origine

Ursprung

Des oeuvres d’art, nous en connaissons. Ici et là-bas, des oeuvres architecturales et plastiques sont disposées et entreposées. Des oeuvres sonores, des oeuvres de langue nous sont présentes. Ces oeuvres proviennent des époques les plus diverses ; elles appartiennent à notre peuple et à des peuples étrangers. Du reste, autant que ces oeuvres mêmes, nous connaissons aussi le plus souvent leur « origine ». Car où donc une oeuvre d’art pourrait- elle trouver son origine, sinon dans sa production par l’artiste ? Par suite, il convient de décrire les processus qui se déroulent lors de la confection de produits artistiques. Et parmi ces processus, le plus « originaire » est de toute évidence la conception de l’idée artistique, s’il est vrai que c’est à partir d’elle que s’accomplit cette transposition qu’est la mise en oeuvre, que c’est d’elle que procède en dernière instance le produit. Une analyse de ces « vécus » psychiques — ainsi que de leurs arrières-plans — chez l’artiste peut mettre au jour bien des résultats. Oui — mais de telles investigations n’ont rien à voir avec la question de l’origine de l’oeuvre d’art ; car pas plus qu’elles ne partent de l’oeuvre, pas plus elles n’y reviennent (Hw. 46). 9 OOA1935 I

D’autre part, ce n’est pas à l’origine que revient cette analyse des vécus de l’artiste, mais à une « cause ». Or origine et cause font deux. S’il y a une chaussure — pour autant que cette comparaison soit permise —, ce n’est pas parce qu’il y a des cordonniers, les cordonniers se sont au contraire eux-mêmes possibles que parce qu’est possible et nécessaire quelque chose comme l’habillement du pied. Or cela vaut de l’artiste en un sens plus essentiel encore. Les oeuvres d’art ne sont pas parce que des artistes en ont produites, mais des artistes ne peuvent être en tant que créateur que parce qu’est possible et nécessaire quelque chose comme des oeuvres d’art. Ce fondement qui rend possible et nécessaire l’essence de l’oeuvre et, d’emblée et du même coup, l’essence de l’artiste, c’est cela l’origine de l’oeuvre d’art (Hw. 7). 11 OOA1935 I

Mais pour percer jusqu’à cette origine, ne sommes-nous pas manifestement autorisés à partir de l’oeuvre comme produit ? Ou bien nous faut-il absolument tenter de saisir l’oeuvre elle-même, comme elle est en soi ? Mais quel chemin prendre pour y réussir ? 12 OOA1935 I

Nous devons alors nécessairement être sûrs d’une chose : de ce que nous visons bien quelque chose comme un oeuvre d’art, et non pas un quelconque produit ; nous devons donc nécessairement savoir d’emblée en quoi consiste l’essence de l’oeuvre d’art. L’essence — ce fondement qui rend possible et nécessaire l’oeuvre d’art en ce qu’elle est. Seulement, ce fondement qu’il nous faut connaître afin de partir avec certitude de l’oeuvre d’art et de parvenir ainsi jusqu’à son origine, c’est là justement l’origine elle-même. Ce que nous cherchons, nous devons déjà l’avoir, et ce que nous avons, c’est cela que nous devons chercher. Le chemin où nous nous engageons alors est un mouvement circulaire. Cette difficulté, qui veut que ce soit seulement à la fin de nos expositions que nous sommes préparés au bon commencement, est inévitable et doit être proprement conçue comme telle (Hw. 7-8). 17 OOA1935 I

Ainsi la tâche de notre première partie préparatoire est-elle remplie. Le chemin du questionnement de l’origine de l’oeuvre d’art est un cours circulaire. « Origine » signifie le fondement qui rend possible et nécessaire l’oeuvre d’art en son essence. Le point de départ de la question doit être pris dans l’être-oeuvre de l’oeuvre, non pas dans son être-produit par l’artiste ou dans son être-objet pour l’exploitation organisée de l’art. 18 OOA1935 I

L’aperception de cette connexion essentielle nous permet pour la première fois d’obtenir la détermination d’essence authentique de l’art. L’art est une guise selon laquelle la vérité est « ouvrée » – à savoir comme oeuvre. C’est ainsi l’art, et lui seulement, qui, comme fondation, laisse la vérité jaillir. L’art fait ré-sulter la vérité. Laisser quelque chose ré-sulter, la porter seulement au dire dans le saut fondatif, c’est là ce que signifie le mot origine (Hw. 64). 74 OOA1935 II

Si l’art est une origine, ce n’est donc pas parce qu’il demeure le fondement de la possibilité interne et de la nécessité de l’oeuvre, non, il ne demeure un tel fondement que parce que préalablement il est déjà par rapport à la vérité et pour elle une origine, ce laisser jaillir qui se voit obligé à l’oeuvre. 75 OOA1935 II

Cependant l’art, en tant que mise-en-oeuvre de la vérité, est seulement une guise en laquelle la vérité advient. Une autre modalité de l’origine est l’acte du fondateur de la cité, qui porte historialement la vérité à l’action, au geste et au dessein. Une autre modalité, derechef, du provenir de la vérité est le questionner et le dire du penseur ; il force la vérité à accéder, et cela non pas après coup, mais d’entrée de jeu, au concept. Toute origine est unique en son genre, et nulle ne peut suppléer une autre. De manière correspondante, oeuvre, acte, concept sont essentiellement différents, quand bien même une expression relâchée nous fait parler de l’« oeuvre » d’un philosophe et d’un « acte » artistique. La vérité n’« est » que pour autant qu’elle advient. Et elle n’advient que pour autant que – comme oeuvre, comme acte, comme concept – elle se décide ainsi ou ainsi, fondant du même coup de nouveaux domaines de décision (Hw. 50). 77 OOA1935 II

Avec cette dernière question, nous voici rendus au point où notre chemin, qui nous conduisait jusqu’ici de l’oeuvre d’art vers son origine, revire. Désormais, nous nous en retournons de l’origine vers l’oeuvre, et cela non point en rebroussant chemin, mais en accomplissant le mouvement circulaire. 79 OOA1935 II

Comment une origine est-elle en général ? Réponse : elle n’est jamais que comme saut. Aussi, le commencement propre à une origine est-il immédiat et soudain. Seul ce qui est saut originel au sens qui a été clarifié, comme l’art, peut avoir un commencement. Toutefois, l’immédiat du commencement n’exclut point, mais inclut bel et bien qu’il se soit préparé aussi longtemps qu’il est possible, et cela dans l’inapparence la plus complète. Le commencement, en tant qu’il est le saut, est toujours un sur-saut qui a déjà sauté par- dessus tout étant à venir, quoique de manière encore enveloppée. Le commencement contient déjà, en retrait, la fin. Cependant, le commencement ne présente jamais le caractère inchoatif de ce qui est « primitif ». Ce qui est primitif, parce que lui fait défaut le libre saut et le sur-saut intime, est toujours sans avenir. Il est incapable de libérer quoi que ce soit d’autre à partir de soi, parce qu’il ne contient rien d’autre que ce en quoi il est tenu captif. Le commencement, au contraire, n’est jamais primitif, c’est-à-dire sans origine, mais bel et bien initiateur : il est le ne-pas-encore refermé. La gaucherie, la rudesse, et même l’indigence apparentes qui peuvent s’attacher à lui ne sont jamais que l’insolite de cette dureté qui affronte la plénitude refermée. Là où un commencement s’apprête à faire le saut, toujours il s’accompagne d’une apparence de rechute. Car précisément le commencement ne saurait reconduire l’accoutumé sur la voie assurée et bien connue qu’il suivait jusqu’alors. Le traditionnel reste sur place, et sort de ses gonds. La confusion, la déperdition sévissent. Telle est la conséquence de l’impuissance croissante de l’usuel – non point du commencement lui-même. Car celui-ci prend son fondement plus profond, ce pourquoi il lui faut creuser jusqu’en dessous du fondement antérieurement posé. Aussi l’équivoque peut-elle longtemps subsister quant à savoir si c’est un couchant ou un levant qui se prépare derrière l’inévitable semblant d’une rechute (Hw. 63). 80 OOA1935 II

Mais de même que toute origine a son commencement, de même tout commencement a son début. Celui-ci laisse le commencement s’amorcer dans la situation reçue. Par suite, tout commencement revêt l’apparence d’une simple transition, ce qui conduit à vouloir expliquer le commencement à partir de ce qui le précédait. Mais qui se contente d’une telle intention explicative a tôt fait de laisser échapper la commencement, à supposer même qu’il soit parvenu à le saisir. 84 OOA1935 II

De même que toute origine a son commencement et tout commencement son début, de même tout début a son incitation. Celle-ci n’est pas avec le commencement dans une connexion immédiate, et pourtant la sphère des incitations à chaque fois possible est déjà prédéterminée par le commencement. Mais comme cette connexion demeure retirée, l’incitation, dans son rapport au commencement, a souvent une allure fortuite. L’incitation d’une oeuvre d’art, par exemple, peut être une simple commande suscitée par des besoins devenus courants. La commande, justement, veut consolider l’antérieur, alors que l’oeuvre suscitée par elle ouvre son ébranlement. 85 OOA1935 II

Non seulement l’artiste, mais encore quiconque porte au saut une origine de la vérité est un créateur ; pour autant, il ne devient pas une manière d’artiste, mais préserve sa manière propre. 87 OOA1935 II