Mais comment a lieu la pro-duction, soit dans la nature, soit dans le métier ou dans l’art’ Qu’est ce que le pro-duire, dans lequel joue le quadruple mode du faire-venir’ Le faire-venir concerne la présence de tout ce qui apparaît au sein du pro-duire. Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non-caché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vor-bringen) a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement ( Das Entbergen, le désabritement, le faire-sortir-du-retrait). Les Grecs ont pour ce dernier le nom d’aletheia, que les Romains ont traduit par veritas. Nous autres Allemands disons Wahrheit (vérité) et l’entendons habituellement comme l’exactitude de la représentation. [GA7 p 17]
Tenons-nous le temple, la statue, la tragédie présents. L’oeuvre est tandis que, installant le monde et pro-duisant la terre, elle dispute leur litige. Dans le litige, monde et terre se dis-socient, mais non sans désormais s’as-socier résolument l’un à l’autre. Le monde ouvert cherche à captiver la terre dans un ajointement mondain ; la terre attire en retour le monde en soi et l’entraîne vers son fond obscur. Dans cet disjonction conjoignante du litige s’ouvre un ouvert. Nous l’appelons le Là. Il est l’espace de jeu éclairci où, pour la première fois, s’engage et apparaît l’étant singulier en tant qu’ainsi ou ainsi manifeste. Cet être-ouvert du Là est l’essence de la vérité. Les Grecs la nommèrent a-lètheia (hors-retrait). C’est là seulement où l’être-ouvert du Là se produit que la terre peut se presser, en tant que celle qui se referme, vers un ouvert ; c’est là seulement où l’être-ouvert du Là – la vérité – advient que le monde peut être ouvert comme l’in-jonction signifiante de ce qui est enjoint. Mais lorsque l’étant apparaît comme tel, alors et aussitôt ce qui était jusqu’ici bien connu se révèle n’être que surface, apparence, confusion. Inséparables du devenir-manifeste de l’étant, le recouvrement et la dissimulation viennent au jour, c’est-à-dire qu’apparaît la non-vérité. Elle co-appartient constamment à la vérité comme la vallée à la montagne. Mais, tout aussi immédiatement, se dégage avec le non-retiré cela même qui se referme, ce retiré que tout être-ouvert tire à chaque fois vers l’ouvert comme sa limite. C’est seulement si nous parvenons à apercevoir tout cela ensemble : le hors-retrait de ce qui est à chaque fois justement ouvert, le recouvrement et la dissimulation, ce qui se referme et ce qui se retire absolument, que nous saisissons les rapports essentiels de ce qui appartient à un être ouvert, c’est-à-dire à l’essence de la vérité (Hw. 39-44). OOA1935 II
Tandis que l’oeuvre soutient le litige entre le monde terrestrement ouvert et la terre se refermant mondainement rien d’autre n’est en oeuvre, en elle comme oeuvre, que l’advenir d’une ouverture du Là – c’est-à-dire de la vérité. Dans l’oeuvre, un advenir de la vérité est mis en oeuvre. Et cette mise-en-oeuvre de la vérité est l’essence de l’art. L’art, ainsi, est une guise en laquelle la vérité advient, l’ouvrir du Là dans l’oeuvre (Hw. 49). OOA1935 II
Le monde est la jointure signifiante de ces rapports où sont ajointés toutes les décisions essentielles, les victoires, les sacrifices et les oeuvres d’un peuple. Le monde n’est jamais le “monde de tout le monde” d’une humanité en général, et pourtant tout monde désigne toujours l’étant en son tout. Son monde – c’est à chaque fois pour un peuple ce qui lui est dévolu. Tandis que cette tâche s’ouvre dans le pressentiment et dans le courage du sacrifice, dans l’agir et le concevoir, le peuple est captivé dans son avenir – il est avenant. Et c’est seulement s’il devient avenant que s’ouvre en même temps à lui ce qui lui a déjà été donné et ce qu’il a lui-même déjà été. Emporté dans ce qui lui est à venir et re-porté dans ce qu’il a lui-même déjà été, il se porte jusqu’à son présent. Ce provenir en soi unitaire est l’essence de l’histoire. L’histoire n’est pas le passé, et encore moins le présent, mais, de manière primaire et décisive, le sur-saut qui s’empare de ce qui est dévolu. Seul ce qui est au fond avenant est véritablement “été” et comme tel présent. L’être-ouvert du Là, la vérité n’est que comme histoire. Et ne peut jamais être historial, c’est-à-dire avenant-étant-été-présent au sens indiqué, qu’un peuple. Celui-ci assume la charge d’être le Là. Des lignées et des souches ne peuvent surgir et co-exister en l’unité d’un peuple que si elles se saisissent du dévolu, c’est-à-dire deviennent historiales en tant qu’avenantes. Cependant, le Là ne peut être assumé et soutenu que si son ouverture est proprement oeuvrée, et cela à chaque fois selon l’ampleur, la profondeur et l’orientation de cet acte d’ouvrir. Or l’art en tant que la mise en oeuvre de la vérité est une guise unique en laquelle l’ouverture du Là est oeuvrée et la possibilité d’être ce Là fondée. L’art n’”a” pas d’abord une histoire en ce sens extérieur qu’il surviendrait, à travers les vicissitudes du temps, parmi bien d’autres étants également changeants, mais il est histoire en ce sens essentiel qu’il co-fonde l’histoire (Hw. 64). OOA1935 II
D’où l’oeuvre reçoit-elle sa déterminité d’essence ‘ Telle est la question auprès de laquelle nous séjournons. Elle nous a conduit à la question préalable : à quoi l’oeuvre appartient-elle en tant que telle ‘ La réponse est maintenant celle-ci : l’oeuvre appartient à un provenir de la vérité. La guise propre à ce provenir a été saisie comme mettre-en-oeuvre de la vérité. Et celui-ci a été revendiqué comme l’essence de l’art. L’oeuvre – entendons l’oeuvre d’art – appartient ainsi à l’art, ou, plus brièvement : l’oeuvre d’art “est” une oeuvre d’art. On considère ordinairement de telles propositions comme des lieux communs, et celle qu’on vient d’énoncer en serait en effet un si nous nous bornions à répéter deux fois le même mot sans réfléchir. Il ne s’agit cependant plus du tout d’un lieu commun si nous savons à chaque fois, ou même seulement si nous demandons ce que c’est qu’une oeuvre et ce que c’est que l’art. Et alors, l’apparence du lieu commun devient un nouveau signe de ce que nous savons déjà, c’est-à-dire du fait que nous nous mouvons constamment en cercle (Hw. 8). OOA1935 II
Néanmoins, il n’est pas question d’en rester à cette proposition : l’oeuvre appartient à un provenir de la vérité que nous appelons art ; au contraire, si cette proposition a été conquise, c’est pour nous permettre de soulever maintenant cette question : qu’est donc l’art en son essence pour que lui appartienne quelque chose comme l’oeuvre ‘ (Hw. 45). OOA1935 II
Pour apporter une réponse à cette question, il est besoin d’une nouvelle précision au sujet de l’essence de l’art. Pour cela, nous nous en tiendrons à la délimitation déjà fournie : l’art est la mise-en-oeuvre de la vérité. L’art porte au provenir, dans la guise à lui propre, la vérité, l’être-ouvert du Là, où seulement s’engage tout étant en tant que tel. C’est dans l’art qu’advient pour la première fois de la vérité. Celle-ci, par conséquent, n’”est” pas sous la main n’importe où, pour être après coup transplantée dans une oeuvre apprêtée dont on dire ensuite qu’elle présente un idée ou une pensée – mais : l’art est un advenir de la vérité OOA1935 II
Est-ce donc que celle-ci surgit du néant ‘ Assurément, si du moins nous entendons par néant ce sous-la-main qui est ensuite réfuté et ébranlé par le se-tenir-là de l’oeuvre dans sa prétention à être l’étant véritable. Sur l’étant déjà sous-la-main, jamais la vérité ne peut être déchiffrée. Bien plutôt l’être-ouvert de l’étant provient-il tandis qu’il est projeté : dit en poème (Hw. 59). OOA1935 II
La vérité comme être-ouvert advient dans le projet de la poésie. L’art comme mise-en-oeuvre de la vérité est essentiellement poésie. Et pourtant, n’est-ce point pur et simple arbitraire que de reconduire l’art de bâtir, l’art de sculpter, l’art des sons à la “poésie” ‘ Tel serait en effet le cas si nous entreprenions d’interpréter les “arts” cités à partir de l’art du langage, et d’en faire des sous-espèces de celui-ci ‘ En fait, l’art de la langue (la “poésie”) lui-même n’est qu’une guise du projeter, du dire poétique au sens déterminé, mais plus vaste qu’on a indiqué. Ce qui n’empêche que l’oeuvre de langue – la poésie au sens plus strict – a une position insigne dans le tout des arts. Pour concevoir comment, il est besoin d’un concept correct de la langue elle-même (Hw. 60). OOA1935 II
L’art porte la vérité au provenir tandis qu’il met fondativement en oeuvre une manifesteté du Dasein. OOA1935 II
Mais pourquoi faut-il que soit un tel provenir de la vérité, pourquoi faut-il que soit l’art en tant que poésie ‘ Réponse : parce que l’essence de la vérité comme hors-retrait inclut le re-trait. Celui-ci est aussi bien recouvrement (non-vérité) que, aussi, simple fermeture et, avec elle, limite de l’être-ouvert comme tel. À la vérité appartient le re-fermement, c’est-à-dire la terre. Celle-ci se refuse à tout assaut dissolvant. En elle, tout être-ouvert trouve sa borne. Mais cette borne, loin d’être extérieure à lui, est précisément ce qui borde l’être-ouvert, qui s’engage en lui, qui le porte et qui le lie ; c’est-à-dire que la vérité est essentiellement terrestre. OOA1935 II
Et c’est pourquoi la vérité, pour autant qu’elle provient en une guise essentielle, doit nécessairement co-engager la terre dans le Là. Il faut que soit un provenir de la vérité selon la modalité de l’art, il faut qu’une oeuvre soit. OOA1935 II
L’aperception de cette connexion essentielle nous permet pour la première fois d’obtenir la détermination d’essence authentique de l’art. L’art est une guise selon laquelle la vérité est “ouvrée” – à savoir comme oeuvre. C’est ainsi l’art, et lui seulement, qui, comme fondation, laisse la vérité jaillir. L’art fait ré-sulter la vérité. Laisser quelque chose ré-sulter, la porter seulement au dire dans le saut fondatif, c’est là ce que signifie le mot origine (Hw. 64). OOA1935 II
Si l’art est une origine, ce n’est donc pas parce qu’il demeure le fondement de la possibilité interne et de la nécessité de l’oeuvre, non, il ne demeure un tel fondement que parce que préalablement il est déjà par rapport à la vérité et pour elle une origine, ce laisser jaillir qui se voit obligé à l’oeuvre. OOA1935 II
Cependant l’art, en tant que mise-en-oeuvre de la vérité, est seulement une guise en laquelle la vérité advient. Une autre modalité de l’origine est l’acte du fondateur de la cité, qui porte historialement la vérité à l’action, au geste et au dessein. Une autre modalité, derechef, du provenir de la vérité est le questionner et le dire du penseur ; il force la vérité à accéder, et cela non pas après coup, mais d’entrée de jeu, au concept. Toute origine est unique en son genre, et nulle ne peut suppléer une autre. De manière correspondante, oeuvre, acte, concept sont essentiellement différents, quand bien même une expression relâchée nous fait parler de l’”oeuvre” d’un philosophe et d’un “acte” artistique. La vérité n’”est” que pour autant qu’elle advient. Et elle n’advient que pour autant que – comme oeuvre, comme acte, comme concept – elle se décide ainsi ou ainsi, fondant du même coup de nouveaux domaines de décision (Hw. 50). OOA1935 II
Est-ce à dire cependant que, lorsque la vérité provient, il faut aussi que l’art, qu’une oeuvre soit ‘ Comment et quand l’art est-il en tant que laisser jaillir de la vérité ‘ OOA1935 II
Et quand un commencement de l’art, un commencement comme art est-il nécessaire ‘ Toujours lorsque l’étant en totalité et comme tel veut être porté à l’être-ouvert. Cela advint pour la première fois en Occident avec le monde grec. Ce qui par la suite s’appellera légende fut alors décisivement mis en oeuvre. L’étant ainsi ouvert en son tout fut ensuite transformé en étant au sens du créé par Dieu : telle est l’oeuvre du Moyen Âge. Puis cet étant, derechef, fut transformé au début des Temps modernes. L’étant fut désenchanté et expliqué au titre de ce que le calcul peut maîtriser et percer à jour. À chaque fois, c’est un monde nouveau qui émergea, c’est-à-dire qu’à chaque fois l’être-ouvert de l’étant dut être refondé dans ce qui porte, limite et lie tout être-ouvert : dans la terre et sa mise à l’abri. À chaque fois il fallut à la terre entrer en litige avec le monde ; à chaque fois l’oeuvre d’art fut appelée à être ; car c’est en elle que se produit la percée insigne et, en même temps, la re-fondation la plus appropriée de la vérité terrestre. À l’ampleur et à la hauteur du monde qui s’ouvre se mesure à chaque fois la profondeur et le refermement de l’abîme de la terre, se mesure l’acuité et l’âpreté du litige entre terre et monde, se mesure la grandeur de l’oeuvre, se mesure la force de saut de l’art comme saut originaire. Seulement, avec l’étant ouvert par l’oeuvre, c’est aussi le mode d’être de l’oeuvre même qui se transmue. Le se-tenir-là du temple de Zeus est autre que celui de la Cathédrale de Bamberg. Monde et terre, dont ils disputent le litige, et selon le mode en lequel ils le disputent, se manifestent autrement. Et pourtant, c’est précisément et seulement par eux que la modalité du dire conformément auquel ils sont oeuvres édifiées est fondée comme modalité décisive (Hw. 63-64). OOA1935 II
Mais qu’est-ce enfin que cela : commencer ‘ Réponse : faire le saut dans l’origine. Celle-ci n’est pas constituée par là, mais l’advenir de la vérité est enduré dans le fonder poétique. Or telle est l’essence du créer : capturer dans le projet en le supportant, soutenir le litige qui se lève dans l’oeuvre, in-sister dans le domaine insolite de la vérité nouvelle, faire le saut dans un milieu du Da-sein qui ne se détermine que dans le saut lui-même. Le créer ne se produit que dans la solitude d’une unicité singulière. Par elle, la vérité du Dasein historial d’un peuple est décidée. OOA1935 II
Non seulement l’artiste, mais encore quiconque porte au saut une origine de la vérité est un créateur ; pour autant, il ne devient pas une manière d’artiste, mais préserve sa manière propre. OOA1935 II
“expression” de ce qu’un peuple est, mais le sursaut qui fait signe vers cela même que ce peuple veut être. C’est pourquoi le grand art n’est jamais un art “actuel”. Grand est un art lorsqu’il porte son essence au plein déploiement, c’est-à-dire met en son oeuvre la vérité qui doit devenir la mesure pour un temps. Mais se rendre conforme au temps, l’oeuvre ne le peut pas. Certes il existe de tels produits artistiques. Mais ils ne sont pas un sur-saut parce qu’ils sont sans saut originel, mais seulement un résultat. Dans le sillage de tout art essentiel, il y a toujours de l’art épigonal ; celui-ci offre même apparence que lui, et pourtant il en diffère d’un saut – et non pas seulement d’un degré. OOA1935 II
L’être-créé est ce trait dans l’oeuvre en vertu de laquelle elle donne à savoir à un peuple la vérité mise en elle comme cet être-ouvert de l’étant dans l’éclaircie duquel le peuple [peut] se porte jusqu’à soi-même. C’est pourquoi le rapport fondamental [à elle] n’est pas une jouissance, pas une exaltation, mais un savoir de cette vérité mise en oeuvre en tous ses rapports. L’être-créé se tient là lui-même et conjointement dans l’oeuvre. Quant à l’être-produit, il réside sans doute lui aussi dans l’oeuvre, mais il y est justement voilé par l’être-créé. OOA1935 II
Le saut créateur dans le saut originaire est l’instauration du litige entre le monde et la terre qui se referme. L’obscure rudesse et la pesanteur attirante, la poussée et le flamboiement sauvages, la ré-ticence discrète de toutes choses, bref : le terre en tant qu’elle prodigue la dureté de sa réclusion ne peut être soutenue qu’en une autre dureté. Or tel est le poser de la limite en tant que trait qui cerne (contour), qui déploie (élévation) et qui fonde (plan). Tandis que ce qui se referme est ex-trait dans l’ouvert, il faut que ce qui at-tire ainsi devienne lui-même trait, limite qui trace et jointure qui ajointe. Nous connaissons le mot d’Albrecht Dürer : “Car en vérité l’art se cache dans la nature, et celui qui peut l’en extraire le possède” (éd. Langue-Fuhse, p. 226). Extraire, ici, veut dire dégager, en l’occurrence en dessinant et en gravant (Hw. 51-52, 58). OOA1935 II
Mais là où est l’art, là provient la vérité, là est l’histoire. C’est pourquoi il est permis de dire aussi : là où il y a préhistoire, là il n’y a point d’art, mais seulement pré-art. Ce qui veut dire que les produits de la préhistoire n’ont nul besoin de demeurer de simples outils ou une chose d’usage confectionné à l’aide de ces outils, un ustensile. Ils peuvent très bien être cet intermédiaire que nous n’avons le droit d’appeler ni ustensile ni oeuvre d’art. Mais quant à déterminer cet intermédiaire, nous ne pouvons y parvenir que si nous sommes en mesure de le délimiter des deux côtés, c’est-à-dire à partir du concept correct de l’ustensile et du concept correct de l’oeuvre d’art. Néanmoins, un tel intermédiaire n’est pas pour autant un passage médiateur, progressif vers ces côtés, non, seul un saut conduit à eux. Il n’en reste pas moins que la délimitation de l’oeuvre d’art par rapport à l’ustensile présente une signification fondamentale pour le savoir correct de l’art lui-même. OOA1935 II
L’on ne saurait se dérober à cette phrase, c’est-à-dire à tout ce qui s’abrite derrière elle, en objectant par exemple à Hegel la constatation suivante : depuis le temps de son Esthétique, qui fut professé pour la dernière fois au semestre d’hiver 1828-1829, nous n’en avons pas moins vu éclore plus d’une oeuvre d’art de grande valeur. Car cette possibilité, Hegel lui-même est le dernier à l’avoir niée. Mais la question demeure : l’art est-il encore une guise essentielle et nécessaire en laquelle provient la vérité décisive pour notre Dasein historial, ou bien n’est-il plus cela ‘ Et s’il ne l’est plus, est-ce par exemple parce qu’il ne peut plus l’être ‘ (Hw. 66-67). OOA1935 II
Le verdict sur la phrase de Hegel n’est point encore tombé ; car derrière cette phrase se tient toute la pensée occidentale depuis les Grecs, se tient la conception de l’être et de la vérité qu’elle a fondée. Or tout cela est aujourd’hui encore en vigueur, même là où nous n’en devinons rien (Hw. 67). OOA1935 II
La phrase de Hegel : “Mais nous n’avons plus un besoin absolu de porter un contenu à la présentation sous la forme de l’art”, demeure vraie. Cependant, cela doit devenir une question de savoir si cette vérité est définitive. Autrement dit : de savoir si les présuppositions internes de cette phrase, si la conception traditionnelle de l’essence de l’art comme présentation subsistent pour toujours ou bien si elles doivent nécessairement être métamorphosées de fond en comble (Hw. 67). OOA1935 II
De même, c’est parce que le logos est un faire-voir qu’il peut être vrai ou faux. L’important, ici encore, est de se dégager de tout concept construit de la vérité au sens d’un « accord ». Car cette idée n’est nullement primordiale dans le concept de l’aletheia. L’« être-vrai » du logos comme aletheuein veut dire : soustraire à son retrait, dans le legein comme apophainesthai, l’étant dont il est parlé et le faire voir comme non-retiré, (alethes) le découvrir. De même, l’« être-faux » (pseudesthai) signifie autant que tromper au sens de recouvrir : placer quelque chose devant quelque chose (sur le mode du faire-voir) et ainsi le donner comme quelque chose qu’il n’est pas. EtreTemps7
Mais si la « vérité » a ce sens et si le logos est un mode déterminé du faire-voir, alors le logos ne saurait justement pas être considéré comme le « lieu » primaire de la vérité. Lorsque l’on détermine, comme c’est devenu aujourd’hui chose tout à fait courante, la vérité comme ce qui appartient « proprement » au jugement, et que de surcroît on invoque Aristote à l’appui de cette thèse, une telle invocation est tout aussi illégitime que, surtout, le concept grec de la vérité est incompris. Est « vraie » au sens grec, et certes plus originellement que le logos cité, aisthesis, l’accueil pur et simple, sensible de quelque chose. Tandis qu’une aisthesis vise ses idia, c’est-à-dire l’étant qui essentiellement n’est accessible que par elle et pour elle, par exemple le voir des couleurs, alors cet accueil est toujours vrai. Ce qui veut dire que le voir découvre toujours des couleurs, l’entendre toujours des sons. Mais est « vrai » au sens le plus pur et le plus originel – autrement dit découvre sans jamais pouvoir recouvrir – le pur noein, l’accueil purement et simplement considératif des déterminations d’être les plus simples de l’étant comme tel. Ce noein ne peut jamais recouvrir, jamais être faux, il peut tout au plus être non-accueil, agnoein, ne pas suffire à l’accès pur et simple, adéquat. EtreTemps7
[34] Ce qui n’a plus la forme d’accomplissement du pur faire-voir, mais recourt à chaque fois, en mettant en lumière, à autre chose et fait voir ainsi quelque chose comme quelque chose, cela recueille, en même temps que cette structure synthétique, la possibilité du recouvrir. Cependant la « vérité judicative » n’est que le pendant de ce recouvrir autrement dit un phénomène de vérité déjà fondé de multiple façon. Réalisme et idéalisme manquent tout aussi radicalement le sens du concept grec de la vérité, concept à partir duquel seulement peut être comprise en général la possibilité de quelque chose comme une « doctrine des idées » à titre de connaissance philosophique. EtreTemps7L’être, en tant que thème fondamental de la philosophie, n’est pas un genre d’étant, et pourtant il concerne tout étant. Son « universalité » doit être cherchée plus haut. Être et structure d’être excèdent tout étant et toute déterminité [Bestimmtheit] étante possible d’un étant. L’être est le transcendens par excellence. La transcendance de l’être du Dasein est une transcendance insigne, dans la mesure où en elle réside la possibilité et la nécessité de la plus radicale individuation. Toute mise à jour de l’être comme transcendens est connaissance transcendantale. La vérité phénoménologique (ouverture de l’être) est veritas transcendantalis. EtreTemps7
Si l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] est une constitution fondamentale du Dasein, où il se meut non pas seulement en général, mais – sur le mode de la quotidienneté [Alltäglichkeit] – de façon privilégiée, il doit donc également être toujours déjà expérimenté ontiquement. Un voilement total du phénomène serait d’autant plus inintelligible que le Dasein dispose d’une compréhension [60] d’être de lui-même, si indéterminée soit-elle. Néanmoins, dès l’instant que le « phénomène de la connaissance du monde » a été lui-même saisi, il a été soumis à une interprétation « extérieure », formelle. Un signe en est la position, encore usuelle aujourd’hui de la connaissance comme une « relation entre sujet et objet », qui contient en elle autant de « vérité » que de vide. Sujet et objet, cependant, ne coïncident point avec Dasein et monde. EtreTemps13
C’est un mérite de la recherche phénoménologique que d’avoir procuré une vue plus dégagée sur ces phénomènes. Plus encore, Scheler surtout, obéissant à des suggestions d’Augustin et de Pascal (NA: Cf. Pensées, loc. cit. (supra, p. [4]) : « Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il faut les connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il faut les aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences » ; cf. aussi Augustin, Contra Faustum (dans Migne, P.L., t. VIII), XXXII. 18: « Non intratur in veritatem, nisi per charitatem ».), a infléchi cette problématique en direction des connexions de dérivation entre « actes représentants » et « actes d’intéressement ». Bien sûr, les fondements ontologico-existentiaux du phénomène d’acte en général n’en demeurent pas moins dans l’obscurité. EtreTemps29
En premier lieu, il est possible d’illustrer à partir de l’énoncé la guise en laquelle la structure du « comme » qui est constitutive du comprendre et de l’explicitation peut être modifiée. Le comprendre et l’explicitation n’en ressortiront que mieux. Ensuite, l’analyse de l’énoncé occupe à l’intérieur de la problématique fondamental-ontologique une place privilégiée, s’il est vrai que, dans les commencements décisifs de l’ontologie grecque, le logos a fonctionné comme unique fil conducteur pour accéder au proprement étant et pour en déterminer l’être. Enfin, l’énoncé vaut depuis longtemps comme « lieu » primaire et véritable de la vérité. Ce phénomène est si étroitement solidaire du problème de l’être que la présente recherche, dans sa démarche ultérieure, rencontrera nécessairement le problème de la vérité, ce qui n’empêche d’ailleurs qu’elle ne se tienne d’ores et déjà, quoiqu’implicitement, dans sa dimension. L’analyse de l’énoncé doit donc contribuer à préparer cette problématique. EtreTemps33
Or la constitution fondamentale de la vue se manifeste dans une tendance d’être spécifique de la quotidienneté [Alltäglichkeit] au « voir ». Cette tendance, nous la désignons par le terme de curiosité qui, de manière significative, n’est pas restreint au voir et exprime la tendance à un laisser-faire-encontre accueillant spécifique du monde. Nous interprétons ce phénomène dans une visée ontologico-existentiale fondamentale, c’est-à-dire sans adopter la perspective étroite du connaître, qui, ce qui n’a rien de fortuit, est conçu très tôt dans la philosophie grecque à partir du « désir de voir ». L’essai qui, dans la collection des traités d’ontologie d’Aristote, vient en tête, commence par cette phrase : pantes anthropoi tou eidenai oregontai phusei [NA: Met., A 1, 980 a 21.] [171] : « Dans l’être de l’homme, il y a essentiellement le souci du voir ». Et cette phrase introduit une recherche qui tente de mettre à découvert l’origine de l’investigation scientifique de l’étant et de son être à partir du mode d’être cité du Dasein. Cette interprétation grecque de la genèse existentiale de la science n’est point due au hasard. Ce qui accède en elle à la compréhension explicite, c’est ce qui était pré-dessiné dans la proposition de Parménide : to gar auto noein estin te kai einai : l’être est ce qui se montre dans l’accueil intuitif pur, et seul un tel voir découvre l’être. La vérité originaire et authentique réside dans l’intuition pure. Cette thèse demeurera par la suite le fondement de la philosophie occidentale. La dialectique hegélienne y trouve son motif, et elle n’est possible que sur sa base. EtreTemps36
Mais si la curiosité libérée se préoccupe de voir, ce n’est pas pour comprendre ce qui est vu, c’est-à-dire pour accéder à un être pour lui, mais seulement pour voir. Elle ne cherche le nouveau que pour sauter à nouveau de ce nouveau vers du nouveau. Ce dont il y va pour le souci d’un tel voir, ce n’est pas de saisir et d’être dans la vérité en sachant, mais de possibilités de s’abandonner au monde. Aussi la curiosité est-elle caractérisée par une incapacité spécifique de séjourner auprès du plus proche. Aussi bien ne recherche-t-elle pas non plus le loisir du séjour considératif, mais l’inquiétude et l’excitation que donne le toujours nouveau et le changement incessant d’objet rencontré. En son non-séjour, la curiosité se préoccupe de la constante possibilité de la distraction. La curiosité n’a rien à voir avec la contemplation admirative de l’étant, avec le thaumazein, ce qui lui importe n’est point d’être frappée d’incompréhension par la stupeur, mais elle se préoccupe d’un savoir simplement pour avoir su. Les deux moments constitutifs de la curiosité : l’incapacité de séjourner dans le monde de la préoccupation [Besorgen] et la distraction vers de nouvelles possibilités, fondent le troisième [173] caractère d’essence de ce phénomène, ce que nous appelons l’agitation. La curiosité est partout et nulle part. Ce mode de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] dévoile un nouveau mode d’être du Dasein quotidien [alltäglich], où celui-ci ne cesse de se déraciner. EtreTemps36
Devenue ainsi déjà pour soi-même une tentation, l’être-explicité public maintient le Dasein dans son être-échu. Bavardage et équivoque, l’avoir-tout-vu-et-tout-compris constituent l’apparence selon laquelle l’ouverture ainsi disponible et régnante du Dasein pourrait lui garantir la sûreté, la vérité et la plénitude de toutes les possibilités de son être. L’auto-certitude et l’être-décidé du On propage une absence croissante de besoin quant à la compréhension affectée authentique. La prétention du On à nourrir et guider la « vie » pleine et vraie apporte un rassurement au Dasein, pour qui « tout va bien » et toutes les portes sont ouvertes. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein] échéant est pour lui-même, en même temps que tentateur, rassurant. EtreTemps38
Dans la problématique ontologique traditionnelle, être et vérité ont été depuis longtemps rapprochés, quoique non pas identifiés. Dans ce rapprochement s’atteste, même si peut-être ses motifs fondamentaux sont restés retirés, la connexion nécessaire entre être et compréhension. Pour préparer de façon satisfaisante la question de l’être, il est donc besoin d’une clarification ontologique du phénomène de la vérité. Elle s’accomplira d’abord sur le sol de ce que l’interprétation antérieure a conquis avec les phénomènes de l’ouverture et de l’être-découvert, de l’explicitation et de l’énoncé. [184] La conclusion de l’analyse-fondamentale préparatoire du Dasein prendra donc successivement pour thème : l’affection fondamentale de l’angoisse comme ouverture privilégiée du Dasein (§40 [EtreTemps40]) ; l’être du Dasein comme souci (§41 [EtreTemps41]) ; la confirmation de l’interprétation existentiale du Dasein comme souci à partir de l’auto-explicitation préontologique du Dasein (§42 [EtreTemps42]) ; Dasein, mondanéité [Weltlichkeit] et réalité (§43 [EtreTemps43]) ; Dasein, ouverture et vérité (§44 [EtreTemps44]). EtreTemps39
Voudrait-on conclure de l’impossibilité des preuves de l’être-sous-la-main de choses hors de nous que cette réalité doit être « acceptée par un simple acte de foi » [NA: Id., préface, note citée], que la perversion du problème ne serait nullement surmontée. Car le préjugé demeurerait intact selon lequel il faudrait, fondamentalement et idéalement, en apporter une démonstration. Avec cette restriction à une « foi en la réalité du monde extérieur », la position inadéquate du problème se confirme même dans le cas où l’on cherche à rendre expressément à cette foi un « droit » qui lui serait propre. Au fond, on n’en continue pas moins à exiger une preuve, même si l’on s’efforce de satisfaire cette requête par des moyens autres que ceux d’une démonstration contraignante [NA: Cf. W. DILTHEY, Beiträge zur Lösung der Frage vom Ursprung unseres Glaubens an die Realität der Aussenwelt und seinem Recht [Contributions à la résolution de la question de l’origine de notre foi en la réalité du monde extérieur, ainsi que de sa légitimité], 1890 dans Gesammelte Schriften, t. V-1, p. 90 sq. Dès le début de cet essai, Dilthey a cette déclaration sans équivoque : « Car s’il doit y avoir pour l’homme une vérité universelle, alors il faut que la pensée, conformément à la méthode indiquée pour la première fois par Descartes, se fraie un chemin qui la conduise des faits de la conscience [Gewissen] vers l’effectivité extérieure » (p. 90).]. EtreTemps43
Il n’est pas possible de discuter en détail, dans la présente recherche, la multiplicité des tentatives de solution du « problème de la réalité » qui ont été élaborées par toutes les variantes du réalisme, de l’idéalisme et de leurs formes intermédiaires. Autant il est certain que chacune de ces doctrines recèle un noyau de questionnement authentique, autant il serait [207] absurde de vouloir obtenir la solution acceptable du problème en additionnant les parts de vérité qu’elles contiennent. Ce dont il est besoin, c’est bien plutôt de cet aperçu fondamental que les divers courants de la théorie de la connaissance se fourvoient moins en tant même que courants gnoséologiques qu’ils n’échouent, sur la base de leur omission de l’analytique existentiale du Dasein en général, à conquérir d’abord le sol approprié pour une problématique phénoménalement assurée. Ce sol, cependant, il est tout aussi exclu de l’obtenir en apportant après-coup telle ou telle amélioration phénoménologique au concept de sujet et de conscience [Gewissen]. Car de tels correctifs ne sauraient garantir que la problématique inadéquate a été écartée. EtreTemps43
§44 [EtreTemps44]-. Dasein, ouverture et vérité. EtreTemps44
De tous temps, la philosophie a rapproché vérité et être. La première découverte de l’être de l’étant chez Parménide « identifie » l’être avec la compréhension ac-cueillante de l’être : to gar auto noein estin te kai einai (NA: Fragment 5, Diels [= 3, Diels-Kranz].]. Dans son esquisse de l’histoire de la découverte des archai [NA: Met., A.], Aristote souligne que c’est guidés par « les choses mêmes » que les [213] philosophes antérieurs à lui furent contraints de questionner plus avant : auto to pragma hodopoiesen autois kai sunenagkase zetein [NA: Id., 984 a 18 sq.]. Il caractérise encore ce même fait par ces mots : anagkazomenos d’akolouthei tois phainomenois [NA: Id., 986 b 31]; il (Parménide) fut contraint de suivre ce qui se montrait en lui-même. Dans un autre passage, nous lisons : hup’ autes tes aletheias anagkazomenoi [NA: Id., 984 b 10.], c’est contraints par la « vérité » elle-même qu’ils menèrent la recherche. Cette recherche, Aristote la caractérise comme philosophein peri tes aletheias [NA: Id., 983 b 2 ; cf. 988 a 20.], « philosopher » sur la « vérité », ou encore apophainesthia peri tes aletheias [NA: Id., ? 1, 993 b 17.], comme un faire-voir qui met en lumière eu égard à et dans l’orbe de la « vérité ». La philosophie elle-même est déterminée comme episteme tis tes aletheias [NA: Id., 993 b 20.], une science de la « vérité ». Mais en même temps, elle est caractérisée comme une episteme, he theorei to on he on [NA: Id., . 1, 1003 a 21.], une science qui considère l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire eu égard à son être. EtreTemps44
Que signifient ces mots : « Faire une recherche sur la “vérité” », science de la « vérité » ? La « vérité », dans cette recherche, est-elle prise pour thème par une théorie de la connaissance ou du jugement ? Manifestement non, puisque « vérité » signifie la même chose que la « chose », que « ce qui se montre soi-même ». Quel est alors le sens de l’expression « vérité », si elle peut être utilisée terminologiquement pour nommer un « étant » et un « être » ? EtreTemps44
Mais si la vérité se tient à juste titre dans une connexion originaire avec l’être, le phénomène de la vérité entre dans la sphère de la problématique fondamental-ontologique. Mais si tel est le cas, n’est-il pas inévitable que ce phénomène fasse d’ores et déjà encontre à l’intérieur de l’analyse fondamentale préparatoire, de l’analytique du Dasein ? Dans quelle connexion ontico-ontologique la « vérité » se tient-elle avec le Dasein et la déterminité [Bestimmtheit] ontique de celui-ci que nous appelons la compréhension d’être ? Est-il possible, à partir de celle-ci, de mettre au jour la raison pour laquelle l’être va nécessairement ensemble avec la vérité, et celle-ci avec celui-là ? EtreTemps44
Ces questions ne sauraient être esquivées. Car c’est bien parce que l’être « va ensemble » avec la vérité que le phénomène de la vérité est déjà entré en effet, quoique non expressément, ni sous ce titre, dans le thème des analyses antérieures. Il convient désormais, dans la perspective de l’accentuation du problème de l’être, de délimiter expressément le [214] phénomène de la vérité et de fixer les problèmes qui y sont renfermés. Ce travail ne se contentera nullement de résumer ce qui a été expliqué auparavant ; bien au contraire, la recherche va recevoir de lui un nouveau coup d’envoi. EtreTemps44
Notre analyse part du concept traditionnel de la vérité et tente d’en libérer les fondements ontologiques (a). À partir de ces fondements, le phénomène originaire de la vérité deviendra visible, ce qui doit nous permettre de mettre au jour le caractère dérivé du concept traditionnel (b). Après quoi la recherche mettra en évidence qu’à la question de l’« essence » de la vérité appartient nécessairement la question du mode d’être de la vérité. Conjointement sera tiré au clair le sens ontologique de l’expression : « Il y a de la vérité », et le mode de la nécessité avec laquelle « nous devons présupposer » qu’« il y a » de la vérité (c). EtreTemps44
a) Le concept traditionnel de la vérité et ses fondements ontologiques. EtreTemps44
Trois thèses caractérisent la conception traditionnelle de l’essence de la vérité et l’opinion qu’on se fait de sa définition première : 1. Le « lieu » de la vérité est l’énoncé (le jugement) ; 2. l’essence de la vérité réside dans l’« accord » du jugement avec son objet ; 3. Aristote, le père de la logique, aurait lui aussi assigné la vérité au jugement comme à son lieu originaire, et il aurait lui aussi mis en circulation la définition de la vérité comme « accord ». EtreTemps44
Notre intention n’est pas ici de retracer une histoire du concept de vérité, qui d’ailleurs ne pourrait être exposée que sur la base d’une histoire de l’ontologie. Quelques références caractéristiques à des données bien connues suffiront à introduire nos élucidations analytiques. EtreTemps44
Aristote dit : pathemata tes psyches ton pragmaton homoiomata [NA: ARISTOTE, De Interpretatione, 1, 16 a 6.], les « vécus » de l’âme, les noemata (représentations) sont des as-similations aux choses. Cet énoncé qu’Aristote ne donne nullement pour une définition d’essence expresse de la vérité, a fourni son occasion à l’élaboration de la définition ultérieure de l’essence de la vérité comme adaequatio intellectus et rei. Thomas d’Aquin [NA: Quaestiones disputatae de Veritate, q. 1, a. 1.], qui renvoie à propos de cette définition à Avicenne, qui l’avait à son tour reçu du Livre des Définitions d’Isaac Israëli (Xème siècle), utilise aussi, au lieu de adaequatio (as-similation, ad-équation), les termes correspondentia (correspondance) et convenientia (con-venance, convergence). EtreTemps44
[215] La théorie de la connaissance néo-kantienne du XIXème siècle a souvent voulu voir dans cette définition de la vérité l’expression d’un réalisme naïf et méthodologiquement retardataire, et elle l’a déclarée incompatible avec une problématique qui se serait imposée à travers la « révolution copernicienne » de Kant. Parler ainsi, cependant, revient à oublier que Kant lui-même – ainsi que Brentano en avait déjà fait la remarque – demeure si fermement attaché à ce concept de la vérité qu’il renonce même à l’élucider : « L’ancienne et fameuse question, dit-il, avec laquelle on prétendait pousser à bout les logiciens […] est celle-ci : qu’est-ce que la vérité ? La définition nominale de la vérité, qui en fait l’accord de la connaissance avec son objet, est ici offerte et présupposée… » [NA:Kritik der reinen Vernunft, B 82.] « Si la vérité consiste dans l’accord d’une connaissance avec son objet, il faut par là même que cet objet soit distingué des autres ; car une connaissance est fausse si elle ne s’accorde pas avec l’objet auquel elle se rapporte, même si elle contient quelque chose qui pourrait valoir d’autres objets » [NA: Id., B 83.], ajoute-t-il ; et il dira encore dans l’introduction à la « Dialectique transcendantale » : « La vérité ou l’apparence ne sont pas dans l’objet pour autant qu’il est intuitionné, mais dans le jugement porté sur lui pour autant qu’il est pensé »? [NA: Id., B 350.] EtreTemps44La caractérisation de la vérité comme « accord », adaequatio, homoiosis est certes très générale et vide. Elle doit pourtant détenir quelque légitimité puisque, malgré toute la variété des interprétations de la connaissance qui doit recevoir ce prédicat privilégié, elle réussit à se maintenir. C’est pourquoi nous posons maintenant la question des fondements de cette « relation ». Nous demandons : Qu’est-ce qui est tacitement co-posé dans ce tout de relations qu’est l’« adaequatio intellectus et rei » ? Et quel caractère ontologique ce co-présupposé possède-t-il ? EtreTemps44
D’abord, que signifie en général le terme d’« accord » ? L’accord de quelque chose avec quelque chose a le caractère formel de la relation de quelque chose à quelque chose. Tout accord, donc toute « vérité », est une relation. Pourtant, toute relation n’est pas accord. Un signe fait signe vers ce qu’il montre. Le signe est une relation, mais il n’est pas un accord du signe et du montré. D’autre part, tout accord ne désigne manifestement pas non plus quelque chose comme la convenientia fixée dans la définition de la vérité. Le nombre 6 s’accorde avec 16 10. Les nombres s’accordent, ils sont égaux du point de vue du combien. L’égalité est [216] une guise de l’accord. À celui-ci appartient structurellement quelque chose comme un « point de vue », un « rapport à… ». Par rapport à quoi ce qui est mis en relation dans l’adaequatio s’accorde-t-il ? La clarification de la « relation de vérité » exige de considérer conjointement la spécificité des membres relatifs. Par rapport à quoi intellectus et res, s’accordent-ils ? Est-ce qu’en leur mode d’être, en leur teneur d’essence, ils apportent en général avec eux quelque chose par rapport à quoi ils puissent s’accorder ? Si une identité des deux est rendue impossible par leur hétérogénéité, tous deux, intellectus et res sont-ils cependant peut-être semblables ? Mais la connaissance doit pourtant « donner » la chose telle qu’elle est. L’« accord » a donc le caractère de relation du « tel – tel ». Selon quelle guise cette relation est-elle possible en tant que relation entre intellectus et res ? On le voit clairement par toutes ces questions : pour tirer au clair la structure de la vérité, il ne suffit point de présupposer simplement ce tout relationnel, il faut que le questionnement s’en retourne jusqu’à la connexion d’être qui porte ce tout comme tel. EtreTemps44
Faut-il pour cela cependant déployer la problématique de la « théorie de la connaissance » au sujet de la relation sujet-objet ? Ou bien l’analyse peut-elle se restreindre à l’interprétation de la « conscience [Gewissen] immanente de la vérité », donc rester « à l’intérieur de la sphère » du sujet ? Suivant l’opinion universelle, ce qui est vrai est la connaissance. Or la connaissance réside dans le juger. Et dans le jugement, il faut distinguer : le juger comme processus psychique réel et le jugé comme teneur idéale. C’est de celle-ci que l’on dit qu’elle est « vraie ». Le processus psychique réel, au contraire, est sous-la-main ou il ne l’est pas. C’est donc la teneur idéale du jugement qui se tient dans la relation d’accord. Cette relation, par conséquent, concerne une connexion entre la teneur idéale du jugement et la chose réelle considérée comme ce sur quoi il est jugé. Cet accord même, en son mode d’être, est-il réel ou idéal ? Ou rien des deux ? Comment la relation entre étant idéal et sous-la-main réel doit-elle être saisie ontologiquement ? Car elle subsiste bel et bien, et elle n’existe pas seulement, dans des jugements factices, entre teneur du jugement et objet réel, mais en même temps entre teneur idéale et accomplissement réel du jugement – et elle y est encore plus « intime »… EtreTemps44
Dans le traitement de la question du mode d’être de l’adaequatio, le retour à la scission de l’accomplissement judicatif et de la teneur judicative, bien loin de faire avancer l’élucidation, fait apparaître tout au plus que l’éclaircissement du mode d’être du connaître est lui-même absolument nécessaire. L’analyse requise à cet effet doit tenter de porter en même temps sous le regard le phénomène de la vérité caractéristique de la connaissance. Quand, dans le connaître lui-même, la vérité devient-elle phénoménalement expresse ? Lorsque le connaître s’atteste comme vrai. C’est cette autolégitimation qui lui assure sa vérité. Par suite, c’est en connexion phénoménale avec la légitimation que la relation d’accord doit se rendre visible. EtreTemps44
Supposons que quelqu’un, le dos tourné à un mur, prononce cet énoncé vrai : « Le tableau accroché au mur est penché. » Cet énoncé se légitimera si celui qui l’a prononcé se retourne et perçoit le tableau mal accroché au mur. Mais qu’est-ce qui est proprement légitimé dans cette légitimation ? Quel est le sens de la confirmation de l’énoncé ? Serait-ce par exemple l’accord de la « connaissance », ou du « connu », avec la chose sur le mur, qui est constaté ? Oui et non – suivant que l’on interprète de manière phénoménalement adéquate ce que signifie l’expression « le connu ». À quoi l’auteur de l’énoncé, lorsque – ne percevant pas le tableau, mais « se le représentant seulement » – il juge, est-il rapporté ? À des « représentations » ? Sûrement pas, si du moins la représentation doit signifier ici le représenter comme procès psychique. Pas davantage n’est-il référé à des représentations au sens du représenté, si ce mot désigne une « image » de la chose réelle au mur. Bien plutôt l’énoncer « simplement représentant », suivant son sens le plus propre, est-il référé au tableau réel accroché au mur. Lui seul, et rien d’autre, est visé. Toute interprétation qui voudrait [218] insérer ici un nouvel élément censément visé dans l’énoncer seulement représentant falsifierait la réalité phénoménale de ce sur quoi l’énoncé est porté. L’énoncer est un être pour la chose étante elle-même. Et qu’est-ce qui est légitimé par la perception ? Rien d’autre que ceci que c’est l’étant lui-même qui était visé dans l’énoncé. Ce qui vient à confirmation, c’est que l’être énonçant pour la chose énoncée est une mise au jour de l’étant, c’est qu’il découvre l’étant auquel il se rapporte. Ce qui est confirmé, c’est l’être-découvrant de l’énoncé. Le connaître, en cet accomplissement de légitimation, demeure alors uniquement rapporté à l’étant lui-même. C’est en celui-ci même que se joue, pour ainsi dire, la confirmation. L’étant visé lui-même se montre tel qu’il est en lui-même, autrement dit il est découvert identiquement tel qu’il est mis au jour comme étant dans l’énoncé. Il ne s’agit point de comparer des représentations, ni entre elles, ni en relation à la chose réelle. Ce qui se trouve légitimé n’est point un accord entre le connaître et l’objet ou même entre du psychique et du physique – et pas non plus entre des « contenus de conscience [Gewissen] » – mais, uniquement, l’être-découvert de l’étant lui-même, lui dans le comment de son être-découvert. Celui-ci se confirme en ceci que la chose énoncée, c’est-à-dire l’étant lui-même, se montre comme le même. Confirmation signifie : le se montrer de l’étant en son identité [NA: Pour l’idée de légitimation comme « identification », cf. HUSSERL, Recherches logiques, t. II-2, Recherche VI ; sur « évidence et vérité », id., §36 [EtreTemps36]-39, p. 115 sq. (NT: trad. citée, p. 143 sq.) Les exposés courants de la théorie phénoménologique de la vérité se restreignent à ce que Husserl en dit dans les Prolégomènes (t. I), dont la fonction est critique, et notent le rapport de cette théorie avec la doctrine de la proposition de Bolzano ; en revanche, ils laissent de côté les interprétations phénoménologiques positives qui, quant à elles, sont radicalement différentes de celle de Bolzano. Le seul à avoir positivement reçu – bien qu’il se situât en dehors de la recherche phénoménologique – les analyses citées fut E. Lask, dont la Logik der Philosophie de 1911 est aussi fortement marquée par la VIème Recherche (« Intuitions sensible et catégoriale », p. 128 sq.) que sa Lehre vom Urteil [Doctrine du jugement] l’est par les chapitres cités sur l’évidence et la vérité.]. La confirmation s’accomplit sur la base d’un se-montrer de l’étant. Mais cela n’est possible que dans la mesure où ce connaître qui énonce et se confirme est lui-même, quant à son sens ontologique, un être découvrant pour l’étant réel. EtreTemps44
L’énoncé est vrai, cela signifie : il découvre l’étant en lui-même. Il énonce, il met au jour, il « fait voir » (apophansis) l’étant en son être-découvert. L’être-vrai (vérité) de l’énoncé doit nécessairement être entendu comme être-découvrant. La vérité n’a donc absolument pas la structure d’un accord entre le connaître et l’objet au sens d’une [219] as-similation d’un étant (sujet) à un autre (objet). EtreTemps44
Derechef, l’être-vrai comme être-découvrant n’est possible que sur la base de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Ce phénomène, où nous avons reconnu une constitution fondamentale du Dasein, est le fondement du phénomène originaire de la vérité. C’est celui-ci qu’il convient maintenant d’approfondir. EtreTemps44
b) Le phénomène originaire de la vérité et la secondarité du concept traditionnel de la vérité. EtreTemps44
Être-vrai (vérité) veut dire être-découvrant. Mais n’est-ce pas là une définition suprêmement arbitraire de la vérité ? Et même si des déterminations conceptuelles aussi violentes peuvent permettre de mettre l’idée d’accord hors circuit du concept de la vérité, ce gain douteux n’est-il pas payé du prix d’une annulation de la « bonne » vieille tradition ? Réponse : notre définition apparemment arbitraire ne contient que l’interprétation nécessaire de ce que la plus ancienne tradition de la philosophie antique a originairement pressenti, et même préphénoménologiquement compris. L’être-vrai du logos comme apophansis est l’aletheuein selon la guise de l’apophainesthai : faire voir, en le dégageant de son retrait, l’étant en son hors-retrait [Unverborgenheit] (être-découvert). L’aletheia, qui est identifiée par Aristote, d’après les textes cités plus haut, avec le pragma, les phainomena signifie les « choses mêmes » , ce qui se montre, l’étant dans le comment de son être-découvert. Est-ce d’autre part un hasard si, dans l’un des fragments d’Héraclite [NA: Fragment 1, Diels [= 1, Diels-Kanz].], qui constituent les témoignages doctrinaux les plus anciens de la philosophie qui traitent expressément du logos, perce le phénomène de la vérité au sens d’être-découvert (hors-retrait [Unverborgenheit]) que nous venons de dégager ? Au logos et à celui qui le dit et le comprend, sont opposés les hommes sans entente. Le logos est phrazon hokos echei, il dit comment l’étant se comporte. Aux hommes sans entente, au contraire, échappe (lanthanei), demeure retiré ce qu’ils font : epilanthanontai, ils oublient, autrement dit cela sombre à nouveau pour eux dans le retrait. Ainsi, au logos, appartient le hors-retrait [Unverborgenheit], aletheia. La traduction par le mot « vérité », pour ne rien dire des déterminations conceptuelles théoriques de cette expression, recouvre le sens de ce que les Grecs placèrent « tout naturellement » en fait de précompréhension préphilosophique à la base de l’usage terminologique d’aletheia. EtreTemps44
Ce que nous avons exposé plus haut [NA: Cf. supra, p. [32] sq.] à propos du logos et de l’aletheia sous la forme d’une interprétation pour ainsi dire dogmatique a désormais obtenu sa légitimation phénoménale. La « définition » proposée de la vérité n’est pas évacuation, mais au contraire appropriation originaire de la tradition, et elle le sera d’autant plus si nous parvenons à montrer que et comment la théorie devait nécessairement, sur la base du phénomène originaire de la vérité, en arriver à l’idée d’accord. EtreTemps44
La « définition » de la vérité comme être-découvert et être-découvrant n’est pas davantage une simple explication verbale, mais elle provient de l’analyse des comportements du Dasein que nous avons coutume de qualifier de prime abord de « vrais ». EtreTemps44
L’être-vrai comme être-découvrant est une guise d’être du Dasein. Ce qui rend soi-même possible ce découvrir doit nécessairement être nommé « vrai » en un sens encore plus originaire. Les fondements ontologico-existentiaux du découvrir lui-même montrent pour la première fois le phénomène le plus originaire de la vérité. EtreTemps44
Le découvrir est une guise d’être de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. La préoccupation [Besorgen], qu’elle soit circon-specte, ou même qu’elle a-vise en séjournant, découvre de l’étant intramondain. Celui-ci advient comme ce qui est découvert. Il est « vrai » en un second sens. Est primairement « vrai », c’est-à-dire découvrant, le Dasein. La vérité au second sens ne signifie pas être-découvrant (découverte), mais être-découvert (découverte en ce deuxième sens). EtreTemps44
Cependant, il a été montré par notre analyse antérieure de la mondanéité [Weltlichkeit] et de l’étant intramondain que la découverte de l’étant intramondain se fonde dans l’ouverture du monde. Or l’ouverture est le mode fondamental du Dasein conformément auquel il est son Là. L’ouverture est constituée par l’affection, le comprendre et le parler, et elle concerne cooriginairement le monde, l’être-à et le Soi-même. La structure du souci comme être-déjà-en-avant-de-soi-dans-un-monde-comme-être-auprès-de-l’étant-intramondain abrite en soi l’ouverture du Dasein. C’est avec et par elle qu’il y a de l’être-découvert, et par conséquent [221] c’est seulement avec l’ouverture du Dasein que le phénomène le plus originaire de la vérité est atteint. Ce qui a été plus haut mis au jour à propos de la constitution existentiale du Là [NA: Cf. supra, p. [134] sq.] et par rapport à l’être quotidien [alltäglich] du Là [NA: Cf. supra, p. [166] sq.] ne concernait rien d’autre que le phénomène le plus originaire de la vérité. Pour autant que le Dasein est essentiellement son ouverture, qu’en tant qu’ouvert il ouvre et découvre, il est essentiellement « vrai ». Le Dasein est « dans la vérité ». Cet énoncé a un sens ontologique. Il ne veut pas dire que le Dasein, ontiquement, est toujours ou même seulement à chaque fois expert « en toute vérité », mais qu’à sa constitution existentiale appartient l’ouverture de son être le plus propre. EtreTemps44
En reprenant les acquisitions antérieures, il est possible de restituer le plein sens existential de la proposition : « le Dasein est dans la vérité » à l’aide des déterminations suivantes : EtreTemps44
3. À la constitution d’être du Dasein appartient le projet : l’être ouvrant pour son pouvoir-être. Le Dasein peut, en tant que compréhensif, se comprendre à partir du « monde » et des autres ou à partir de son pouvoir-être le plus propre. Cette dernière possibilité signifie ceci : le Dasein s’ouvre à lui-même dans et comme son pouvoir-être le plus propre. Cette ouverture authentique manifeste le phénomène de la vérité la plus originaire dans le mode de l’authenticité. L’ouverture la plus originaire et aussi la plus authentique où puisse être le Dasein comme pouvoir-être est la vérité de l’existence. C’est seulement dans le contexte d’une analyse de l’authenticité du Dasein que cette vérité recevra sa déterminité [Bestimmtheit] ontologico-existentiale. EtreTemps44
4. À la constitution d’être du Dasein appartient l’échéance. De prime abord et le plus souvent, le Dasein est perdu dans son « monde ». Le comprendre, en tant que projet vers les [222] possibilités d’être, s’est déporté dans cette direction. L’identification au On signifie la souveraineté de l’être-explicité public. Le découvert, l’ouvert est soumis à la dissimulation et à la fermeture du bavardage [Gerede], de la curiosité et de l’équivoque. L’être pour l’étant n’est pas éteint, mais il est déraciné. L’étant n’est pas complètement retiré – il est précisément découvert, mais en même temps dissimulé ; il se montre – mais sur le mode de l’apparence. De même, ce qui avait été auparavant découvert sombre à nouveau dans la dissimulation et le retrait. Le Dasein, parce qu’il est essentiellement échéant, est, selon sa constitution d’être, dans la « non-vérité ». Ce dernier titre, tout comme l’expression d’« échéance », est ici utilisé ontologiquement. Toute « valorisation » ontiquement négative doit être tenue à l’écart de son usage analytico-existential. C’est à la facticité du Dasein qu’appartiennent la fermeture et le recouvrement. Le sens ontologico-existential plein de la proposition : « Le Dasein est dans la vérité » dit en même temps, et cooriginairement : « Le Dasein est dans la non-vérité. » Mais c’est seulement dans la mesure où le Dasein est ouvert qu’il est également fermé ; et ce n’est que pour autant qu’avec le Dasein est déjà à chaque fois découvert de l’étant intramondain que ce type d’étant est recouvert (retiré) et dissimulé dans sa possibilité d’encontre intramondaine. EtreTemps44
La vérité (être-découvert) doit toujours d’abord être arrachée à l’étant. L’étant est arraché au retrait. À chaque fois, la découverte factice est pour ainsi dire toujours un rapt. Est-ce un effet du hasard si les Grecs s’expriment sur l’essence de la vérité à l’aide d’une expression privative (a-letheia) ? Dans un tel mode d’expression du Dasein, est-ce que ne s’annonce pas une compréhension d’être originaire de lui-même – la compréhension, fût-elle même seulement préontologique, du fait que l’être-dans-la-non-vérité constitue une détermination essentielle de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] ? EtreTemps44
Que la déesse de la vérité qui guide Parménide le place à la croisée de deux chemins, celui du découvrir et celui du retirer, ne signifie rien d’autre que ceci : le Dasein est à chaque fois déjà dans la vérité et la non-vérité. Le chemin du découvrir ne peut être gagné que dans le [223] krinein logo, dans la distinction compréhensive des deux et dans la décision pour l’un [NA: K. REINHARDT, dans son Parmenides und die Geschichte der griechischen Philosophie, 1916, a pour la première fois pensé et résolu le problème controversé du lien entre les deux parties du poème doctrinal de Parménide, même s’il ne met pas expressément en lumière la connexion entre aletheia et doxa, ainsi que sa nécessité propre.]. EtreTemps44
La condition ontologico-existentiale requise pour que l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] soit déterminé par la « vérité » et la « non-vérité » réside dans la constitution d’être du Dasein que nous avons caractérisée comme projet jeté. Elle est un constituant de la structure du souci. EtreTemps44
L’interprétation ontologico-existentiale du phénomène de la vérité a donné le double résultat suivant : 1. La vérité au sens le plus originaire est l’ouverture du Dasein, à laquelle appartient la découverte de l’étant intramondain. 2. Le Dasein est cooriginairement dans la vérité et la non-vérité. EtreTemps44
Ces propositions ne peuvent laisser apercevoir toute leur signification à l’intérieur de l’horizon de l’interprétation traditionnelle du phénomène de la vérité que si l’on parvient à montrer : 1. que la vérité entendue comme accord a sa provenance dans l’ouverture, et cela moyennant une modification déterminée ; 2. que le mode d’être de l’ouverture elle-même conduit à ce que ce soit de prime abord sa modification secondaire qui vient sous le regard et guide l’explication théorique de la structure de la vérité. EtreTemps44
L’énoncé et sa structure, le comme apophantique, sont fondés dans l’explicitation et sa structure, le comme herméneutique, et au-delà d’elle dans le comprendre, dans l’ouverture du Dasein. Or la vérité passe pour être la détermination privilégiée de l’énoncé, qui est donc un phénomène secondaire. De ce fait, les racines de la vérité énonciative plongent dans l’ouverture du comprendre [NA: Cf. supra, §33 [EtreTemps33], p. [154] sq. : « L’énoncé comme mode second de l’explicitation ».]. Mais, par-delà cette indication de la provenance de la vérité de l’énoncé, c’est désormais le phénomène de l’accord qu’il convient de mettre expressément au jour dans sa secondarité. EtreTemps44
L’être-découvert revêt, conjointement à l’être-ex-primé de l’énoncé, le mode d’être de [225] l’à-portée-de-la-main intramondain. Mais, dans la mesure où se maintient en lui, EN TANT QU’IL EST ÊTRE-DÉCOUVERT DE…, un rapport au sous-la-main, l’être-découvert (vérité) devient de son côté une relation sous-la-main entre étants sous-la-main (intellectus et res). EtreTemps44
Le phénomène existential de l’être-découvert, qui est fondé dans l’ouverture du Dasein, devient une propriété sous-la-main abritant de surcroît un caractère de relativité, et, en tant que tel, il est brisé en une relation sous-la-main. La vérité comme ouverture et comme être découvrant pour l’étant découvert est devenue vérité comme accord entre sous-la-main intramondains. Ainsi la secondarité du concept traditionnel de la vérité est-elle mise en évidence. EtreTemps44
Ce qui cependant est dernier dans l’ordre des connexions ontologico-existentiales de dérivation vaut du point de vue ontico-factice comme le terme premier et le plus proche. Mais ce fait, considéré en sa nécessité propre, se fonde à son tour sur le mode d’être du Dasein lui-même. Dans l’identification préoccupée, le Dasein se comprend à partir de l’étant rencontré à l’intérieur du monde. L’être-découvert appartenant au découvrir est d