(Richir1990)
Rouvrons, par exemple, le texte de L’origine de la géométrie, l’un des essais les plus denses et les plus riches du groupe de manuscrits husserliens appartenant à l’époque de la Krisis. Dans un passage où il en vient à considérer l’activité «logique» liée au langage 1, Husserl déclare que les propositions (linguistiques, logiques) «se donnent elles-mêmes à la conscience comme des conversions reproductives (als reproduktive Verwandlungen) d’un sens (Sinn) originaire, engendré (erzeugt) par une activité originaire effective, et qu’elles renvoient donc en elles-mêmes à une telle genèse»2. Et il distingue aussitôt la sphère de «l’évidence logique» de la sphère des «activités constructives» qui opèrent avec des idéalités géométriques qui, logiquement «élucidées», «n’ont toutefois pas été portées à l’évidence originaire» (ibid.). Relevons déjà le fait très important que, pour Husserl, un édifice scientifique tel que la géométrie ne se réduit pas essentiellement à une théorie hypothético-déductive, en ce qu’elle comporte une irréductible part de construction. On pourrait s’interroger sur la légitimité d’un tel point de vue, opposé en principe à l’esprit des démarches contemporaines d’axiomatisation, si Husserl n’ajoutait, dans une parenthèse capitale, ceci que nous citons in extenso : «L’évidence originaire ne peut pas être interchangée avec l’évidence des “axiomes” ; car les axiomes sont principiellement déjà les résultats d’une formation du sens (Sinnbildung) originaire et ont cette formation elle-même toujours déjà derrière eux.»3
Texte capital, car il précise bien qu’il faut distinguer à l’origine entre l’évidence logique des propositions, y compris des axiomes, et l’évidence originaire des «formations de sens» originaires qui, toujours déjà, les précèdent. Il y a, préalablement à l’institution (Stiftung) d’un corpus scientifique de propositions — qui feront l’objet des «sédimentations», donc des «passivités» où le corpus tend à dégénérer en corpus «technique» —, tout un travail de sens (Sinnbildung) qui, on le sait, chez Husserl, doit trouver son ancrage concret dans la Lebenswelt. Et toute la «crise» vient, l’ensemble du texte le montre, de ce qu’il y a, entre l’évidence logico-linguistique et l’évidence originaire de la Sinnbildung fiée nécessairement, pour nous, à la temporalisation/spatialisation en langage, un irréductible hiatus qui est en fait responsable de la «substruction», de ce que l’univers (qui n’est pas le monde) des idéalités logico-mathématiques (y compris de l’espace homogène et isotrope, mais aussi, ajoutons-nous, du temps uniforme et unilinéaire), se substitue à l’épaisseur concrète de la Lebenswelt par une sorte de subtile subreption transcendantale où cette épaisseur, proprement phénoménologique, se dissout.
Tel est, à nos yeux, très simplement, le problème central de la Krisis. Car, nous allons tâcher de le montrer, il est en quelque sorte la matrice des autres. Et il faut reconnaître à Husserl la force de l’avoir posé — n’oublions pas qu’il était à la fin de sa vie — même s’il ne lui a pas donné de traitement réellement satisfaisant. S ’il y a en effet un tel hiatus, et si nous interprétons la Sinnbildung de manière radicale comme phénomène de langage, il vient que cet hiatus correspond bien à la lacune que nous avons repérée dans la continuité phénoménologique, et qu’il n’y a pas de passage continu qui soit praticable de la Lebenswelt à l’univers de la science, mais seulement, peut-être, une critique mutuelle de l’une par l’autre, dans une démarche «en zig-zag» où le sens de l’une doit pouvoir critiquer le sens de l’autre, mais aussi l’éclairer sans s’y réduire. On sait toutes les difficultés et tous les paradoxes que rencontre Husserl à vouloir définir la phénoménologie transcendantale comme une science (eidétique) fondée sur l’autre type d’évidence, celui de la Sinnbildung originaire et pré-scientifique : c’est que, pour lui, la géométrie (et en principe, ce qui est beaucoup plus problématique, toute science de la nature) devant se fonder dans une eidétique des formes et des figures prises dans la spatio-temporalité pure, et la «science» de la Lebenswelt devant pareillement se fonder dans une eidétique, on ne voit pas très bien ce qui peut les distinguer l’une de l’autre, et donc conjurer le risque de la «substruction» au niveau même de la Lebenswelt, sinon que les eide du «monde de la vie» sont irréductiblement travaillés par de l’indéterminité, par des multitudes de potentialités non actualisées, par du «flou eidétique», et que les éidè logico-mathématiques sont absolument (infiniment) fixés dans leur déterminité exacte et infinie. Mais alors, précisément, rien ne préserve le champ transcendantal de la Lebenswelt d’être ré-assimilé à quelque chose comme la «subjectivité» avec la relativité de ses imprécisions — rien ne préserve la Lebenswelt d’une appréhension déficitaire, alors même qu’il n’y a de science que de l’universel. En ce sens, il manque à Husserl, comme le dernier Merleau-Ponty l’avait déjà indiqué, et comme nous venons de le montrer, une nouvelle «eidétique», celle des Wesen sauvages de monde, qui se distingue de l’eidétique où se fondent, ou plutôt s’instituent les idéalités logico-mathématiques. Même si cela a déjà été amplement montré, il convient de rappeler que la phénoménologie est conduite à se manquer tant qu’elle se vise comme science : car cette visée n’est rien d’autre que celle qui, par un passage indu, et nécessairement métaphysique, aspire à combler le hiatus que nous avons signalé. Nécessairement métaphysique, car nécessairement construit, pour les besoins de la cause, sous le signe de la tautologie symbolique : il suffit de se donner d’avance, prématurément, sans avoir l’air de le faire, les moyens pour que le passage soit praticable, ce qui «marche» toujours à condition de se donner dans l’«avant» de la Sinnbildung tout juste ce qu’il faut pour le retrouver dans l’«après» logico-scientifique. Or c’est ce que Husserl s’abstient énigmatiquement de faire — ou du moins ce qu’il ne fait jamais que dans l’insatisfaction.
- L’origine de la géométrie, tr. fr. par J. Derrida, P.U.F., coll. «Epiméthée», Paris, 1962, pp. 190 sqq.[
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- Ibid., p. 192.[
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- Ibid., pp. 192-193.[
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