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Sein und Zeit

Être et temps : § 30. La peur comme mode de l’affection.

Ser e Tempo

segunda-feira 11 de julho de 2011, por Cardoso de Castro

Vérsions hors-commerce:

MARTIN HEIDEGGER, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau  . ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE

HEIDEGGER, Martin. L’Être et le temps. Tr. Jacques Auxenfants  . (ebook-pdf)

 [1] Le phénomène de la peur peut être considéré de trois points de vue : nous analyserons le devant-quoi [2] de la peur, l’avoir-peur et le pour-quoi de la peur. Ces point de vue possibles et solidaires n’ont rien de fortuit. Avec eux, c’est la structure de l’affection en général qui vient au paraître. L’analyse sera complétée par une référence aux modifications possibles de la peur, qui concernent à chaque fois en elle divers moments structurels.

Le devant-quoi de la peur, le « redoutable » est à chaque fois un étant faisant encontre à l’intérieur du monde, et possédant le mode d’être de l’à-portée-de-la-main, du sous-la-main ou de l’être-Là-avec. Notre tâche n’est point de relater ontiquement quels étants peuvent, de diverses manières et le plus souvent, être « redoutables », mais de déterminer phénoménalement le redoutable en son être-redoutable. Qu’est-ce qui appartient à ce redoutable comme tel qui fait encontre dans l’avoir-peur ? Le devant-quoi de la peur a le caractère de la menace. Or cela implique des aspects divers : 1. Ce qui fait encontre a le mode de tournure de l’importunité [3]; il se montre à l’intérieur d’un complexe de tournure. 2. Cette importunité se rapporte à un orbe déterminé de l’étant qu’elle est susceptible d’atteindre ; ainsi déterminée, elle-même provient d’une contrée déterminée. 3. La contrée elle-même et ce qui provient d’elle est reconnu comme quelque chose d’« inquiétant ». 4. L’importun, en tant qu’il menace, n’est pas encore dans une proximité dominable, mais il fait approche. C’est en un tel faire-approche que son importunité irradie - et en cela elle a le caractère de la menace.

5. Ce faire-approche, comme tel, est à l’intérieur de la proximité. Ce qui certes peut être au plus haut degré importun, et même se rapproche constamment, mais en demeurant dans le lointain, reste voilé en son être-redoutable. L’importun au contraire, en tant qu’il fait-approche au sein   de la proximité, est menaçant, il peut frapper ou non. Dans le faire-approche lui-même s’accentue cette équivoque du « il peut, et puis non, finalement il ne peut pas ». [141] C’est redoutable, disons-nous. 6. Ce qui implique enfin que l’importun, en tant qu’il fait-approche au sein de la proximité, comporte la possibilité dévoilée de rester à l’écart et de « passer » - ce qui, bien loin de diminuer ou d’apaiser la peur, la configure au contraire.

L’avoir-peur lui-même est cette libération de la menace ainsi caractérisée qui se laisse aborder par elle. En aucun cas un mal à venir (malum futurum  ), par exemple, n’est d’abord constaté et ensuite redouté. Pas davantage l’avoir-peur ne constate-t-il tout d’abord ce qui fait-approche, mais il le découvre d’abord en son être-redoutable. Et ce n’est qu’ensuite que la peur, en l’avisant expressément, peut « tirer au clair » ce qui fait peur. La circon-spection voit le redoutable parce qu’elle est dans l’affection de la peur. L’avoir-peur comme possibilité sommeillante de l’être-au-monde affecté, la « timidité », a déjà ouvert le monde de telle manière qu’à partir de lui quelque chose comme du redoutable puisse faire-approche. Le pouvoir-faire-approche lui-même est libéré par la spatialité essentiellement existentiale de l’être-au-monde.

Ce pour-quoi [en-vue-de-quoi] [4] la peur a peur, c’est l’étant même qui a peur : le Dasein  . Seul un étant pour lequel en son être il y va de cet être même peut prendre-peur. L’avoir-peur ouvre cet étant dans sa précarité, dans son abandon à lui-même. La peur dévoile toujours, même si c’est avec une netteté variable, le Dasein en l’être de son Là. Que nous puissions avoir peur pour notre maison et nos biens, cela ne constitue point une instance contre la détermination donnée à l’instant du pour-quoi de la peur. Car le Dasein en tant qu’être-au-monde est à chaque fois être-auprès préoccupé. De prime abord et le plus souvent, le Dasein est à partir de ce dont il se préoccupe. La mise en péril de celui-ci est menace sur l’être-auprès. La peur ouvre le plus souvent le Dasein selon une guise privative. Elle égare et fait « perdre la tête ». La peur referme l’être-à mis en péril lors même qu’elle le fait voir, de telle sorte que le Dasein, lorsque la peur a reculé, doit commencer par se retrouver.

L’avoir-peur-pour… comme prendre-peur-devant… ouvre toujours cooriginairement - privativement ou positivement - l’étant intramondain dans sa menace et l’être-à du point de vue de son être-menacé. La peur est un mode de l’affection.

Mais l’avoir-peur-pour peut aussi concerner les autres, et nous parlons alors en effet d’une peur de sollicitude, disant : j’ai peur pour lui [5]. Ce mode de l’avoir-peur n’ôte pas sa peur à l’autre. Cela est déjà exclu du simple fait que l’autre pour lequel nous avons peur n’a pas besoin d’avoir peur lui-même. Nous craignons justement le plus pour l’autre lorsqu’il ne [142] prend pas peur et se jette témérairement au devant de la menace. L’avoir-peur-pour [de sollicitude] est une guise de la co-affection avec les autres, mais il ne consiste pas nécessairement à prendre-peur-avec [à partager la peur] ou les-uns-avec-les-autres [à ressentir une peur commune]. On peut avoir-peur-pour… [en-vue-de…] sans prendre-peur. Et pourtant, à y regarder de plus près, l’avoir-peur-pour… [en-vue-de…] est un prendre-peur-pour-soi [6]. Ce qui est alors « redouté », c’est l’être-avec avec autrui, en tant qu’il pourrait nous être arraché. Le redoutable ne se dirige pas directement sur celui qui a peur-avec. L’avoir-peur-pour [en-vue-de] se sait d’une certaine manière intouché, et pourtant il est conjointement atteint dans cette atteinte de l’être-Là-avec pour lequel il a peur. Par suite, l’avoir-peur-pour [en-vue-de] n’est point un prendre-peur atténué. Ce qui importe ici, ce ne sont pas des degrés de « tonalités de sentiment », mais des modes existentiaux. De même, l’avoir-peur-pour [en-vue-de] ne perd pas davantage son authenticité spécifique sous prétexte qu’il n’a pas « vraiment » peur.

Les moments constitutifs du phénomène plein de la peur peuvent varier. De là résultent des possibilités d’être diverses de l’avoir-peur. À la structure d’encontre du menaçant appartient le faire-approche au sein de la proximité. Tandis qu’un menaçant s’engage lui-même soudainement en son « certes pas encore, et pourtant à tout instant » dans l’être-au-monde préoccupé, la peur devient de l’effroi. Dans le menaçant, il faut par conséquent distinguer : le faire-approche prochain du menaçant et le mode d’encontre de l’approchement lui-même, la soudaineté. Le devant-quoi de l’effroi est de prime abord quelque chose de bien connu et de familier. Si en revanche le menaçant a le caractère de l’absolument non-familier, la peur devient horreur. Et lorsqu’enfin un menaçant fait encontre selon le caractère de l’horrible et a en même temps le caractère d’encontre de l’effrayant, la soudaineté, la peur devient épouvante. Nous connaissons encore d’autres modifications de la peur sous les noms de timidité, de réserve, d’anxiété, de surprise. En tant que possibilités du se-trouver (affection), toutes ces modifications renvoient au fait que le Dasein comme être-au-monde est « intimidé ». Mais cette « intimidation » fondamentale doit être comprise non dans le sens ontique d’une disposition factice, « rare », mais comme une possibilité existentiale de l’affection essentielle du Dasein en général, qui naturellement n’en est pas la possibilité unique.


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[1Cf. ARISTOTE, Rhét., B 5, 1382 a 20 - 1395 b 11.

[2NT: En allemand, on a peur « devant » (vor) quelque chose.

[3NT: Importunité (Abträglichkeit, mot déjà utilisé p. [83]) à ne pas confondre avec l’insistance analysée au §16. V. notre index.

[4NT: Pour-quoi, en effet, c’est ici Worum, c’est-à-dire le « pour » qui se rapporte au Dasein lui-même, non pas Wozu, le pour-quoi constituant l’être de l’outil ou du rapport à l’outil. Le français ne peut ici recourir à deux prépositions différentes, mais les contextes, heureusement, interdisent la confusion.

[5NT: Nous sommes ici forcé de gloser la phrase autant que de la traduire, puisque H. évoque un troisième « pour », en allemand für, celui qui sert de préfixe au mot Für-sorge, sollicitude (cf. nos notes aux p. [121] et [123]).

[6NT: Le verbe que nous traduisons par « prendre peur » est en effet en allemand un réfléchi : sich fürchten. Loin de prendre égoïstement peur pour lui-même à travers autrui, le Dasein prend la peur « à son compte » en ce sens qu’elle menace l’être-avec comme tel. La katharsis d’Aristote supposait-elle un tel aperçu ? Le fait que H. fasse allusion à la Rhétorique, non à la Poétique, invite à laisser la question ouverte.