temple

Mais question : est-ce que les oeuvres, dans ces conditions, nous font encontre telles qu’elles se dressent en elles-mêmes ? Les Eginètes de la collection de Munich, la “Petite Barbara” du Liebighaus de Francfort, l’Antigone de Sophocle dans la meilleure édition critique — toutes ces oeuvres ont été arrachées à leur espace le plus propre. Si grande que soit leur dignité et leur force, si bonne leur conservation, si assurée leur interprétation, le seul fait de les transporter dans une collection les a soustraites à leur monde. Plus encore : même si nous faisons effort pour supprimer ou éviter de tels transports d’oeuvres — en allant examiner en son lieu le temple de Paestum et sur sa place la Cathédrale de Bamberg, par exemple —, le monde propre à ces oeuvres présentes ne s’en est pas moins effondré (Hw. 29-30). OOA1935 I

Le temple de Zeus se dresse là, au fond d’une gorge crevassée. L’édifice embrasse la figure du dieu, et, en même temps, il la laisse ainsi émerger, à travers la colonnade ouverte, dans l’espace consacré. Dans le temple et par le temple, le dieu manifeste sa présence, et c’est ainsi seulement qu’il laisse le domaine s’étendre et se délimiter comme un domaine sacré. Bien loin que la pré-sence du dieu se perde dans l’indéterminé, c’est au contraire le temple qui, pour la première fois, joint et rassemble l’unité de ces rapports où s’ajointent la naissance et la mort, l’heur et le malheur, la victoire et l’humiliation, l’unicité et le déclin d’un peuple. L’unité régnante de ces rapports, nous l’appelons un monde. C’est au sein de celui-ci qu’un peuple, à chaque fois, accède à lui-même. Le temple comme oeuvre est le milieu ajointant de toutes les jointures de tout monde (Hw. 30-31). OOA1935 II

Se tenant là, l’édifice repose en même temps sur le roc. C’est ainsi seulement que celui-ci manifeste l’obscurité de son sourd portement. Se tenant là, l’édifice tient tête à la tempête qui fait rage sur lui, manifestant par là pour la première fois celle-ci en sa violence. L’éclat et la lueur de la pierre, qui apparemment ne sont eux-mêmes dus qu’à la grâce du soleil, manifestent pourtant justement la clarté du jour, la largeur du ciel et les ténèbres de la nuit. La sûre éminence du temple se dresse contre le déferlement des flots marins, et laisse ainsi le tumulte sauvage venir au paraître en provenance du calme. C’est maintenant seulement que l’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et le grillon parviennent à une figure distincte et se dégagent ainsi en ce qu’ils sont. Ce dégagement, les Grecs le nommèrent physis. Ce mot veut dire : ce qui se lève à partir de soi et entre ainsi dans la lumière. Le nom grec pour la lueur de la lumière, phaos, phôs a la même racine. Une telle levée porte, embrasse et pénètre toutes choses. Elle est le tout sur lequel et dans lequel l’homme fonde son habiter. Celui-ci, nous l’appelons la terre. De ce que ce mot veut nommer, il convient de tenir éloigné aussi bien la représentation d’une masse matérielle sédimentée que celle, purement astronomique, d’une planète (Hw. 31). OOA1935 II

Cependant, les hommes et les animaux, les plantes et tout le reste ne sont pas là, sous la main, comme des choses fixes et bien connues qui ensuite fourniraient seulement au temple — lui-même sous la main un jour ou l’autre — son environnement. Tout, ici, est renversé : c’est le temple, dans sa tenue, qui donne pour la première fois aux choses le visage grâce auquel elles deviendront à l’avenir visibles et, pour un temps, le demeureront (Hw. 32). OOA1935 II

Surgissant en soi, l’oeuvre ouvre un monde et le tient dans la demeurance. L’oeuvre installe un monde. Mais qu’est-ce que c’est que cela, un monde ? À propos de l’exemple du temple de Zeus, nous l’avons déjà suggéré, et maintenant encore le concept ne peut en être qu’indiqué. Pour le dire de manière préventive : le monde n’est pas le simple rassemblement de choses sous la main dénombrables ou innombrables. Mais le monde n’est pas non plus un cadre simplement imaginé, ajouté en représentation à la somme de l’étant sous la main. Le monde règne. Il est plus étant que les choses captables et calculables parmi lesquelles, quotidiennement, nous nous croyons à demeure. Le monde, surtout, n’est jamais un objet qui se tient devant nous, mais le toujours inobjectif auquel nous sommes sujets. Le monde tient nos faits et gestes captivés dans un ajointement de renvois à partir desquels le signe de la grâce des dieux et la frappe de leur disgrâce se présente et — se réserve. Même cette réserve est une guise, pour le monde, de régner. Tandis qu’un monde s’ouvre, toutes choses reçoivent pour la première fois leur apparaître et leur disparaître, leur lointain et leur proximité, leur expansion et leur resserrement. Là où sont prises, là où sont élaborées et abandonnées, là où sont questionnées et manquées les décisions sachantes et savantes fondamentales de notre Dasein, là est un monde. La pierre n’a pas de monde ; et pas d’avantage la plante, ni même l’animal : celui-ci a seulement la pression voilée d’un environnement où il s’insère (Hw. 33-34). OOA1935 II

Tenons-nous le temple, la statue, la tragédie présents. L’oeuvre est tandis que, installant le monde et pro-duisant la terre, elle dispute leur litige. Dans le litige, monde et terre se dis-socient, mais non sans désormais s’as-socier résolument l’un à l’autre. Le monde ouvert cherche à captiver la terre dans un ajointement mondain ; la terre attire en retour le monde en soi et l’entraîne vers son fond obscur. Dans cet disjonction conjoignante du litige s’ouvre un ouvert. Nous l’appelons le Là. Il est l’espace de jeu éclairci où, pour la première fois, s’engage et apparaît l’étant singulier en tant qu’ainsi ou ainsi manifeste. Cet être-ouvert du Là est l’essence de la vérité. Les Grecs la nommèrent a-lètheia (hors-retrait). C’est là seulement où l’être-ouvert du Là se produit que la terre peut se presser, en tant que celle qui se referme, vers un ouvert ; c’est là seulement où l’être-ouvert du Là — la vérité — advient que le monde peut être ouvert comme l’in-jonction signifiante de ce qui est enjoint. Mais lorsque l’étant apparaît comme tel, alors et aussitôt ce qui était jusqu’ici bien connu se révèle n’être que surface, apparence, confusion. Inséparables du devenir-manifeste de l’étant, le recouvrement et la dissimulation viennent au jour, c’est-à-dire qu’apparaît la non-vérité. Elle co-appartient constamment à la vérité comme la vallée à la montagne. Mais, tout aussi immédiatement, se dégage avec le non-retiré cela même qui se referme, ce retiré que tout être-ouvert tire à chaque fois vers l’ouvert comme sa limite. C’est seulement si nous parvenons à apercevoir tout cela ensemble : le hors-retrait de ce qui est à chaque fois justement ouvert, le recouvrement et la dissimulation, ce qui se referme et ce qui se retire absolument, que nous saisissons les rapports essentiels de ce qui appartient à un être ouvert, c’est-à-dire à l’essence de la vérité (Hw. 39-44). OOA1935 II

Et quand un commencement de l’art, un commencement comme art est-il nécessaire ? Toujours lorsque l’étant en totalité et comme tel veut être porté à l’être-ouvert. Cela advint pour la première fois en Occident avec le monde grec. Ce qui par la suite s’appellera légende fut alors décisivement mis en oeuvre. L’étant ainsi ouvert en son tout fut ensuite transformé en étant au sens du créé par Dieu : telle est l’oeuvre du Moyen Âge. Puis cet étant, derechef, fut transformé au début des Temps modernes. L’étant fut désenchanté et expliqué au titre de ce que le calcul peut maîtriser et percer à jour. À chaque fois, c’est un monde nouveau qui émergea, c’est-à-dire qu’à chaque fois l’être-ouvert de l’étant dut être refondé dans ce qui porte, limite et lie tout être-ouvert : dans la terre et sa mise à l’abri. À chaque fois il fallut à la terre entrer en litige avec le monde ; à chaque fois l’oeuvre d’art fut appelée à être ; car c’est en elle que se produit la percée insigne et, en même temps, la re-fondation la plus appropriée de la vérité terrestre. À l’ampleur et à la hauteur du monde qui s’ouvre se mesure à chaque fois la profondeur et le refermement de l’abîme de la terre, se mesure l’acuité et l’âpreté du litige entre terre et monde, se mesure la grandeur de l’oeuvre, se mesure la force de saut de l’art comme saut originaire. Seulement, avec l’étant ouvert par l’oeuvre, c’est aussi le mode d’être de l’oeuvre même qui se transmue. Le se-tenir-là du temple de Zeus est autre que celui de la Cathédrale de Bamberg. Monde et terre, dont ils disputent le litige, et selon le mode en lequel ils le disputent, se manifestent autrement. Et pourtant, c’est précisément et seulement par eux que la modalité du dire conformément auquel ils sont oeuvres édifiées est fondée comme modalité décisive (Hw. 63-64). OOA1935 II