais voilées en leur solidité5, ainsi que les concepts leur correspondant peuvent à la rigueur revendiquer leur droit à l’intérieur d’un « système » : sur la base de leur insertion en un système, elles se donnent comme quelque chose qui n’a pas besoin de justification supplémentaire, qui est « clair » et peut donc servir de point de départ au progrès d’une déduction.

Mais le recouvrement lui-même, qu’il soit saisi au sens du retrait, de l’obstruction ou de la dissimulation, comporte encore une double possibilité. Il y a des recouvrements fortuits et il y en a de nécessaires, c’est-à-dire de fondés dans le mode de subsistance du découvert. Tout concept ou proposition phénoménologique puisée originairement est soumise, en tant qu’énoncé communiqué, à la possibilité de la dénaturation. Elle est simplement propagée dans une compréhension vide, elle perd sa solidité et devient une thèse flottant en l’air. La possibilité que se durcisse ou qu’échappe ce qui avait été à l’origine « capturé » fait partie du travail concret de la phénoménologie elle-même. Et la difficulté de cette recherche consiste précisément à la rendre, en un sens positif, critique à l’égard d’elle-même.

Le mode d’encontre de l’être et des structures d’être en tant que phénomènes doit tout d’abord être conquis sur les objets de la phénoménologie. C’est pourquoi aussi bien le départ de l’analyse que l’accès au phénomène que la traversée des recouvrements régnants exigent (37) une confirmation méthodique propre. L’idée de la saisie et de l’explication « originaires » et « intuitives » des phénomènes est diamétralement opposée à la naïveté d’une « vision » gratuite, « immédiate » et irréfléchie.

Sur la base du pré-concept de la phénoménologie tel qu’il vient d’être délimité, il devient également possible de fixer le sens des termes « phénoménal » et « phénoménologique ». Nous appelons « phénoménal » ce qui est donné et explicitable dans le mode d’encontre du phénomène – d’où l’expression de structures phénoménales -, et « phénoménologique » tout ce qui appartient au mode de mise en lumière et d’explication, et qui constitue la conceptualité requise par cette recherche.

Comme le phénomène au sens phénoménologique est toujours seulement ce qui constitue l’être, et que l’être est toujours être de l’étant, il est d’abord besoin, afin de libérer l’être, d’un apport correct de l’étant lui-même. Celui-ci doit aussi bien se montrer selon le mode d’accessibilité qui lui appartient authentiquement. Ainsi le concept vulgaire de phénomène devient-il phénoménologiquement pertinent. Cependant, la tâche préalable d’une confirmation « phénoménologique » de l’étant exemplaire comme point de départ pour l’analytique proprement dite est toujours déjà pré-dessinée à partir du but de celle-ci.

Considérée en son contenu, la phénoménologie est la science de l’être de l’étant – l’ontologie. Lors de notre éclaircissement des tâches de l’ontologie, nous est apparue la nécessité d’une ontologie-fondamentale ayant pour thème l’étant ontologico-ontiquement privilégié, le Dasein, mais aussi pour intention de se convoquer devant le problème cardinal, à savoir la question du sens de l’être en général. Or la recherche même nous montrera que le sens méthodique de la description phénoménologique est l’explicitation. Le logos de la phénoménologie du Dasein a le caractère de l’hermeneuein par lequel sont annoncés à la compréhension d’être qui appartient au Dasein lui-même le sens authentique de l’être et les structures fondamentales de son propre être. La phénoménologie du Dasein est herméneutique au sens originel du mot, d’après lequel il désigne le travail de l’explicitation. Cependant, dans la mesure où par la mise à découvert du sens de l’être et des structures fondamentales du Dasein en général est ouvert l’horizon de toute recherche ontologique ultérieure sur l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein, cette herméneutique devient en même temps « herméneutique » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute recherche ontologique. Et pour autant, enfin, que le Dasein a la primauté ontologique sur tout étant – en tant qu’il est dans la possibilité de l’existence -, l’herméneutique en tant qu’explicitation (38) de l’être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir le sens, philosophiquement premier, d’une analytique de l’existentialité, de l’existence. Dans cette herméneutique, en tant qu’elle élabore ontologiquement l’historialité du Dasein comme la condition ontique de possibilité de la recherche historique, s’enracine par conséquent ce qui n’est nommé que dérivativement « herméneutique » : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit.

L’être, en tant que thème fondamental de la philosophie, n’est pas un genre d’étant, et pourtant il concerne tout étant. Son « universalité » doit être cherchée plus haut. Être et structure d’être excèdent tout étant et toute déterminité étante possible d’un étant. L’être est le transcendens par excellence. La transcendance de l’être du Dasein est une transcendance insigne, dans la mesure où en elle réside la possibilité et la nécessité de la plus radicale individuation. Toute mise à jour de l’être comme transcendens est connaissance transcendantale. La vérité phénoménologique (ouverture de l’être) est veritas transcendantalis.

Ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines distinctes juxtaposées à d’autres disciplines philosophiques. Les deux titres caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et son mode de traitement. La philosophie est une ontologie phénoménologique universelle, partant de l’herméneutique du Dasein, laquelle, en tant qu’analytique de l’existence, a fixé le terme du fil conducteur de tout questionner philosophique là où il jaillit et là où il re-jaillit.

Les recherches qui suivent ne sont devenues possibles que sur le sol posé par E. Husserl, dont les Recherches logiques ont assuré la percée de la phénoménologie. Les éclaircissements apportés sur le pré-concept de la phénoménologie indiquent que ce qu’elle comporte d’essentiel n’est point sa réalité de « courant » philosophique. Plus haut que l’effectivité se tient la possibilité. La compréhension de la phénoménologie consiste uniquement à se saisir d’elle comme possibilité6.

En ce qui concerne la lourdeur et l’absence de « grâce » de l’expression au cours des (39) analyses qui suivent, il est permis d’ajouter une remarque : une chose est de rendre compte de l’étant de façon narrative, autre chose de saisir l’étant en son être. Or pour la tâche à l’instant indiquée, ce ne sont pas seulement les mots qui manquent le plus souvent, mais avant tout la « grammaire ». Si l’on nous autorise à faire allusion à des recherches ontologiques plus anciennes et assurément incomparables par la dignité, que l’on compare des passages ontologiques du Parménide de Platon ou le chapitre 4 du livre VII de la Métaphysique d’Aristote avec un chapitre narratif de Thucydide, et l’on verra à quel point étaient inouïes les formulations que les Grecs se virent imposer par leurs philosophes. Or là où les forces sont sensiblement moindres et, de surcroît, le domaine d’être à ouvrir bien plus difficile ontologiquement que celui qui s’offrait aux Grecs, le caractère circonstancié de la conceptualité et la dureté de l’expression ne peuvent que s’accroître.

Auxenfants

  1. Ici, Erscheinung, terme signifiant littéralement « apparition » (ainsi le traduirons-nous dans la suite), mais qu’il est courant de traduire par phénomène, chez Kant par exemple. Sinon, pour désigner le phénomène au sens phénoménologique de ce qui se montre, Heidegger emploie toujours le mot Phänomen = phénomène. (N.d.T.)[↩]
  2. Cf. notre N. d. T. précédente : d’après ce qui suit, on voit que notre trad. usuelle de ce terme kantien par « phénomène » n’a rien d’arbitraire ; Heidegger lui-même, du reste, la trouvait parfaitement légitime. (N. d. T.)[↩]
  3. Cf. De interpretatione, chap. 1-6, et aussi Met., Z 4 et Eth. Nic., VI.[↩]
  4. NT: zugehendes employé absolument : non pas « qui explore l’étant », BW, mais simplement : « qui se produit, qui advient »; cf. le latin accidens, auquel Heidegger pense peut-être.[↩]
  5. NT: Dans leur rapport à un sol.[↩]
  6. Si la recherche qui suit réussit à faire quelques pas en avant dans le mise au jour des « choses mêmes », l’auteur le doit au premier chef à E. Husserl. Celui-ci, en effet, au cours de nos années d’apprentissage à Fribourg, nous a permis de nous familiariser, aussi bien par sa direction personnelle exigeante que grâce à la générosité avec laquelle il nous a ouvert l’accès à ses recherches inédites, avec les domaines les plus variés de la phénoménologie.[↩]
  7. NH: Cf. De interpretatione, chapitres 1-6. Voir aussi : Métaphysique Z 4 et Éthique à Nicomaque, VI.[↩]
  8. NH: a Vérité de l’Être.[↩]
  9. NH: a Être – pas un genre, non l’Être pour l’étant dans son universalité ; le « en général » = katholon = en l’entier de : Être de l’étant ; sens de la différence.[↩]
  10. Transcendens : à vrai dire – en dépit de toute réminiscence métaphysique – pas dans le sens scolastique ni avec le sens grec qu’a koinon (commun) chez Platon ; au contraire, transcendance en tant que ce qui est ekstatique – la temporalité – la Temporalité ; mais en tant qu’« horizon » ! L’estre (Seyn) a « reconsidéré » l’étant. Transcendance, mais à partir de la vérité de l’Être : l’avènement (das Ereignis).[↩]
  11. NH: b « Existence » au sens que lui donne l’ontologie fondamentale, c’est-à-dire en référence à la vérité de l’Être elle-même, et seulement ainsi ![↩]
  12. NH: c C’est-à-dire qu’elle n’est pas un courant philosophico-transcendantal propre à l’idéalisme critique kantien.[↩]
  13. NH: Si l’investigation qui suit progresse de quelques pas dans l’ouverture [Erschließung] des « choses mêmes », l’auteur en remercie au premier chef E. Husserl qui, durant les années d’apprentissage de l’auteur à Fribourg, tant par sa direction personnelle exigeante que par la mise à disposition la plus libre
    qui soit d’investigations non publiées (veröffentlichen), l’a familiarisé avec les domaines les plus divers de la recherche phénoménologique.
    [↩]
Excertos de

Heidegger – Fenomenologia e Hermenêutica

Responsáveis: João e Murilo Cardoso de Castro

Twenty Twenty-Five

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