pensée calculante

pensar calculante

Le manque croissant de pensées repose ainsi sur un processus qui attaque la substance la plus intime de l’homme contemporain: celui-ci est en fuite devant la pensée. Cette fuite devant la pensée explique notre manque de pensées. Mais elle présuppose à son tour que l’homme ne veuille ni la voir ni la reconnaître. L’ homme d’ aujourd’hui la niera même carrément. Il affirmera le contraire. Il fera valoir – en quoi il aura parfaitement raison – qu’on n’a jamais produit des plans aussi vastes, des études aussi variées, des recherches aussi passionnées qu’à notre époque. Aucun doute à ce sujet. Pareille dépense de sagacité et de réflexion est d’ un grand profit. Une pensée de cette sorte nous demeure indispensable. Mais… il reste aussi que c’est une pensée d’un caractère particulier.

Sa particularité consiste en ceci: lorsque nous dressons un plan, participons à une recherche, organisons une entreprise, nous comptons toujours avec des circonstances données. Nous les faisons entrer en ligne de compte dans un calcul qui vise des buts déterminés. Nous escomptons d’avance des résultats définis. Ce calcul caractérise toute pensée planifiante et toute recherche. Une pareille pensée ou recherche demeure un calcul, là même où elle n’ opère pas sur des nombres et nutilise ni simples machines à calculer ni calculatrices électroniques. La pensée qui compte calcule. Elle soumet au calcul des possibilités toujours nouvelles, de plus en plus riches en perspectives et en même temps plus économiques. La pensée qui calcule ne nous laisse aucun répit et nous pousse d’ une chance à la suivante. La pensée qui calcule ne s’arrête jamais, ne rentre pas en elle-même. Elle n’ est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du sens qui domine dans tout ce qui est.

Il y a ainsi deux sortes de pensée, dont chacune est à la fois légitime et nécessaire: la pensée qui calcule et la pensée qui médite. [Q34 136]

Il faut le rattacher à ceci que, depuis plusieurs siècles, un renversement de toutes les représentations fondamentales est en cours. L’homme est ainsi transporté dans une autre réalité. Cette révolution radicale de notre vue du monde s’accomplit dans la philosophie moderne. Il en résulte une position entièrement nouvelle de l’homme dans le monde et par rapport au monde. Le monde apparaît maintenant comme un objet sur lequel la pensée calculante dirige ses attaques, et à ces attaques plus rien ne doit pouvoir résister. La nature devient un unique réservoir géant, une source d’énergie pour la technique et l’industrie modernes. Ce rapport foncièrement technique de l’homme au tout du monde est apparu pour la première fois au XVIIe siècle, à savoir en Europe et seulement en Europe. Longtemps il est demeuré inconnu des autres parties de la terre. Il était entièrement étranger aux époques antérieures et aux destinées des peuples d’alors. [Q34 141]

Ainsi l’homme de l’âge atomique serait livré sans conseil et sans défense au flot montant de la technique. Il le serait effectivement si, là où le jeu est décisif, il renonçait à jouer la pensée méditante contre la pensée simplement calculante. Mais la pensée méditante, une fois éveillée, doit être à l’oeuvre sans trêve et s’ animer à la moindre occasion elle doit donc le faire aussi à présent, ici même et justement à l’occasion de notre fête commémorative. Car celle ci nous amène à considérer ce que l’âge atomique menace particulièrement : l’enracinement des oeuvres humaines dans une terre natale. [Q34 144]

Dans quelle mesure a-t-elle un sens? Dans la mesure où la révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l’âge atomique pourrait fasciner l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envoûter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante fût la seule à être admise et à s’exercer.

Quel grand danger nous menacerait alors? Alors la plus étonnante et féconde virtuosité du calcul qui invente et plane s’accompagnerait… d’indifférence envers la pensée méditante, c’est à dire d’une totale absence de pensée. Et alors? Alors l’homme aurait nié et rejeté ce qu’il possède de plus propre, à savoir qu’il est un être pensant. Il s’agit donc de sauver cette essence de l’homme. Il s’agit de maintenir en éveil la pensée. [Q34 147]