destaque
Passemos à introdução do livro (SZ), na página 7. A palavra Dasein aparece aí pela primeira vez, com o significado “habitual”, como especifica a nota de rodapé nesse ponto. É citada no meio de uma enumeração, pelo que Heidegger está, por assim dizer, a abandonar o seu significado filosófico clássico (existência). O Dasein aparecerá então em itálico na frase que o introduz no seu novo significado:
“Este ser que somos a cada vez e que tem, entre outras possibilidades de ser, a de questionar, damos-lhe o seu lugar na nossa terminologia sob o nome de Dasein”.
Estamos no início de um tratado. O autor estabelece e explica o seu vocabulário. Assim seja. Mas o que é que Heidegger faz exatamente com o Dasein? A sua frase é clara. Verifica-se que não é nem a vida nem a existência, mas nós mesmos, isto é, o ser-homem, que se chamará Dasein. Heidegger substitui a palavra homem por Dasein.
Heidegger não foi o primeiro a “desbatizar” o homem para lhe dar outro nome. Quando falamos de uma cidade de vinte mil almas, quando dizemos: não havia uma alma viva, alma e homem são termos intercambiáveis. A predileção de Max Scheler pela palavra pessoa é outro exemplo. Quando La Fontaine escreve: “Descartes, esse mortal de quem se teria feito um deus…”, toda a gente compreende que por mortal se entende o homem (La Fontaine segue aqui o latim, que em muitos casos prefere mortalis a homo). E o “microcosmo” a que Maurice Scève dedica um poema inteiro continua a ser o homem.
original
Au départ, ce terme qui se compose de da, là, et de sein, être, n’est pas un terme spécifiquement philosophique. C’est l’infinitif substantivé du verbe dasein, être présent. Qu’il s’agisse d’abord d’un verbe, l’expression de Hegel citée par Heidegger, p. 435 (der daseiende Begriff, le concept existant) en offre d’ailleurs un exemple. Mais le nom, puisque c’est essentiellement de lui qu’il s’agit ici, est du genre neutre; il prend donc l’article das et s’écrit, comme tous les substantifs en allemand, avec une majuscule : das Dasein.
Apparu au XVIIe siècle, il a d’abord signifié présence et ce sens resté vivant figure dans n’importe quel dictionnaire. Mais c’est au XVIIIe siècle qu’il connaît sa première et principale acception philosophique. Il est alors employé pour traduire en allemand le latin existentia et le français existence. C’est l’époque (1650-1750) où, dans l’Europe entière, la démonstration cartésienne de l’existence de Dieu est au centre des discussions philosophiques. Le terme existentia, d’origine scolastique, est ainsi amené à « voyager » de Descartes jusqu’à Kant, qui va écrire en allemand son essai de 1763 : L’unique fondement possible pour prouver dans le cas d’une démonstration de l’existence de Dieu. Dans la locution Dasein Gottes (existence de Dieu) du titre allemand, il faut reconnaître ni plus ni moins que la traduction du latin existentia Dei tel qu’il figure dans les Méditations de 1641. Il est donc normal, lorsqu’on traduit Kant en français, de rendre Dasein par existence, la traduction d’une traduction ne pouvant que ramener au point de départ! Devenu usuel dans le (519) vocabulaire philosophique allemand depuis l’époque de Kant, Dasein est l’équivalent consacré d’existentia (de même que Wesen est celui d’essentia). Un exemple entre mille : dans la phrase de Hegel que cite Heidegger (page 433), figure le mot Dasein avec cette acception ontologique devenue classique ou « habituelle », comme dit l’apostille a de la page 7. Mais c’est surtout p. 203 et suivantes, que se rencontre ce sens « habituel », là où Heidegger traite de la problématique idéaliste de l’« existence des choses hors de nous » et reprend explicitement Dasein au sens où l’emploie Kant. L’existence désigne ici la « présence effective dans le monde » ; il s’agit de ce concept fondamental pour Suarez, Descartes, Kant, etc., auquel Heidegger consacre toute une analyse dans les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (voir en particulier le début du §7, p. 36-37, tr. fr., p. 48-49).
Notons cependant que le latin germanisé Existenz, apparu au XVIIe siècle, s’emploie aussi (l’usage remarquable qu’en fait Schelling n’a pas à être examiné ici) mais il est moins fréquent que Dasein.
En marge de la terminologie proprement philosophique, Dasein s’emploie quelque peu aussi, dès le XIXe siècle, dans le sens de vie. On en a un exemple notable dans l’expression Kampf ums Dasein (1860) qui transpose en allemand le concept darwinien de « lutte pour la vie ». Par la suite, dans toute une littérature d’idées, Dasein en est peu à peu venu à désigner la vie humaine, l’existence de l’homme. Cette tendance s’est sensiblement développée dans les premières décennies du XXe siècle sous l’influence de deux courants philosophiques : la « philosophie de la vie », illustrée par Dilthey, et la « philosophie de l’existence » suscitée par la découverte de Kierkegaard (dont les œuvres traduites en allemand par Ernst Hirsch commencent à paraître chez l’éditeur Diederichs vers 1910). Ce contexte d’époque nous est notamment accessible grâce au livre de Raymond Aron La Philosophie critique de l’histoire. La citation de Dilthey que donne Heidegger p. 249 montre bien la corrélation qui s’établit « naturellement » à cette époque entre « vie » et « existence » (Dasein, Existenz). Ce langage n’est même pas totalement absent de Être et Temps puisqu’il y a au moins un cas où Heidegger assimile Dasein et « vie » (p. 238) et qu’on peut encore relever quelques expressions où Dasein peut se lire en ce sens :
– P. 228 : ins «Dasein » kommen : venir dans l’« existence » (naître, venir à la vie).
– P. 237 : eine Beendigung des Dasein : le Dasein touchant à son terme – une vie qui prend fin.
– P. 253 : ins Dasein zurückbringen : réintégrer dans le Dasein – ramener à la vie.
– Citons enfin la formule de la page 373 : « Man sagt (…), das Dasein sei “ zeitlich ” » : on dit que le Dasein est « temporel ». Elle a ceci d’intéressant qu’elle donne la parole au on, c’est-à-dire aux lieux communs du genre : la vie ne dure guère…
Mais philosopher, c’est, selon Heidegger, s’arracher au domaine sans trouble et sans danger du « cela va de soi ». Ces très rares cas où le sens banal de Dasein peut affleurer dans ce que dit Heidegger, nous ne les avons évidemment signalés que comme les exceptions confirmant la règle. Et la règle, c’est que l’emploi que va faire Heidegger du mot Dasein est tout sauf banal, puisque, laissant sur place toutes les acceptions que nous venons de recenser, il s’empare du mot (qu’il n’a évidemment pas créé) pour lui imprimer une signification entièrement neuve, une signification révolutionnaire ! Choix décisif (520) s’il en est, Heidegger, même s’il lui est arrivé d’en reconnaître la « maladresse » (cf. Questions IV, p. 317), a fait un sort au mot Dasein en l’astreignant à dire quelque chose qu’il n’avait jamais dit mais qu’il se prêtait à dire et dont son strict équivalent français: là-être (!) ne donne aucune idée. D’où la résistance spécifique que ce mot n’a cessé d’opposer, dans l’acception que lui donne Heidegger, aux tentatives répétées des traducteurs. Mais que veut dire Heidegger par Dasein?
Reportons-nous à l’introduction du livre, à la page 7. Le mot Dasein y figure une première fois, avec le sens « habituel », précise l’apostille à cet endroit. Il est cité au milieu d’une énumération, ainsi Heidegger prend-il, pour ainsi dire, congé de son acception philosophique classique (existence). Dasein va faire ensuite son apparition en italiques dans la phrase qui l’introduit dans son tout nouveau sens :
« Cet étant que nous sommes chaque fois et qui a, entre autres possibilités d’être, celle de questionner, nous lui donnons sa place dans notre terminologie sous le nom de Dasein ».
Nous sommes au début d’un traité. L’auteur fixe et explique son vocabulaire. Soit. Mais que fait au juste Heidegger avec Dasein? Sa phrase est claire. Il en ressort que ce n’est ni la vie ni l’existence mais nous-mêmes, c’est-à-dire l’étant-homme, que dénommera Dasein. Au mot homme, Heidegger substitue Dasein.
« Débaptiser » l’homme pour lui donner un autre nom, Heidegger n’est pas le premier à le faire. Quand on parle d’une ville de vingt mille âmes, quand on dit : il n’y avait pas âme qui vive, âme et homme sont des termes interchangeables. La prédilection de Max Scheler pour le mot personne en serait un autre exemple. Là où La Fontaine écrit : « Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu… », tout le monde comprend que par mortel, c’est homme qu’il faut entendre (La Fontaine suit ici le latin qui préféré dans beaucoup de cas mortalis à homo). Et le « microcosme », auquel Maurice Scève consacre tout un poème, c’est encore l’homme.
S’agirait-il alors d’un simple synonyme ajouté à quelques autres? Point n’est besoin d’examiner longtemps le mot Dasein pour trouver un tel « synonyme » insolite et pour apercevoir déjà que la logique n’y trouve pas son compte. Car si le sens reçu, véhiculé par la langue métaphysique, a été jusque là existence, elle voudrait que l’homme, puisqu’il s’agira de lui, s’appelle « l’existant ». Scheler ne dit pas personnalité, il dit « personne ». En jetant son dévolu sur ce qui a été jusqu’ici le terme « abstrait », Heidegger semble bizarrement faire comme s’il fallait appeler l’homme… l’humanité, appeler le mortel… le (?) la (?) mort… Et que dire de ce neutre?… Ces questions auraient leur sens si Heidegger n’avait voulu qu’ajuster un terme de la philosophie classique à une terminologie elle aussi philosophique. C’est ainsi que Kant, au début de la Dialectique transcendantale, a, par exemple redéfini le mot idée pour l’insérer dans son vocabulaire, où l’« idée » se distingue du « concept » et de l’« intuition ». Mais aux problèmes que pose de prime abord le mot Dasein, il ne saurait y avoir de solution simplement lexicale : lire homme partout où l’auteur écrit étrangement Dasein – parce que, sitôt ce mot mis en jeu, Heidegger a quitté le sol de la métaphysique. Effectuant un véritable saut, il se risque à dire ce pour quoi il n’y avait pas de nom. Dasein, en vérité, est un homonyme.