Commençons l’analyse par la mise en lumière de la temporalité de la peur [NA: Cf. supra, §30, p.[140] sq.]. Elle a été caractérisée comme une affection inauthentique. Or dans quelle mesure le sens existential qui la rend possible est-il l’être-été ? Quelle modalité de cette ekstase caractérise-t-elle la temporalité spécifique de la peur ? Celle-ci est un prendre-peur devant un redoutable qui, importun pour le pouvoir-être factice du Dasein, fait approche – selon la guise qu’on a décrite – dans l’orbe de l’à-portée-de-la-main dont il se préoccupe et du sous-la-main. Le prendre-peur ouvre, selon la guise de la circon-spection quotidienne, une menace. Un sujet purement intuitionnant serait incapable de découvrir quelque chose de tel. Mais cet ouvrir propre au prendre-peur devant… n’est-il pas un laisser-ad-venir-à-soi ? N’a-t-on pas pu déterminer à bon droit la peur comme l’attente d’un mal à venir (malum futurum) ? Le sens temporel primaire de la peur n’est-il pas l’avenir – et rien moins que l’être-été ? Incontestablement, le prendre-peur ne se « rapporte » pas seulement à « de l’avenir » si l’on prend ce mot au sens de ce qui ne fait qu’advenir « dans le temps », mais ce se-rapporter lui-même est a-venant dans un sens temporel originaire. Manifestement, un s’attendre appartient conjointement à la constitution temporalo-existentiale de la peur. Mais cela signifie d’abord tout au plus que la temporalité de la peur est une temporalité inauthentique. Le prendre-peur devant… n’est-il que l’attente d’une menace qui vient ? Mais l’attente d’une menace qui vient n’a pas besoin d’être déjà de la peur, et elle l’est si peu que le caractère tonal spécifique de la peur lui fait précisément défaut. Car ce caractère consiste en ce que le s’attendre de la peur laisse le menaçant re-venir vers le pouvoir-être facticement préoccupé. Or je ne puis m’attendre au menaçant comme revenant vers l’étant que je suis, autrement dit le Dasein ne peut être menacé que si le vers-quoi de ce retour vers… est déjà en général ekstatiquement ouvert. Que le s’attendre apeuré prenne-peur pour « soi », autrement dit que le prendre-peur de… soit toujours un prendre-peur pour…, cela implique le caractère de tonalité et d’affect de la peur. Son sens temporalo-existential est constitué par un s’oublier : le désengagement égaré devant le pouvoir-être factice propre en lequel l’être-au-monde menacé se préoccupe de [342] l’à-portée-de-la-main. Aristote détermine à juste titre la peur comme lupe tis he tarake, comme un être-oppressé ou un égarement [NA: Cf. Rhet. B 5, 1382 a 21.]. L’être-oppressé ramène de force le Dasein à son être-jeté, mais de telle manière que celui-ci soit précisément refermé. L’égarement se fonde dans un oubli. Le désengagement oublieux devant un pouvoir-être factice, résolu, s’en tient aux possibilités de salut et d’esquive qui, préalablement, ont déjà été découvertes par la circon-spection. La préoccupation qui prend-peur, parce qu’elle s’oublie et ainsi ne s’empare d’aucune possibilité déterminée, saute du prochain au prochain. Toutes les possibilités « possibles », donc aussi impossibles, s’offrent. Celui qui prend-peur ne se tient à aucune d’elles, le « monde ambiant » ne disparaît pas, mais il fait encontre de telle sorte que l’on ne s’y reconnaît plus. Au s’oublier de la peur appartient ce présentifier égaré du plus proche quelconque. Il est bien connu, par exemple, que les habitants d’une maison en flammes « sauvent » souvent les choses les plus indifférentes, ce qui est immédiatement à-portée-de-leur-main. La PRÉSENTIFICATION oublieuse de soi d’un fouillis de possibilités flottantes rend possible l’égarement qui constitue le caractère de tonalité de la peur. L’oubli de l’égarement modifie aussi le s’attendre, et le caractérise comme ce s’attendre oppressé ou égaré qui se distingue d’une attente pure. ETEM §68 [EtreTemps68]
La curiosité est une tendance d’être privilégiée du Dasein, conformément à laquelle il se préoccupe d’un pouvoir-voir [NA: Cf. supra, §36, p. [170] sq.]. « Voir » n’est pas ici restreint, pas plus que le concept de vue, au percevoir par les « yeux du corps ». L’accueillir, pris au sens large, laisse l’à-portée-de-la-main et le sous-la-main faire encontre en lui-même « en chair et en os » du point de vue de son a-spect. Ce laisser-faire-encontre se fonde dans un présent. Celui-ci donne en général l’horizon ekstatique à l’intérieur duquel de l’étant peut être présent en chair et en os. Si la curiosité, cependant, présentifie le sous-la-main, ce n’est pas pour le comprendre en séjournant auprès de lui, mais c’est en cherchant à voir seulement pour voir et pour avoir vu. Sous la figure de cette PRÉSENTIFICATION prise à ses propres rets, la curiosité se tient dans une unité ekstatique avec un avenir et un être-été correspondants. L’avidité de nouveauté est sans doute une percée vers un non-encore-vu, mais de telle manière que le présentifier cherche à se [347] soustraire au s’attendre à… Si la curiosité est avenante, c’est de façon absolument inauthentique, et, si elle est telle, ce n’est pas non plus en s’attendant à une possibilité, mais en ne désirant déjà plus celle-ci, en son avidité, que comme quelque chose d’effectif. La curiosité est constituée par un présentifier sans retenue, qui, purement présentifiant, cherche ainsi constamment à se dérober au s’attendre à… où il est tout de même « tenu » sans retenue. Le présent « ré-sulte » du s’attendre à… correspondant au sens accentué d’un échapper à… Mais ce présentifier « ré-sultant » de la curiosité est si peu adonné à la « chose » qu’à peine une vue obtenue sur elle, il s’en détourne au profit de l’autre chose la plus proche. Ce présentifier qui « résulte » ainsi constamment du s’attendre à… une possibilité déterminée saisie rend ontologiquement possible le non-séjour qui caractérise la curiosité. Le présentifier ne « ré-sulte » pas du s’attendre à… en ce sens qu’il s’en détacherait pour ainsi dire ontiquement et le laisserait à lui-même. Le « ré-sulter » est une modification ekstatique du s’attendre à…, mais de telle manière que celui-ci sautille derrière le présentifier. Le s’attendre à… se sacrifie pour ainsi dire lui-même, et il ne laisse plus non plus des possibilités inauthentiques de préoccupation ad-venir vers soi à partir de l’étant dont il se préoccupe, à moins qu’il ne s’agisse de possibilités offertes à un présentifier sans retenue. La modification ekstatique du s’attendre à… par le présentifier ré-sultant en un présentifier sautillant est la condition temporalo-existentiale de possibilité de la distraction. ETEM §68 [EtreTemps68]
Le comprendre se fonde primairement dans l’avenir (devancement du s’attendre à…). [350] L’affection se fonde primairement dans l’être-été (répétition ou oubli). L’échéance est avant tout temporellement enracinée dans le présent (PRÉSENTIFICATION ou instant). Néanmoins, le comprendre est à chaque fois présent « étant-été » ; néanmoins, l’affection se temporalise comme avenir « présentifiant » ; néanmoins le présent « ré-sulte » de, ou est tenu par un avenir étant-été. Bref, la temporalité se temporalise dans chaque ekstase de manière totale, c’est-à-dire que c’est dans l’unité ekstatique de la temporalisation à chaque fois pleine de la temporalité que se fonde la totalité du tout structurel de l’existence, de la facticité et de l’échéance, autrement dit l’unité de la structure du souci. ETEM §68 [EtreTemps68]
Dans le plus simple avoir-en-main d’un outil, le laisser-retourner est présent. Ce dont il retourne a le caractère du pour… ; c’est de ce point de vue que l’outil est employable ou employé. La compréhension du pour… c’est-à-dire du « de » de la tournure, a la structure temporelle du s’attendre à… C’est en étant attentive au pour…, et seulement ainsi, que la préoccupation peut en même temps revenir vers quelque chose dont il retourne. Le s’attendre au « de », inséparable du conserver de l’avec-quoi de la tournure, voilà ce qui possibilise, en son unité ekstatique, la PRÉSENTIFICATION spécifiquement maniante de l’outil. ETEM §69 [EtreTemps69]
La circon-spection se meut dans les rapports de tournure du complexe à-portée-de-la-main [359] d’outils. Elle est elle-même à son tour soumise à la direction d’une vue-d’ensemble plus ou moins expresse sur la totalité d’outils de ce qui est à chaque fois monde d’outils, ainsi que du monde ambiant public qui appartient à celui-ci. La vue-d’ensemble n’est pas simplement un ramassage après coup de sous-la-main. L’essentiel de la vue-d’ensemble est le comprendre primaire de la totalité de tournure à l’intérieur de laquelle s’engage à chaque fois la préoccupation factice. La vue-d’ensemble qui éclaire la préoccupation reçoit sa « lumière » du pouvoir-être du Dasein, en-vue-de quoi la préoccupation existe comme souci. La circon-spection « d’ensemble » de la préoccupation rapproche, en toute utilisation et maniement, l’à-portée-de-la-main du Dasein, selon la guise d’une explicitation de ce qui est pris en vue. L’approchement spécifique, circon-spectivement explicitant de l’étant dont on se préoccupe, nous l’appelons la réflexion. Son schème spécifique est le « si…, alors… » : si ceci ou cela doit être – par exemple – produit, mis en usage, empêché, alors il est besoin de tels ou tels moyens, voies, circonstances, occasions. La réflexion circon-specte éclaire toute situation factice du Dasein dans le monde ambiant de sa préoccupation. Par suite, elle ne « constate » jamais simplement l’être-sous-la-main d’un étant, ou ses propriétés. La réflexion peut s’accomplir même sans que l’étant approché circon-spectivement en elle soit lui-même à-portée-de-la-main de manière saisissable et présent dans le champ de vue le plus proche. Le rapprochement du monde ambiant dans la réflexion circon-specte a le sens existential d’une PRÉSENTIFICATION. Car la re-présentation n’est qu’un mode de celle-ci. En elle, la réflexion s’avise directement de l’étant nécessaire, mais non à-portée-de-la-main. La circon-spection re-présentante ne se rapporte pas à quelque chose comme des « simples représentations ». ETEM §69 [EtreTemps69]
Cependant, la PRÉSENTIFICATION circon-specte est un phénomène diversement fondé. D’abord, elle appartient à chaque fois à une unité ekstatique pleine de la temporalité. Elle se fonde dans un conserver du complexe d’outils en se préoccupant duquel le Dasein est attentif à une possibilité. Ce qui est déjà révélé dans le conserver attentif rapproche la PRÉSENTIFICATION – ou la re-présentation – réfléchissante. Mais pour que la réflexion puisse se mouvoir dans le schème du « si…, alors… », il faut que la préoccupation comprenne déjà « en son ensemble » un complexe de tournure. Ce qui est advoqué avec le « si… » doit déjà être compris comme ceci et cela. Pour cela, il n’est pas requis que la compréhension de l’outil s’exprime dans une prédication. Le schème « quelque chose comme quelque chose » est déjà pré-dessiné dans la structure du comprendre antéprédicatif. La structure de comme se fonde ontologiquement dans la temporalité du comprendre. C’est seulement dans la mesure où le [360] Dasein, attentif à une possibilité, c’est-à-dire ici à un pour-quoi, est revenu vers un pour-cela, c’est-à-dire conserve un à-portée-de-la-main, que le présentifier appartenant à ce conserver attentif peut à l’inverse, en partant de cet étant conservé, le rapprocher expressément dans sa référence au pour-quoi. La réflexion approchante doit se rendre adéquate, dans le schème de la PRÉSENTIFICATION, au mode d’être de ce qui est à approcher. Le caractère de tournure de l’à-portée-de-la-main n’est rapproché – mais non pas d’abord découvert – par la réflexion que selon qu’elle fait voir circon-spectivement comme tel ce dont il retourne avec quelque chose. ETEM §69 [EtreTemps69]
Le projet scientifique de l’étant qui fait à chaque fois déjà encontre d’une manière ou d’une autre fait comprendre son mode d’être expressément, et cela de telle sorte que du même coup deviennent manifestes les voies possibles conduisant à la pure découverte de l’étant intramondain. Le tout de ce projeter, auquel appartiennent l’articulation de la compréhension d’être, la délimitation – guidée par elle – du domaine réal et la pré-esquisse de la conceptualité adéquate à l’étant, nous le nommons la thématisation. Elle vise à une libération de l’étant rencontré à l’intérieur du monde permettant à celui-ci de s’« ob-jeter » à un pur découvrir, c’est-à-dire de devenir objet. La thématisation objective. Elle ne « pose » pas tout d’abord l’étant, mais le libère de telle manière qu’il devient « objectivement » interrogeable et déterminable. L’être objectivant auprès du sous-la-main intramondain a le caractère d’une PRÉSENTIFICATION privilégiée [NA: La thèse selon laquelle toute connaissance tend à l’« intuition » a le sens temporel suivant : tout connaître est présentifier. Toute science, ou même toute connaissance philosophique tend-elle à un présentifier ? La question doit demeurer encore indécise. – HUSSERL utilise l’expression « présentifier » pour caractériser la perception sensible : cf. Recherches logiques, 1ère éd., 1901, t. II, p. 588 et 620. Une telle détermination « temporelle » du phénomène ne pouvait pas ne pas s’imposer à l’analyse intentionnelle de la perception et de l’intuition. Que et comment l’intentionnalité de la « conscience » se fonde sinon à son tour dans la temporalité ekstatique du Dasein, c’est ce que montrera notre prochaine section.]. Celle-ci se distingue avant tout du présent de la circon-spection en ceci que la découverte de la science concernée est uniquement attentive à l’être-découvert du sous-la-main. Ce s’attendre à l’être-découvert se fonde existentiellement en une résolution du Dasein par laquelle il se projette vers le pouvoir-être dans la « vérité ». Ce projet est possible parce que l’être-dans-la-vérité constitue une détermination d’existence du Dasein. Nous n’avons pas à poursuivre ici plus avant l’origine de la science à partir de l’existence authentique. Tout ce qu’il convient actuellement de comprendre, c’est que, et comment la thématisation de l’étant intramondain a pour présupposition la constitution fondamentale du Dasein, l’être-au-monde. ETEM §69 [EtreTemps69]
Dans l’approchement qui rend possible un maniement et une occupation « identifiées à la chose », s’annonce la structure essentielle du souci, l’échéance. Sa constitution temporalo-existentiale se caractérise proprement par ceci qu’en elle, et ainsi également dans l’approchement « présentement » fondé, l’oubli attentif saute derrière le présent. Dans la PRÉSENTIFICATION approchante de quelque chose depuis son « de-là-bas », le présentifier, oubliant le là-bas, se perd en soi-même. De là vient que, si la « considération » de l’étant intramondain s’engage à partir d’un tel présentifier, naît l’apparence selon laquelle il n’y aurait « d’abord » qu’une chose sous-la-main – sous-la-main ici, certes, mais dans un espace indéterminé. ETEM §70 [EtreTemps70]
Dans l’historialité inauthentique, en revanche, l’être-é-tendu du destin est retiré. C’est in-stablement que, en tant que On-même, le Dasein présentifie son « aujourd’hui ». Attentif à la prochaine nouveauté, il a aussi et déjà oublié l’ancien. Le On se dérobe au choix. Aveugle aux possibilités, il est incapable de répéter de l’étant-été, mais il le conserve seulement, n’obtenant par là que ce qui reste en fait d’« effectivité » du mondo-historial passé – les résidus et la relation sous-la-main les concernant. Perdu dans la PRÉSENTIFICATION de l’aujourd’hui, il comprend le « passé » à partir du « présent ». La temporalité de l’historialité authentique, au contraire, est en tant qu’instant devançant-répétant une dé-présentification de l’aujourd’hui et une désaccoutumance de l’ordinaire du On. L’existence inauthentiquement historiale, à l’inverse, chargée qu’elle est des séquelles – devenues pour elle-même méconnaissables – du « passé », cherche le moderne. L’historialité authentique comprend [392] l’histoire comme le « retour » du possible, et elle sait que la possibilité ne revient que si l’existence est ouverte à elle en tant que destinale-instantanée dans la répétition résolue. ETEM §75 [EtreTemps75] [418] Le temps publié dans la mesure du temps ne devient nullement lui-même, sous prétexte qu’il est daté à l’aide de rapports spatiaux de mesure, de l’espace. Tout aussi peu doit-on chercher l’élément ontologico-existentialement essentiel de la mesure du temps dans le fait que le « temps » daté est numériquement déterminé à partir d’étendues spatiales et du changement de lieu d’une chose spatiale. Bien plutôt le point ontologiquement décisif se trouve-t-il dans la PRÉSENTIFICATION spécifique qui rend la mesure possible. La datation à partir du sous-la-main « spatial » est si peu une spatialisation du temps que cette prétendue spatialisation ne signifie rien d’autre que la PRÉSENTIFICATION de l’étant sous-la-main en chaque maintenant et pour tout un chacun en sa présence. Dans la mesure du temps, puisque celle-ci, par nécessité d’essence, dit « maintenant », le mesuré, par-delà l’obtention de la mesure, est comme tel pour ainsi dire oublié, de telle sorte qu’il n’y a plus rien à trouver en dehors de telle étendue ou tel nombre. ETEM §80 [EtreTemps80]
Toute élucidation postérieure du concept de temps s’en tiendra fondamentalement à la définition aristotélicienne, c’est-à-dire qu’elle ne prendra le temps pour thème que tel qu’il se montre dans la préoccupation circon-specte. Le temps est le « décompté », autrement dit ce qui est ex-primé et, quoique non thématiquement, visé dans le présentifier de l’aiguille (ou de l’ombre) en mouvement. Et ce qui est dit dans la PRÉSENTIFICATION du mû en son mouvement, c’est : « maintenant ici, maintenant ici, etc. » Le décompté, ce sont les maintenant. Et ceux-ci se montrent « en tout maintenant » comme « à l’instant ne plus » et « juste maintenant pas encore ». Le temps du monde « aperçu » de cette manière dans l’usage de l’horloge, nous le nommons le temps du maintenant. ETEM §81 [EtreTemps81]