Toutefois un tel questionnement – l’ontologie prise au sens le plus large, et indépendamment de tel ou tel courant ou tendance ontologique particulière – exige lui-même un fil conducteur. Certes le questionnement ontologique est plus originaire que le questionnement ontique des sciences positives. Néanmoins, il reste lui-même naïf et opaque si ses investigations du sens de l’être de l’étant laissent le sens de l’être en général inélucidé. Et justement, la tâche ontologique d’une généalogie non déductive des différents modes possibles de l’être requiert que l’on s’entende préalablement sur « ce que nous visons proprement par le mot “être”. » EtreTemps3
L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois nous-mêmes. L’être de cet étant est à chaque fois mien. Dans son être, cet étant se rapporte [42] lui-même à son être. En tant qu’étant de cet être, il est remis à son propre être. C’est de son être même que, pour cet étant, il y va à chaque fois. Or deux conséquences résultent de cette caractérisation du Dasein : 1. L’« essence » de cet étant réside dans son (avoir-) à-être. Le quid (essentia) de cet étant, pour autant que l’on puisse en parler, doit nécessairement être conçu à partir de son être (existentia). C’est alors justement la tâche ontologique que de montrer que, si nous choisissons pour désigner l’être de cet étant le terme d’existence, ce titre n’a point, ne peut avoir la signification ontologique du terme traditionnel d’existentia ; existentia signifie ontologiquement autant qu’être-sous-la-main, un mode d’être qui est essentiellement étranger à l’étant qui a le caractère du Dasein. Pour éviter la confusion, nous utiliserons toujours à la place du titre existentia l’expression interprétative d’être-sous-la-main, réservant au seul Dasein la détermination d’être de l’existence. L’« essence » du Dasein réside dans son existence. Les caractères de cet étant qui peuvent être dégagés ne sont donc pas des « propriétés » sous-la-main d’un étant sous-la-main présentant telle ou telle « figure », mais, uniquement, des guises à chaque fois possibles pour lui d’être. Tout être-ainsi-ou-ainsi de cet étant est primairement être. C’est pourquoi le titre « Dasein » par lequel nous désignons cet étant n’exprime pas son quid, comme dans le cas de la table, de la maison, de l’arbre, mais l’être. 2. L’être dont il y va pour cet étant en son être est à chaque fois mien. Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main. À cet étant-ci, son être est « indifférent », ou, plus précisément, il « est » de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent. L’advocation du Dasein, conformément au caractère de mienneté de cet étant, doit donc toujours inclure le pronom personnel : « je suis », «tu es ». EtreTemps9
C’est parce que la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre ou moyenne constitue le « de-prime-abord » de cet étant que l’on n’a cessé et que l’on ne cesse de la perdre de vue dans l’explication du Dasein. Ce qui est ontiquement le plus proche et le mieux connu est ontologiquement le plus lointain, l’inconnu, ce dont la signification ontologique échappe constamment. Lorsque Augustin demande : « Quid autem propinquius meipso mihi ? », et doit répondre : « ego certe laboro hic et laboro in meipso : factus sum mihi terra difficultatis et sudoris nimii » [NA: Confessiones, X, XVI, 25, [p. 225, Skutella : « Mais quoi de plus proche de moi que moi-même ? » […] « Pour moi du moins je peine là-dessus et je peine sur moi-même. Je suis devenu pour moi-même une terre excessivement ingrate qui me met en nage. » (trad. E. Trehorel et G. Bouissou).], cela ne [44] vaut pas seulement de l’opacité ontique et préontologique du Dasein, mais, à un degré bien plus haut, de la tâche ontologique, non seulement de ne pas manquer, mais encore de rendre positivement accessible cet étant en son mode d’être phénoménalement le plus proche. EtreTemps9
Facticement, le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent dans un être pour la mort inauthentique. Comment la possibilité ontologique d’un être authentique pour la mort doit-elle être « objectivement » caractérisée si le Dasein, en fin de compte, ne se rapporte jamais authentiquement à sa fin, ou bien si cet être authentique, de par son sens propre, doit demeurer retiré aux autres ? Le projet d’une possibilité existentiale d’un pouvoir-être existentiel aussi problématique ne constitue-t-il pas une entreprise fantastique ? De quoi est-il besoin pour qu’un tel projet dépasse une simple construction fictive, arbitraire ? Le Dasein donne-t-il lui-même à ce projet les indications nécessaires ? Est-il possible d’emprunter au Dasein lui-même des fondements de sa légitimité phénoménale ? Et la tâche ontologique que nous énonçons maintenant peut-elle recevoir de l’analyse antérieure du Dasein des prescriptions propres à placer son propos sur une voie sûre ? EtreTemps53