(Richir2000)
C’est dans le cours fait à Marburg durant l’été 1928, et intitulé Metaphysiche Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz (GA26, édité par K. Held) que Heidegger écrit cette phrase, qui va faire l’objet de notre méditation : « Die Zeitigung ist die freie Schwingung der ursprünglichen ganzen Zeitlichkeit; Zeit erschwingt und verschwingt sich selbst. (Und nur weil Schwung, deshalb Wurf, Faktizität, Geworfenheit ; nur weil Schwingung, deshalb Entwurf.)» (GA26, p. 268). Efforçons-nous tout d’abord de ressaisir le mouvement au terme duquel Heidegger en vient à parler de la temporalisation comme de la Schwingung libre de toute la temporalité originaire. Mouvement qui couvre presque toute la deuxième section du cours de 1928, et qui va du § 11 au § 12 inclus. Ce mouvement est aujourd’hui bien connu, et nous nous bornerons à en résumer l’essentiel.
Il commence par la réflexion de la transcendance comme constitutive de l’être du Dasein: dire que le Dasein existe, c’est dire qu’il transgresse (Ueberschreiten) tout étant, y compris l’étant factice (jeté : geworfen) qu’il est à lui-même, et c’est par cette transgression seulement que l’étant peut être révélé comme étant. Où est le «lieu» vers où (wohin) et en lequel (worin) s’effectue cette transgression? C’est, dit Heidegger, le monde, et c’est en raison de cette transgression constitutive de son être que le Dasein est être-au-monde (In-der-Welt-Sein), non pas au monde comme totalité des étants, mais au monde comme tout des possibilités (des « comment », des « wie ») des étants, et des articulations possibles de ces possibilités. Ces dernières ne sont pas, à nouveau, des possibilités logico-éidétiques, à la manière de Leibniz ou de Husserl, mais des possibilités d’être ou d’exister du Dasein, donc possibilités d’exister le monde au monde, selon les modes d’être de la Zuhandenheit, de la Vorhandenheit et du Dasein. Il n’y a de rapport à de l’étant que le Dasein n’est pas et à de l’étant que le Dasein est à lui-même que par ce saut (Uerbersprung) par-dessus l’étant vers le monde, saut tout à fait originaire, du Dasein. Par là-même, le soi, le Selbst, n’est jamais que le résultat provisoire d’un «retour» à soi qui ne peut jamais s’égaler au mouvement premier de transcendance : l’être-soi est un abîme, où le soi est indéfiniment à la poursuite du soi (on pense à Augustin): l’écart est infranchissable entre la facticité, voire même la nullité (Nichtigkeit) de la Geworfenheit et le mouvement toujours déjà emporté en lui-même de l’Entwurf. Cependant, nous l’avons juste ébauché, quelque chose du monde comme «lieu transcendantal» de l’Entwurf fait encontre (Widerhalt), et ce, dans la mesure où le monde nous paraît toujours déjà déterminé dans l’articulation des modes d’être de ses étants — ce que Heidegger nommera plus tard la Fügung et le Gefüge —: c’est dire que le pro-jet transcendant(al) (existential) est «en vue de», « Umwillen», qu’il porte les pouvoirs-être du Dasein, et qu’en tant que tel, il suppose, comme l’envers de ces déterminations, quelque chose comme la liberté. Ou c’est dire (GA, 26, 247) que le monde comme Umwillen est «la totalité originaire de ce que le Dasein comme libre se donne à comprendre», mais dans l’attache, la Bindung, ce que nous avons nommé l’articulation. Nous n’interrogerons pas ici la circularité interne de cette «auto-donation» ontologique, qui pour nous, confond sur un même plan (le Dasein comme sorte de « structure » ou de Wesen métaphysique) instituant symbolique et institution symbolique (il y a là, toujours, une sorte de « schème », au sens ou Kant parlait de schématisme des idées, qui est onto-théo-logique, fût-il de second degré). Nous n’interrogerons pas davantage la formule, en toute rigueur impossible, de la «liberté» (ibid.): compréhension originaire (Urverstehen), pro-jet originaire (Urentwurf) de ce qu’elle-même rend possible. Où va-t-elle chercher cela même qu’elle rend possible, si nous comprenons bien, en le projetant? Quelle différence y a-t-il entre l’Urentwurf et l’Entwurf! Y aurait-il deux possibilités, d’une part la possibilité comme pure possibilité, et d’autre part la possibilité qui est parce qu’elle a été projetée, et sert de point de départ, dans l’Augenblick, à la compréhension ? Pourquoi les possibilités comme pures possibilités, en excès sur les secondes, relèveraient-elles encore d’un projet originaire, qui ferait penser, par son excès sur le projet, à quelque chose comme la «part divine», fût-elle indéterminée, du Dasein? Liberté transcendantale, comme disait le jeune Schelling, ou existentiale ? Tant la langue philosophique est tenace à un point redoutable. Ceci n’est déjà plus de la phénoménologie à proprement parler. Mais nous allons voir que, selon un mouvement très caractéristique chez Heidegger, les possibilités comme pures possibilités ne sont pas maintenues dans l’éternité a-temporelle d’un entendement divin, mais, pour ainsi dire inchoativement en projet (ou en pré-projet) dans l’unité ekstématique de la temporalité originaire, ce qui est cependant encore une manière onto-théologique de penser, même si elle est implicitement raturée, puisque c’est là se les donner d’avance sans se les donner, supposer que les possibilités qui sont (actualisées) sont tirées directement des possibilités comme pures possibilités, sans donc se demander, comme nous pensons qu’il faut le faire, s’il n’y a pas un changement de niveau architectonique et une déformation cohérente des pures possibilités aux possibilités qui sont.