monde

Welt
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C’est le moment structurel « monde » que, dans l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], il convient en premier lieu de manifester. L’exécution de cette tâche paraît facile et si triviale que l’on croit encore et toujours en être dispensé. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire : décrire « le monde » comme phénomène ? Faire voir ce qui se montre, en fait d’« étant », à l’intérieur du monde. Le premier pas sera donc une énumération de ce qu’il y a « dans » le monde : des maisons, des arbres, des hommes, des montagnes, des astres. Nous pouvons dépeindre l’« aspect » de cet étant et raconter ce qui survient en lui et avec lui. Cependant, tout cela reste à l’évidence une « affaire » pré-phénoménologique, qui ne peut prétendre à aucune pertinence phénoménologique. La description reste attachée à l’étant. Elle est ontique. Mais c’est l’être qui est cherché. Le « phénomène » au sens phénoménologique a été déterminé formellement comme ce qui se montre en tant qu’être et structure d’être.

Décrire phénoménologiquement le « monde », cela signifiera par conséquent : mettre en lumière et fixer conceptuellement et catégorialement l’être de l’étant sous-la-main à l’intérieur du monde. L’étant à l’intérieur du monde, ce sont les choses, les choses naturelles et les choses « douées de valeur ». Leur choséité [Dinglichkeit] devient problème ; et comme la choséité [Dinglichkeit] des dernières s’édifie sur la choséité [Dinglichkeit] des premières, c’est l’être des choses naturelles, la nature comme telle, qui formera le thème principal. Le caractère d’être primordial des choses naturelles, des substances, est la substantialité. Qu’est-ce qui en constitue le sens ontologique ? Avec cette question, la recherche est engagée sur une voie claire et univoque.

Et pourtant, est-ce là vraiment s’enquérir du « monde » de manière ontologique ? Ontologique, la problématique à l’instant caractérisée l’est sans aucun doute. Néanmoins, quand bien même elle réussirait à fournir l’explication la plus pure de l’être de la nature, en parfaite conformité aux propositions fondamentales qu’énonce la science mathématique de la nature sur ce type d’étant, cette ontologie ne saurait atteindre le phénomène du « monde ». Car la nature est elle-même un étant qui fait encontre à l’intérieur du monde et s’y laisse découvrir par différentes voies et à différents niveaux.

Devons-nous alors nous attacher en priorité à l’étant auprès duquel le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent, à savoir les choses « douées de valeur » ? Ne sont-ce pas elles qui manifestent « proprement » le monde où nous vivons ? Il se peut en effet qu’elles manifestent de manière plus prégnante quelque chose comme « un monde ». Et pourtant elles aussi sont encore de l’étant « à l’intérieur » du monde.

Ni la description ontique de l’étant intramondain, ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant ne touchent, comme telles, au phénomène « monde ». Dans l’un et l’autre modes d’accès à l’« être objectif », le « monde » est déjà — et diversement — « présupposé ».

N’est-il pas possible, enfin, de traiter le « monde » comme une détermination de l’étant cité ? Cet étant, nous le qualifions pourtant bien d’intramondain. Le « monde » serait-il même un caractère d’être du Dasein ? Et tout Dasein aurait-il alors « de prime abord » son monde ? Mais le « monde » ne devient-il pas ainsi quelque chose de « subjectif » ? Ou comment dans ces conditions peut-il y avoir encore ce monde « commun » « dans » lequel nous sommes pourtant bel et bien ? Et lorsque la question du « monde » est posée, quel monde est-il donc visé ? Réponse : Ni celui-ci, ni celui-là, mais la mondanéité [Weltlichkeit] du monde en général. Quel chemin suivre pour atteindre ce phénomène ? [EtreTemps 63/70]


Mais question : est-ce que les oeuvres, dans ces conditions, nous font encontre telles qu’elles se dressent en elles-mêmes ? Les Eginètes de la collection de Munich, la “Petite Barbara” du Liebighaus de Francfort, l’Antigone de Sophocle dans la meilleure édition critique – toutes ces oeuvres ont été arrachées à leur espace le plus propre. Si grande que soit leur dignité et leur force, si bonne leur conservation, si assurée leur interprétation, le seul fait de les transporter dans une collection les a soustraites à leur monde. Plus encore : même si nous faisons effort pour supprimer ou éviter de tels transports d’oeuvres – en allant examiner en son lieu le temple de Paestum et sur sa place la Cathédrale de Bamberg, par exemple -, le monde propre à ces oeuvres présentes ne s’en est pas moins effondré (Hw. 29-30). OOA1935: I

Surgissant en soi, l’oeuvre ouvre un monde et le tient dans la demeurance. L’oeuvre installe un monde. Mais qu’est-ce que c’est que cela, un monde ? À propos de l’exemple du temple de Zeus, nous l’avons déjà suggéré, et maintenant encore le concept ne peut en être qu’indiqué. Pour le dire de manière préventive : le monde n’est pas le simple rassemblement de choses sous la main dénombrables ou innombrables. Mais le monde n’est pas non plus un cadre simplement imaginé, ajouté en représentation à la somme de l’étant sous la main. Le monde règne. Il est plus étant que les choses captables et calculables parmi lesquelles, quotidiennement, nous nous croyons à demeure. Le monde, surtout, n’est jamais un objet qui se tient devant nous, mais le toujours inobjectif auquel nous sommes sujets. Le monde tient nos faits et gestes captivés dans un ajointement de renvois à partir desquels le signe de la grâce des dieux et la frappe de leur disgrâce se présente et – se réserve. Même cette réserve est une guise, pour le monde, de régner. Tandis qu’un monde s’ouvre, toutes choses reçoivent pour la première fois leur apparaître et leur disparaître, leur lointain et leur proximité, leur expansion et leur resserrement. Là où sont prises, là où sont élaborées et abandonnées, là où sont questionnées et manquées les décisions sachantes et savantes fondamentales de notre Dasein, là est un monde. La pierre n’a pas de monde ; et pas d’avantage la plante, ni même l’animal : celui-ci a seulement la pression voilée d’un environnement où il s’insère (Hw. 33-34). OOA1935: II

Le monde : la jointure qui étreint notre Dasein – et conformément à la consigne de laquelle s’ajointe tout ce qui est en-joint quant à notre destin, et qui par conséquent doit nécessairement être décidé par nous. Le savoir du monde – de cette in-jonction qui fait-signe – précède toute connaissance des choses. OOA1935: II

Installation d’un monde, pro-duction de la terre sont les deux traits essentiels dans l’oeuvre. Ils ne sont point accidentellement accouplés, mais l’un requiert l’autre. Le monde que l’oeuvre ouvre en surgissant se tourne, en tant que milieu ajointant de tout décider qui sait, vers la terre et ne souffre rien d’indocile et de renfermé. Et la terre, que l’oeuvre, en produisant, laisse éclater, veut en son se-refermer être tout et tout enclore en soi. Mais c’est pour cela justement que la terre ne peut se passer du monde ouvert si elle doit elle-même apparaître dans le plein empressement de l’inclusion de toutes choses. Et le monde, à son tour, ne peut point s’envoler de la terre s’il doit, en tant que l’injonction qui ajointe et fait-signe, tenir tête à l’indocile. Le monde est vers la terre et la terre vers le monde. Ils sont en litige, et cela parce qu’ils s’appartiennent (Hw. 36-37). OOA1935: II

Mais d’où cette détermination d’essence, et elle justement, vient-elle à l’oeuvre ? Nous posons ici la question de l’origine de l’oeuvre d’art, et cela désormais en prenant notre point de départ dans l’oeuvre elle-même. Or selon son pré-concept, plus haut élucidé, l’origine est ce fond qui rend possible et nécessaire l’essence de l’oeuvre. Ce fondement est manifestement autre chose que ce qui est en lui. Aussi convient-il de nous mettre d’abord en quête de cet autre, de ce à quoi l’oeuvre comme oeuvre appartient. Nous demandons donc : Qu’est-ce qui, dans l’oeuvre elle-même, mais en même temps par-delà elle, est en oeuvre ? Tenons-nous le temple, la statue, la tragédie présents. L’oeuvre est tandis que, installant le monde et pro-duisant la terre, elle dispute leur litige. Dans le litige, monde et terre se dis-socient, mais non sans désormais s’as-socier résolument l’un à l’autre. Le monde ouvert cherche à captiver la terre dans un ajointement mondain ; la terre attire en retour le monde en soi et l’entraîne vers son fond obscur. Dans cet disjonction conjoignante du litige s’ouvre un ouvert. Nous l’appelons le Là. Il est l’espace de jeu éclairci où, pour la première fois, s’engage et apparaît l’étant singulier en tant qu’ainsi ou ainsi manifeste. Cet être-ouvert du Là est l’essence de la vérité. Les Grecs la nommèrent a-lètheia (hors-retrait). C’est là seulement où l’être-ouvert du Là se produit que la terre peut se presser, en tant que celle qui se referme, vers un ouvert ; c’est là seulement où l’être-ouvert du Là – la vérité – advient que le monde peut être ouvert comme l’in-jonction signifiante de ce qui est enjoint. Mais lorsque l’étant apparaît comme tel, alors et aussitôt ce qui était jusqu’ici bien connu se révèle n’être que surface, apparence, confusion. Inséparables du devenir-manifeste de l’étant, le recouvrement et la dissimulation viennent au jour, c’est-à-dire qu’apparaît la non-vérité. Elle co-appartient constamment à la vérité comme la vallée à la montagne. Mais, tout aussi immédiatement, se dégage avec le non-retiré cela même qui se referme, ce retiré que tout être-ouvert tire à chaque fois vers l’ouvert comme sa limite. C’est seulement si nous parvenons à apercevoir tout cela ensemble : le hors-retrait de ce qui est à chaque fois justement ouvert, le recouvrement et la dissimulation, ce qui se referme et ce qui se retire absolument, que nous saisissons les rapports essentiels de ce qui appartient à un être ouvert, c’est-à-dire à l’essence de la vérité (Hw. 39-44). OOA1935: II

Tandis que l’oeuvre soutient le litige entre le monde terrestrement ouvert et la terre se refermant mondainement rien d’autre n’est en oeuvre, en elle comme oeuvre, que l’advenir d’une ouverture du Là – c’est-à-dire de la vérité. Dans l’oeuvre, un advenir de la vérité est mis en oeuvre. Et cette mise-en-oeuvre de la vérité est l’essence de l’art. L’art, ainsi, est une guise en laquelle la vérité advient, l’ouvrir du Là dans l’oeuvre (Hw. 49). OOA1935: II

Mais ce Là, comment est-il ? Qui assume-t-il la charge d’être ce Là ? Le monde est la jointure signifiante de ces rapports où sont ajointés toutes les décisions essentielles, les victoires, les sacrifices et les oeuvres d’un peuple. Le monde n’est jamais le “monde de tout le monde” d’une humanité en général, et pourtant tout monde désigne toujours l’étant en son tout. Son monde – c’est à chaque fois pour un peuple ce qui lui est dévolu. Tandis que cette tâche s’ouvre dans le pressentiment et dans le courage du sacrifice, dans l’agir et le concevoir, le peuple est captivé dans son avenir – il est avenant. Et c’est seulement s’il devient avenant que s’ouvre en même temps à lui ce qui lui a déjà été donné et ce qu’il a lui-même déjà été. Emporté dans ce qui lui est à venir et re-porté dans ce qu’il a lui-même déjà été, il se porte jusqu’à son présent. Ce provenir en soi unitaire est l’essence de l’histoire. L’histoire n’est pas le passé, et encore moins le présent, mais, de manière primaire et décisive, le sur-saut qui s’empare de ce qui est dévolu. Seul ce qui est au fond avenant est véritablement “été” et comme tel présent. L’être-ouvert du Là, la vérité n’est que comme histoire. Et ne peut jamais être historial, c’est-à-dire avenant-étant-été-présent au sens indiqué, qu’un peuple. Celui-ci assume la charge d’être le Là. Des lignées et des souches ne peuvent surgir et co-exister en l’unité d’un peuple que si elles se saisissent du dévolu, c’est-à-dire deviennent historiales en tant qu’avenantes. Cependant, le Là ne peut être assumé et soutenu que si son ouverture est proprement oeuvrée, et cela à chaque fois selon l’ampleur, la profondeur et l’orientation de cet acte d’ouvrir. Or l’art en tant que la mise en oeuvre de la vérité est une guise unique en laquelle l’ouverture du Là est oeuvrée et la possibilité d’être ce Là fondée. L’art n’”a” pas d’abord une histoire en ce sens extérieur qu’il surviendrait, à travers les vicissitudes du temps, parmi bien d’autres étants également changeants, mais il est histoire en ce sens essentiel qu’il co-fonde l’histoire (Hw. 64). OOA1935: II

Et quand un commencement de l’art, un commencement comme art est-il nécessaire ? Toujours lorsque l’étant en totalité et comme tel veut être porté à l’être-ouvert. Cela advint pour la première fois en Occident avec le monde grec. Ce qui par la suite s’appellera légende fut alors décisivement mis en oeuvre. L’étant ainsi ouvert en son tout fut ensuite transformé en étant au sens du créé par Dieu : telle est l’oeuvre du Moyen Âge. Puis cet étant, derechef, fut transformé au début des Temps modernes. L’étant fut désenchanté et expliqué au titre de ce que le calcul peut maîtriser et percer à jour. À chaque fois, c’est un monde nouveau qui émergea, c’est-à-dire qu’à chaque fois l’être-ouvert de l’étant dut être refondé dans ce qui porte, limite et lie tout être-ouvert : dans la terre et sa mise à l’abri. À chaque fois il fallut à la terre entrer en litige avec le monde ; à chaque fois l’oeuvre d’art fut appelée à être ; car c’est en elle que se produit la percée insigne et, en même temps, la re-fondation la plus appropriée de la vérité terrestre. À l’ampleur et à la hauteur du monde qui s’ouvre se mesure à chaque fois la profondeur et le refermement de l’abîme de la terre, se mesure l’acuité et l’âpreté du litige entre terre et monde, se mesure la grandeur de l’oeuvre, se mesure la force de saut de l’art comme saut originaire. Seulement, avec l’étant ouvert par l’oeuvre, c’est aussi le mode d’être de l’oeuvre même qui se transmue. Le se-tenir-là du temple de Zeus est autre que celui de la Cathédrale de Bamberg. Monde et terre, dont ils disputent le litige, et selon le mode en lequel ils le disputent, se manifestent autrement. Et pourtant, c’est précisément et seulement par eux que la modalité du dire conformément auquel ils sont oeuvres édifiées est fondée comme modalité décisive (Hw. 63-64). OOA1935: II

Le saut créateur dans le saut originaire est l’instauration du litige entre le monde et la terre qui se referme. L’obscure rudesse et la pesanteur attirante, la poussée et le flamboiement sauvages, la ré-ticence discrète de toutes choses, bref : le terre en tant qu’elle prodigue la dureté de sa réclusion ne peut être soutenue qu’en une autre dureté. Or tel est le poser de la limite en tant que trait qui cerne (contour), qui déploie (élévation) et qui fonde (plan). Tandis que ce qui se referme est ex-trait dans l’ouvert, il faut que ce qui at-tire ainsi devienne lui-même trait, limite qui trace et jointure qui ajointe. Nous connaissons le mot d’Albrecht Dürer : “Car en vérité l’art se cache dans la nature, et celui qui peut l’en extraire le possède” (éd. Langue-Fuhse, p. 226). Extraire, ici, veut dire dégager, en l’occurrence en dessinant et en gravant (Hw. 51-52, 58). OOA1935: II

Le temple de Zeus se dresse là, au fond d’une gorge crevassée. L’édifice embrasse la figure du dieu, et, en même temps, il la laisse ainsi émerger, à travers la colonnade ouverte, dans l’espace consacré. Dans le temple et par le temple, le dieu manifeste sa présence, et c’est ainsi seulement qu’il laisse le domaine s’étendre et se délimiter comme un domaine sacré. Bien loin que la pré-sence du dieu se perde dans l’indéterminé, c’est au contraire le temple qui, pour la première fois, joint et rassemble l’unité de ces rapports où s’ajointent la naissance et la mort, l’heur et le malheur, la victoire et l’humiliation, l’unicité et le déclin d’un peuple. L’unité régnante de ces rapports, nous l’appelons un monde. C’est au sein de celui-ci qu’un peuple, à chaque fois, accède à lui-même. Le temple comme oeuvre est le milieu ajointant de toutes les jointures de tout monde (Hw. 30-31). OOA1935: II

Tandis qu’une oeuvre est oeuvre, elle porte un monde à son émergence ouverte. L’installation d’un monde – que nous appelons l’installation tout court – est le premier trait essentiel dans l’être-oeuvre de l’oeuvre (Hw. 34). OOA1935: II

Quant au second, nous le nommons par le mot “pro-duction” (Herstellung). Ce mot doit être compris dans un sens correspondant à “installation”. Autrement dit : l’oeuvre, en son se-tenir-en-soi, est elle-même productrice. Ordinairement, nous parlons de “production” à propos d’une oeuvre d’art lorsque nous voulons dire qu’elle est produite, c’est-à-dire en l’occurrence apprêtée à partir de tel ou tel matériau, pierre, bois, métal, couleur, son, langue. Mais, de même que l’oeuvre requiert une installation – le geste de dresser qui consacre et glorifie – parce qu’en soi et selon son essence elle installe un monde, tout de même la production comme apprêtement à partir d’un “matériau” n’est-elle nécessaire que parce que l’oeuvre, en soi, explicitement ou non, est pro-ductrice. Seulement, la question ne fait alors que rebondir : que pro-duit l’oeuvre, et comment ? (Hw. 34). OOA1935: II