Et pourtant, dans toutes les sciences quand nous suivons en chacune sa visée la plus propre, nous nous rapportons à l’étant lui-même. Du seul point de vue des sciences, aucun domaine n’a préséance sur l’autre, ni la nature sur l’histoire, ni inversement. Aucune manière de traiter un objet ne l’emporte sur l’autre. La connaissance mathématique n’est pas plus rigoureuse que l’historique ou la philologique. Elle n’a que le caractère de l’”exactitude”, laquelle ne se confond pas avec la rigueur. Exiger de l’histoire l’exactitude serait trahir l’idée de la rigueur spécifique aux sciences de l’esprit. La relation au monde qui gouverne toutes les sciences comme telles les porte à rechercher l’étant lui-même, pour en faire à chaque fois, selon son contenu qualitatif et son mode d’être, l’objet d’une exploration et d’une détermination qui le fonde en raison. Dans les sciences s’accomplit — selon l’idée — un mouvement de venue en la proximité vers l’essentiel de toutes choses. QQMETA: Le déploiement d’une interrogation métaphysique
Si la question de l’être doit être posée expressément et être accomplie dans une pleine transparence d’elle-même, alors une élaboration de cette question, d’après les élucidations antérieures, exige l’explication du mode de visée de l’être, du comprendre et du saisir conceptuel du sens, la préparation de la possibilité du choix correct de l’étant exemplaire, l’élaboration du mode authentique d’accès à cet étant. Or viser, comprendre et concevoir, choisir, accéder sont des comportements constitutifs du questionner, et ainsi eux-mêmes des modes d’être d’un étant déterminé, de l’étant que nous, qui questionnons, nous sommes à chaque fois nous-mêmes. Élaboration de la question de l’être veut donc dire : rendre transparent un étant – celui qui questionne – en son être. En tant que mode d’être d’un étant, le questionner de cette question est lui-même essentiellement déterminé par ce qui est en question en lui – par l’être. Cet étant que nous sommes toujours nous-mêmes et qui a entre autres la possibilité essentielle du questionner, nous le saisissons terminologiquement comme DASEIN. La position expresse et transparente de la question du sens de l’être exige une explication préalable adéquate d’un étant (le Dasein) au point de vue de son être. EtreTemps2
Mais si la question du sens de l’être ne commet aucun « cercle démonstratif », elle ne s’en caractérise pas moins par une « rétro-» et « pré-référence » du questionné (être) au questionner en tant que mode d’être d’un étant. Ce concernement essentiel du questionner par son questionné appartient au sens le plus propre de la question de l’être. Or cela signifie simplement que l’étant qui a le caractère du Dasein est lui-même en rapport – et peut-être même en un rapport insigne – à la question de l’être. Or à travers ce rapport un étant déterminé ne se trouve-t-il pas déjà assigné en sa primauté d’être ? L’étant exemplaire qui doit fonctionner comme l’interrogé premier de la question de l’être n’est-il pas déjà prédonné ? Mais il s’en faut que les élucidations précédentes suffisent à manifester la primauté du Dasein, ou à décider de sa fonction possible ou même nécessaire d’étant à interroger primairement. Au moins quelque chose comme une primauté du Dasein s’est-elle annoncée à nous. EtreTemps2
La science apparemment la plus rigoureuse et la plus solidement articulée, la mathématique, est entrée dans une « crise des fondements ». La lutte entre formalisme et intuitionnisme a pour enjeu de conquérir et d’assurer le mode primaire d’accès à ce qui doit être l’objet de cette science. La théorie de la relativité en physique doit sa naissance à la tendance à fixer le contexte propre de la nature, tel qu’il subsiste « en soi ». En tant que théorie des conditions d’accès à la nature elle-même, elle cherche à garantir par la [10] détermination de toutes les relativités l’immutabilité des lois du mouvement, et elle se convoque ainsi devant la question de la structure du domaine qui lui est prédonné, devant le problème de la matière. En biologie se manifeste la tendance à questionner en deçà des déterminations de l’organisme et de la vie fournies par le mécanisme et le vitalisme, et à déterminer à neuf le mode d’être du vivant comme tel. Dans les sciences historiques de l’esprit, la percée vers l’effectivité historique a été encore renforcée par la tradition elle-même, c’est-à-dire par sa formulation et sa transmission : l’histoire littéraire doit devenir histoire des problèmes. La théologie est en quête d’une interprétation plus originelle de l’être de l’homme par rapport à Dieu, qui soit pré-dessinée par le sens même de la foi et qui demeure en lui. Lentement, elle recommence à comprendre l’aperçu de Luther, suivant lequel sa systématique dogmatique repose sur un « fondement » qui n’est point issu d’un questionnement primairement croyant, et dont la conceptualité non seulement ne suffit pas à la problématique théologique, mais encore la recouvre et la dénature. EtreTemps3
La science en général peut être définie le tout d’une connexion de fondation de propositions vraies. Mais cette définition, pas plus qu’elle n’est complète, ne touche le sens propre de la science. Les sciences, en tant que comportements de l’homme, ont le mode d’être de cet étant (homme). Cet étant, nous le saisissons terminologiquement comme DASEIN. La recherche scientifique n’est ni le seul ni le prochain mode d’être possible de cet étant. En outre, le Dasein a un privilège insigne par rapport à tout autre étant. Ce privilège, voilà ce [12] qu’il convient de mettre provisoirement en évidence. Son élucidation devra nécessairement anticiper sur des analyses ultérieures, qui seules le mettront véritablement en lumière. EtreTemps4
La primauté ontico-ontologique du Dasein a été très tôt aperçue, mais sans que le Dasein lui-même ait alors fait l’objet d’une saisie propre en sa structure ontologique, ou même qu’il ait été problématisé en ce sens. Aristote dit : he psyche ta onta pos estin [NA: ARISTOTE, De Anima, III, 8, 431 b 21 ; cf. 5, 430 a 14 sq.]. L’âme (de l’homme) est en quelque manière l’étant ; l’« âme » qui constitue l’être de l’homme découvre, en ses guises d’être – l’aisthesis et la noesis – tout étant en son être-que et son être-ainsi, donc toujours en même temps en son être. Thomas d’Aquin a repris cette proposition, qui remonte à la thèse ontologique de Parménide, dans une élucidation caractéristique. Au sein de la tâche d’une dérivation des « transcendantaux », c’est-à-dire des caractères d’être qui dépassent toute déterminité [Bestimmtheit] réale-générique possible d’un étant, tout « modus specialis entis », il convient également, dit-il, de mettre en évidence le verum comme un transcendens de cette sorte. Ce qui advient en invoquant un étant qui, conformément à son mode d’être, a lui-même la propriété de « con-venir » avec tout étant quel qu’il soit. Cet étant insigne, l’« ens quod natum est convenire cum omni ente », c’est l’âme (anima) [NA: Quaestiones de veritate : q. 1, art.1, sol. ; voir aussi, dans l’opuscule De natura generis une « déduction » des transcendantaux en partie plus rigoureuse, et quelque peu divergente de celle qu’on vient de citer.]. Le privilège du « Dasein » sur tout étant qui apparaît ici, même s’il reste ontologiquement non clarifié, n’est pas moins sans commune mesure avec une mauvaise subjectivisation du tout de l’étant. EtreTemps4
La primauté ontico-ontologique qui a été attribuée au Dasein pourrait favoriser l’opinion selon laquelle cet étant devrait aussi et nécessairement être la donnée ontico-ontologiquement première, non pas simplement au sens d’une saisissabilité « immédiate » de l’étant lui-même, mais également du point de vue d’une prédonation tout aussi « immédiate » de son mode d’être. Certes, ontiquement, le Dasein n’est pas seulement proche, ou même le plus proche – mais nous le sommes même nous-mêmes. Néanmoins, ou plutôt pour cette raison même, il est ontologiquement le plus lointain. Sans doute il appartient à son être le plus propre d’avoir de cet être une compréhension, et de se tenir toujours déjà dans une certaine explicitation de son être. Toutefois, cela ne revient nullement à dire que cette explicitation préontologique prochaine de son être propre puisse être prise pour fil conducteur adéquat, comme si cette compréhension d’être devait nécessairement jaillir d’une méditation thématiquement ontologique sur sa constitution d’être la plus propre. Bien plutôt le Dasein a-t-il, conformément au mode d’être qui lui appartient, la tendance à comprendre son être propre à partir de l’étant par rapport auquel il se rapporte essentiellement de façon constante et immédiate – à partir du « monde ». Dans le Dasein lui-même, donc dans sa propre [16] compréhension d’être, il y a ce que nous mettrons en lumière comme réflection ontologique de la compréhension du monde sur l’explicitation du Dasein. EtreTemps5
Une analytique du Dasein doit donc demeurer la première requête dans la question de l’être. Seulement, c’est alors que le problème d’une conquête et d’une confirmation du mode directeur d’accès au Dasein devient précisément un problème brûlant. Négativement : il n’est pas question d’appliquer à cet étant, dans une construction dogmatique, une quelconque idée de l’être et de l’effectivité, si « évidente » soit-elle, et il est tout aussi peu question d’imposer au Dasein, sans précautions ontologiques, les « catégories » préesquissées par une telle idée. Bien plutôt le mode d’accès et d’explicitation doit-il être choisi de telle manière que cet étant puisse se montrer en lui-même à partir de lui-même. Or ce mode doit bel et bien montrer cet étant en ce qu’il est de prime abord et le plus souvent, dans sa quotidienneté [Alltäglichkeit] moyenne. Et sur la base de celle-ci, ce ne sont pas des structures arbitraires et fortuites qui doivent être dégagées, mais des structures essentielles, qui se maintiennent, à titre de déterminations de [17] son être, dans tout mode d’être du Dasein factice. C’est donc dans la perspective de la constitution fondamentale de la quotidienneté [Alltäglichkeit] du Dasein qu’il convient d’entreprendre la mise en relief préparatoire de l’être de cet étant. EtreTemps5
Toute recherche – à commencer par celle qui se meut dans l’orbe de la question centrale de l’être – est une possibilité ontique du Dasein. L’être de celui-ci trouve son sens dans la temporalité. Celle-ci, toutefois, est en même temps la condition de possibilité de l’historialité en tant que mode d’être temporel du Dasein lui-même, abstraction faite de la question de savoir si et comment il est un étant « dans le temps ». La détermination de l’historialité est antérieure à ce que l’on appelle histoire (procès de l’histoire mondiale). L’historialité désigne la constitution d’être du « provenir » du Dasein comme tel, provenir sur [20] la base duquel seulement est possible quelque chose comme une « histoire du monde » et une appartenance historique à cette histoire. Le Dasein est à chaque fois en son être factice, comme et « quel » il était déjà. Expressément ou non, il est son passé, et il ne l’est pas seulement en ce sens que son passé se glisserait pour ainsi dire « derrière » lui, qu’il posséderait du passé comme une qualité encore sous-la-main qui parfois manifesterait ses effets en lui. Le Dasein « est » son passé sur le mode de son être, lequel, pour le dire grossièrement, « provient » à chaque fois à partir de son avenir. Dans toute guise d’être à lui propre, donc aussi dans la compréhension d’être qui lui appartient, le Dasein est pris dans une interprétation traditionnelle du Dasein, il a grandi en elle. C’est à partir d’elle qu’il se comprend d’abord, et même en un sens constamment. Cette compréhension ouvre les possibilités de son être et les règle. Son passé propre – autant dire toujours celui de sa « génération » – ne suit pas le Dasein, il le précède au contraire toujours déjà. EtreTemps6
Cette historialité élémentaire du Dasein peut demeurer voilée à ses propres yeux. Mais elle peut aussi être d’une certaine manière découverte et faire l’objet d’une culture particulière. Le Dasein peut découvrir la tradition, la conserver, la poursuivre expressément. La découverte de la tradition, l’ouverture de ce qu’elle « transmet » et de la manière dont elle le transmet peut être prise pour tâche autonome. Le Dasein adopte ainsi le mode d’être du questionnement et de la recherche historiques. Toutefois l’histoire – plus exactement l’historicité – n’est possible en tant que mode d’être du Dasein questionnant que parce qu’il est déterminé au fond de son être par l’historialité. Si celle-ci demeure en retrait pour le Dasein et aussi longtemps qu’elle le demeure, c’est également la possibilité du questionnement et de la découverte historique de l’histoire qui lui est refusée. Le manque d’études historiques n’est pas une preuve contre l’historialité du Dasein, mais au contraire, en tant que mode déficient de cette constitution d’être, une preuve à l’appui de celle-ci. Une époque ne peut être anhistorique que pour autant qu’elle est « historiale ». EtreTemps6
L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois nous-mêmes. L’être de cet étant est à chaque fois mien. Dans son être, cet étant se rapporte [42] lui-même à son être. En tant qu’étant de cet être, il est remis à son propre être. C’est de son être même que, pour cet étant, il y va à chaque fois. Or deux conséquences résultent de cette caractérisation du Dasein : 1. L’« essence » de cet étant réside dans son (avoir-) à-être. Le quid (essentia) de cet étant, pour autant que l’on puisse en parler, doit nécessairement être conçu à partir de son être (existentia). C’est alors justement la tâche ontologique que de montrer que, si nous choisissons pour désigner l’être de cet étant le terme d’existence, ce titre n’a point, ne peut avoir la signification ontologique du terme traditionnel d’existentia ; existentia signifie ontologiquement autant qu’être-sous-la-main, un mode d’être qui est essentiellement étranger à l’étant qui a le caractère du Dasein. Pour éviter la confusion, nous utiliserons toujours à la place du titre existentia l’expression interprétative d’être-sous-la-main, réservant au seul Dasein la détermination d’être de l’existence. L’« essence » du Dasein réside dans son existence. Les caractères de cet étant qui peuvent être dégagés ne sont donc pas des « propriétés » sous-la-main d’un étant sous-la-main présentant telle ou telle « figure », mais, uniquement, des guises à chaque fois possibles pour lui d’être. Tout être-ainsi-ou-ainsi de cet étant est primairement être. C’est pourquoi le titre « Dasein » par lequel nous désignons cet étant n’exprime pas son quid, comme dans le cas de la table, de la maison, de l’arbre, mais l’être. 2. L’être dont il y va pour cet étant en son être est à chaque fois mien. Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main. À cet étant-ci, son être est « indifférent », ou, plus précisément, il « est » de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent. L’advocation du Dasein, conformément au caractère de mienneté de cet étant, doit donc toujours inclure le pronom personnel : « je suis », «tu es ». EtreTemps9
Les deux caractères du Dasein qu’on a esquissés : la primauté de l’« existentia » sur l’essentia, la mienneté, indiquent déjà qu’une analytique de cet étant est convoquée devant une région phénoménale spécifique. Cet étant n’a pas, n’a jamais le mode d’être de l’étant qui est seulement sous-la-main à l’intérieur du monde. Par conséquent, il ne peut pas non plus être thématiquement prédonné à la façon dont on « trouve » un étant sous-la-main. Sa prédonation correcte va si peu de soi que la déterminer constitue déjà une pièce essentielle de l’analytique ontologique de cet étant. De l’accomplissement sûr de la prédonation convenable de cet étant dépend la possibilité de porter en général l’être de cet étant à la compréhension. Quelque provisoire que soit l’analyse, elle exige toujours déjà que le point de départ correct soit assuré. EtreTemps9
Le Dasein se détermine à chaque fois en tant qu’étant à partir d’une possibilité qu’il est et qu’en son être il comprend d’une manière ou d’une autre. Tel est le sens formel de la constitution d’existence du Dasein. Or il en résulte, pour l’interprétation ontologique de cet étant, la consigne de développer la problématique de son être à partir de l’existentialité de son existence. Ce qui toutefois ne peut pas signifier une construction du Dasein à partir d’une idée concrète possible de l’existence. Le Dasein ne doit justement pas, au départ de l’analyse, être interprété selon la différenciation caractéristique d’un exister déterminé, mais mis à découvert dans l’indifférence de son de-prime-abord-et-le-plus-souvent. Cette indifférence de la quotidienneté [Alltäglichkeit] du Dasein n’est pas rien, mais un caractère phénoménal positif de cet étant. C’est en provenance de ce mode d’être et en retournant à lui que tout exister est comme il est. Cette indifférence quotidienne [alltäglich] du Dasein, nous l’appelons médiocrité. EtreTemps9
La personne n’est pas une chose, n’est pas une substance, n’est pas un objet. On [48] souligne ainsi ce que Husserl [NA: Cf. dans Logos, I, loc. Cit.] suggère, lorsqu’il exige pour l’unité de la personne une constitution essentiellement autre que pour les choses naturelles. Ce que Scheler dit de la personne, il le formule également à propos des actes : « Mais jamais un acte n’est aussi objet ; car il appartient à l’essence de l’être des actes de n’être vécus que dans l’accomplissement lui-même et d’être donnés [seulement] dans la réflexion » [NA: M. SCHELER, op. cit., p. 246]. Les actes sont quelque chose de non-psychique. Il appartient à l’essence de la personne de n’exister que dans l’accomplissement des actes intentionnels, elle n’est donc essentiellement pas un objet. Toute objectivation psychique, donc toute saisie des actes comme quelque chose de psychique, est identique à une dépersonnalisation. La personne est toujours donnée comme ce qui accomplit des actes intentionnels qui sont liés par l’unité d’un sens. L’être psychique n’a donc rien à voir avec l’être-personne. Les actes sont accomplis, la personne est ce qui les accomplit. Mais quel est le sens ontologique de cet « accomplir », comment doit-on déterminer dans un sens ontologique positif le mode d’être de la personne ? En fait, l’interrogation critique ne peut en rester là. Car ce qui est en question, c’est l’être de l’homme tout entier, tel qu’on a coutume de le saisir comme unité à la fois corporelle, psychique et spirituelle. Le corps, l’âme, l’esprit, ces termes peuvent à nouveau désigner des domaines phénoménaux que l’on peut prendre pour thèmes séparés de recherches déterminées ; dans certaines limites, l’indétermination ontologique de ces domaines peut rester sans importance. Cependant, dans la question de l’être de l’homme, il est exclu d’obtenir celui-ci par la simple sommation des modes d’être – qui plus est encore en attente de détermination – du corps, de l’âme et de l’esprit. Même une tentative qui voudrait suivre une telle voie ontologique ne pourrait s’empêcher de présupposer une idée de l’être du tout. Ce qui cependant défigure et fourvoie la question fondamentale de l’être du Dasein, c’est l’orientation persistante sur l’anthropologie antico-chrétienne, dont même le personnalisme et la philosophie de la vie manquent d’apercevoir combien les fondements ontologiques en sont insuffisants. Cette anthropologie traditionnelle inclut : 1. La définition de l’homme : zoon logon echon interprétée comme : animal rationale, être vivant raisonnable. Mais le mode d’être du zoon est ici entendu au sens de l’être-sous-la-main et de la survenance. Quant au logos, il constitue un équipement de dignité supérieure, mais le mode d’être en demeure tout aussi obscur que celui de l’étant ainsi composé. 2. L’autre fil conducteur pour la détermination de l’être et de l’essence de l’homme est théologique : kai eipen ho theos : poesomen anthropon kat’ eikona hemeteran kai kath’ homoiosin [49], « faciamus hominem ad imaginem nostram et similitudinem » [NA: Genèse, I, 26.]. C’est à partir de ce texte que l’anthropologie théologique chrétienne, reprenant en même temps à son compte la définition antique, élabore une interprétation de l’étant que nous appelons homme. Mais tout comme l’être de Dieu, de même, c’est avec les moyens de l’ontologie antique que l’être de l’ens finitum est interprété ontologiquement. Au cours des temps modernes, la définition chrétienne a été déthéologisée. Cependant l’idée de la « transcendance », selon laquelle l’homme est quelque chose qui tend à se dépasser soi-même, jette ses racines dans la dogmatique chrétienne, dont nul ne dira qu’elle se soit jamais fait un problème ontologique de l’être de l’homme. Cette idée de transcendance, d’après laquelle l’homme est plus qu’un être intelligent, a exercé son influence à travers diverses métamorphoses. On peut en illustrer la provenance par les citations suivantes : « His praeclaris dotibus excelluit prima hominis conditio, ut ratio, intelligentia, prudentia, judicium non modo ad terrenae vitae gubernationem suppeterent, sed quibus transcenderet usque ad Deum et aeternam felicitatem » [NA: CALVIN, Institutio, I, 15, §8 [EtreTemps8].; (NT: Cf. le Handbuch, p 457-458. « Par ces dons admirables, le premier état de l’homme fut rendu si excellent que sa raison, son intelligence, sa prudence, son jugement ne s’appliquaient point seulement à la conduite de la vie terrestre, mais encore l’élevaient jusqu’à Dieu et à la félicité éternelle. »)]. « Denn dass der Mensch sin ufsehen hat uf Gott und sin wort, zeigt er klarlich an, dass er nach siner natur etwas Gott näher anerborn, etwas mee nachschlägt, etwas zuzugs zu jm hat, das alles on zwyfel darus flüsst, dass er nach der bildnus Gottes geschaffen ist » [NA: ZWINGLI, Von der Klarheit des Wortes Gottes, dans Deusche Schriften, t. I, p. 56.; (NA: Cf., sur cette référence, le Handbuch, p. 488-490. BW traduisaient ainsi la citation : « Mais par cela que l’homme regarde vers le haut, vers Dieu et son Verbe, il manifeste clairement qu’il est par sa nature né fort proche de Dieu, qu’il lui ressemble, qu’il a quelque rapport à lui, toutes choses qui sans doute viennent de ceci qu’il a été créé à l’image de Dieu. »)]. EtreTemps10
Ce qui ne vaut pas moins de la « psychologie », dont on ne saurait méconnaître aujourd’hui les tendances anthropologiques. Le défaut d’un fondement ontologique ne saurait non plus être compensé en insérant anthropologie et psychologie dans une biologie générale. Il n’est possible de comprendre et de saisir la biologie comme « science de la vie » que pour autant qu’elle est fondée – sans y être fondée exclusivement – dans l’ontologie du Dasein. [50] La vie est un mode d’être spécifique, mais il n’est essentiellement accessible que dans le Dasein. L’ontologie de la vie s’accomplit sur la voie d’une interprétation privative ; elle détermine ce qui doit être pour que puisse être quelque chose qui ne serait « plus que vie ». La vie n’est pas un pur être-sous-la-main, ni, encore, un Dasein. Et le Dasein, inversement, ne peut en aucun cas être déterminé en affirmant qu’il est vie (ontologiquement indéterminée), plus que quelque chose d’autre. EtreTemps10
En soulignant l’absence de toute réponse univoque et assez fondée ontologiquement à la question du mode d’être de l’étant que nous sommes nous-mêmes du côté de l’anthropologie, de la psychologie et de la biologie, nous ne portons aucun jugement sur le travail positif de ces disciplines. D’autre part, il faut constamment se rappeler qu’il n’est pas question d’induire après coup et hypothétiquement ces fondements ontologiques absents à partir du matériel empirique de ces disciplines, puisque au contraire ces fondements sont toujours déjà là dès l’instant que du matériel empirique est seulement rassemblé. Que la recherche positive n’aperçoive point ces fondements et les prenne pour allant de soi, cela ne prouve nullement qu’ils ne sont pas à la base de cette recherche, et qu’ils ne posent problème dans un sens bien plus radical que ne peut l’être une thèse de la science positive [NA: Néanmoins, l’ouverture d’un a priori n’est pas construction « apriorique ». Grâce à E. Husserl, nous avons réappris non seulement à comprendre le sens de toute « empirie » philosophique authentique, mais encore à manier l’outil [Zeug] nécessaire pour y trouver accès. L’« apriorisme » est la méthode de toute philosophie scientifique qui se comprend elle-même. Comme il n’a rien à voir avec une construction, la recherche de l’a priori requiert la préparation convenable du sol phénoménal. L’horizon prochain qui doit nécessairement être préparé pour l’analytique du Dasein consiste dans sa quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre.]. EtreTemps10
L’interprétation du Dasein en sa quotidienneté [Alltäglichkeit] n’est pas pour autant identique à la description d’un degré primitif du Dasein tel que l’anthropologie peut nous en procurer empiriquement la connaissance. La quotidienneté [Alltäglichkeit] ne se confond pas avec la primitivité. La quotidienneté [Alltäglichkeit] est bien plutôt un mode d’être du Dasein même lorsque et justement lorsqu’il se [51] meut au sens d’une culture hautement développée et différenciée. D’autre part, le Dasein primitif possède lui aussi ses possibilités d’être non-quotidien [alltäglich], il a sa quotidienneté [Alltäglichkeit] spécifique. L’orientation de l’analyse du Dasein sur la « vie des peuples primitifs » peut certes avoir une signification méthodique positive dans la mesure où des « phénomènes primitifs » sont souvent moins recouverts et compliqués par une auto-interprétation déjà établie du Dasein en question. Le Dasein primitif parle souvent plus directement à partir d’une identification originelle aux « phénomènes » (au sens pré-phénoménologique du terme). Une conceptualité malhabile et grossière à notre point de vue peut être féconde pour un dégagement authentique des structures ontologiques des phénomènes. EtreTemps11
Que veut-il dire être à… ? Immédiatement, nous ajoutons à cette expression son complément : être « au-monde », et nous inclinons à comprendre cet être-à… comme un « être dans… » [NT: L’être-au-monde [In-der-Welt-sein], c’est en effet en allemand « das In-der-Welt-sein », c’est-à-dire littéralement l’être-dans-le-monde. H. distingue ici du sens verbal d’être dans (Sein in) le sens proprement ontologique d’être-à… (In-Sein).]. Ce dernier terme nomme le mode d’être d’un étant qui est « dans » un autre comme [54] l’eau « dans » le verre, le vêtement « dans » l’armoire. Par le mot in, nous comprenons d’abord le rapport de deux étants étendus « dans » l’espace du point de vue de leur lieu dans cet espace. Eau et verre, vêtement et armoire sont tous deux de la même façon « dans » l’espace, « en » un lieu. De plus, cette relation d’être peut être prolongée ; par exemple : le banc est dans la salle de cours, la salle dans l’Université, l’Université dans la ville, etc., bref, le banc est « dans l’espace mondial ». Ces divers étants dont on peut ainsi déterminer l’être-l’un-« dans »-l’autre ont tous le même et unique mode d’être de l’être-sous-la-main, en tant que choses survenant « à l’intérieur » du monde. L’être-sous-la-main « dans » un étant sous-la-main, l’être-ensemble-sous-la-main-avec quelque chose ayant le même mode d’être au sens d’un rapport déterminé de lieu, ce sont là des caractères que nous qualifiions de catégoriaux, qui appartiennent à l’étant n’ayant pas le mode d’être du Dasein. EtreTemps12
L’« être-auprès » du monde en tant qu’existential ne peut en aucun cas signifier de chose survenantes. Un « être-à-côté » d’un étant nommé Dasein et d’un autre étant nommé « monde », cela n’existe pas. D’ailleurs, nous avons coutume d’exprimer parfois l’être-ensemble de deux choses sous-la-main en disant : « La table est “auprès” de la porte », « la chaise “touche” le mur ». Mais de « contact », il ne saurait ici être question en toute rigueur, non seulement parce qu’un examen plus attentif finit toujours par constater l’existence d’un espace intermédiaire entre la chaise et le mur, mais plutôt parce que la chaise ne peut fondamentalement pas toucher le mur, quand bien même l’espace intermédiaire en question s’annulerait. Pour cela, en effet, il faudrait que le mur puisse faire encontre [begegnen] « à » la chaise. Un étant ne peut toucher un étant sous-la-main à l’intérieur du monde que s’il a nativement le mode d’être de l’être-à… – que si, avec son Da-sein, lui est déjà découvert quelque chose comme un monde à partir duquel de l’étant puisse se manifester dans le contact, pour ainsi devenir accessible en son être-sous-la-main. Deux étants qui sont sous-la-main à l’intérieur du monde et, qui plus est, sont en eux-mêmes sans-monde ne sauraient se « toucher », aucun des deux ne peut « être auprès de » l’autre. Notre ajout : « et qui de surcroît sont sans-monde » ne doit pas être omis, puisque même un étant qui n’est pas sans-monde – par exemple le Dasein lui-même – est sous-la-main « dans » le monde, plus exactement peut être appréhendé avec un certain droit et dans certaines limites comme seulement sous-la-main. Ce qui exige de faire totalement abstraction de, ou ne pas apercevoir du tout la constitution existentiale de l’être-à… Néanmoins, il n’est pas question de confondre cette appréhension possible du « Dasein » comme étant, ou n’étant plus que sous-la-main, avec certain mode d’« être-sous-la-main » propre au Dasein. Ce mode, en effet, n’est plus accessible à qui fait abstraction des structures spécifiques du Dasein, mais au contraire seulement à qui les comprend d’emblée. Le Dasein [56] comprend son être le plus propre au sens d’un certain « être-sous-la-main factuel » {NA: Cf. infra, §29 [EtreTemps29], p. [134-140]}. Et pourtant la « factualité » du fait du Dasein propre est ontologiquement sans commune mesure avec la survenance factuelle d’une espèce minérale. La factualité propre au fait du Dasein, ce mode en lequel tout Dasein est à chaque fois, nous l’appelons sa facticité. La structure compliquée de cette déterminité [Bestimmtheit] d’être ne peut elle-même être saisie comme problème qu’à la lumière d’une élaboration préalable des constituants existentiaux fondamentaux du Dasein. Le concept de facticité inclut ceci : l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] d’un étant « intramondain », mais d’un étant capable de se comprendre comme lié en son « destin » à l’être de l’étant qui lui fait encontre à l’intérieur de son propre monde. EtreTemps12
Même s’il était licite de déterminer d’abord ontologiquement l’être-à… à partir de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] connaissant, la tâche ne s’en imposerait pas moins en premier lieu de caractériser phénoménalement la connaissance comme un être-au-monde [In-der-Welt-sein] et pour le monde. Lorsque l’on réfléchit sur ce rapport d’être, est d’abord donné un étant, nommé nature, au titre de ce qui est connu. Or il est impossible de rencontrer le connaître lui-même à même cet étant. Si le connaître « est » en général, il appartient uniquement à l’étant qui connaît. Seulement, même dans cet étant, la chose-homme, le connaître n’est pas sous-la-main. En tout cas, il n’y est pas constatable extérieurement comme le sont par exemple des propriétés corporelles. Or si le connaître appartient à cet étant mais n’en est pas une propriété extérieure, il doit être « à l’intérieur ». Plus l’on établit univoquement que le connaître est d’abord et proprement « à l’intérieur » et qu’il n’a absolument rien du mode d’être d’un étant physique et psychique, et plus l’on croit progresser sans présupposés dans la question de l’essence de la connaissance et dans l’éclaircissement du rapport entre sujet et objet. Car c’est alors seulement que peut surgir un problème, c’est-à-dire la question de savoir comment ce sujet connaissant sort de sa « sphère » intérieure, comment il passe dans une sphère « autre et extérieure », comment le connaître peut en général avoir un objet, comment l’objet doit lui-même être pensé pour qu’en fin de compte le sujet le connaisse sans avoir besoin de risquer le saut dans une autre sphère. Mais, quelles que soient les multiples variantes de cette interrogation, toujours demeure tue la question du mode d’être de ce sujet connaissant dont pourtant l’on prend constamment et implicitement toujours déjà l’être pour thème lorsqu’on traite de son connaître. Sans doute, l’on assure à chaque fois que l’intérieur, la « sphère intérieure » du sujet n’est absolument pas pensée comme une « boîte » ou un « enclos ». Mais que signifie positivement l’« intérieur » de l’immanence où le connaître est de prime abord enfermé ? Comment le caractère d’être de cet « être-intérieur » du connaître se fonde-t-il dans le mode d’être du sujet ? Sur ces points, le silence règne. En fait, de quelque manière que cette sphère intérieure soit interprétée, dès l’instant qu’est posée la question de savoir comment le connaître peut réussir à en « sortir » et à conquérir une « transcendance », il apparaît avec éclat que l’on ne peut que trouver le [61] connaître problématique tant que l’on n’a point d’abord clarifié la modalité et l’essence de ce connaître si riche en énigmes. EtreTemps13
Or si nous demandons maintenant ce qui se montre dans la réalité phénoménale du connaître lui-même, il est constant que le connaître se fonde lui-même préalablement dans un être-déjà-auprès-du-monde essentiellement constitutif de l’être du Dasein. Cet être-déjà-auprès ne se réduit nullement à la contemplation béate d’un pur sous-la-main. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein], en tant que préoccupation [Besorgen], est capté par le monde dont il se préoccupe. Pour que devienne possible le connaître en tant que détermination considérative du sous-la-main, il est préalablement besoin d’une déficience de l’avoir-affaire préoccupé avec le monde. C’est en se retirant de toute production, de tout maniement, etc., que la préoccupation [Besorgen] se transporte dans le seul mode d’être-à… alors résiduel : dans le ne-plus-faire-que-séjourner-auprès-de… C’est sur la base de ce mode d’être vis-à-vis du monde qui ne laisse plus l’étant intramondain faire encontre [begegnen] que dans son pur a-spect (eidos), c’est en tant que forme de ce mode d’être que devient possible un avisement {NT: Hin-sehen, littéralement ad-videre ; cf. notre expression : « aviser quelque chose »} exprès de l’étant ainsi rencontré. Cet a-visement est toujours une orientation déterminée vers…, une visée du sous-la-main. D’emblée, il prélève sur l’étant rencontré un « point de vue ». Un tel avisement revêt lui-même la modalité d’un se-tenir spécifique auprès de l’étant intramondain. Dans ce « séjour » – en tant que retrait {NT: Jeu admirable et hélas intraduisible sur Aufenthalt (séjour) et Sichenthalten (retrait)} de tout [62] maniement ou utilisation – s’accomplit l’accueil {NT: Vernehmen, ordinairement la perception. (Heidegger a notamment étudié le mot dans l’Einführung in die Metaphysik, G.A., t. XL, p. 146-147 = 1ère éd., p. 105.)} du sous-la-main. L’accueillir a le mode d’accomplissement de l’advocation et de la discussion de quelque chose comme quelque chose. Sur la base de cet expliciter au sens le plus large, l’accueillir devient un déterminer. L’accueilli et le déterminé peut être exprimé dans des propositions, et être conservé et préservé en tant qu’ainsi énoncé. Cette conservation accueillante d’un énoncé sur… est elle-même une guise de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], et ne saurait être interprétée comme un « processus » par lequel un sujet se procure des représentations de quelque chose et les stocke à l’« intérieur » de lui-même, quitte à se demander éventuellement à leur propos comment elles « s’accordent » avec la réalité. EtreTemps13
Tandis qu’il s’oriente vers l’étant et qu’il le saisit, le Dasein ne sort point de sa sphère intérieure où il serait d’abord enfermé, mais, conformément à son mode d’être originel, il est toujours déjà « dehors », auprès d’un étant qui lui fait encontre dans le monde à chaque fois déjà découvert. Quant au séjour déterminant auprès de l’étant à connaître, il n’est pas davantage un abandon de la sphère intérieure : même en cet « être-dehors » auprès de l’objet, le Dasein est « à l’intérieur », mais en ce sens précis que c’est lui-même, en tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein], qui connaît. Enfin, l’accueil du connu ne doit pas être compris comme un retour, après la sortie qui lui a permis de s’en saisir, du sujet, chargé de son butin, dans la « retraite » de la conscience [Gewissen] ; au contraire, même en tant qu’il accueille, préserve et conserve, le Dasein connaissant demeure, en tant que Dasein, dehors. Le « simple » savoir d’une relation d’être de l’étant, la « pure » représentation de cette relation, le fait d’y « penser, sans plus » ne me placent pas moins auprès de l’étant, dehors dans le monde, que ne le fait une saisie originaire. Même l’oubli, où apparemment s’efface toute relation d’être à l’étant auparavant connu, doit être conçu comme une modification de l’être-à… originaire, et autant vaut de toute illusion et de toute erreur. EtreTemps13
Or la consigne méthodique en ce sens a déjà été donnée. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein], donc aussi le monde lui-même, doivent être thématisés par l’analytique dans l’horizon de la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre considérée comme le mode d’être prochain du Dasein. C’est à l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] quotidien [alltäglich] qu’il faut s’attacher, c’est en prenant phénoménalement appui sur lui que quelque chose comme le monde doit venir sous le regard. EtreTemps14
Dans l’ouverture et l’explication de l’être, l’étant est toujours pré-et co-thématique, tandis que c’est l’être qui constitue le thème proprement dit. Dans le champ de la présente analyse, est pris pour étant pré-thématique celui qui se montre dans la préoccupation [Besorgen] au sein du monde ambiant. Cet étant n’est alors nullement l’objet d’une connaissance théorique du « monde », il est ce dont on se sert, qu’on produit, etc. Faisant ainsi encontre, cet étant vient pré-thématiquement sous le regard d’un « connaître », qui, en tant que phénoménologique, considère primairement l’être, et ne co-thématise ce qui est à chaque fois étant qu’à partir de cette thématisation de l’être. Cet expliciter phénoménologique n’est donc pas une connaissance de propriétés étantes de l’étant, mais une détermination des structures de son être. Cependant, en tant que recherche de l’être, il devient un accomplissement autonome et exprès de la compréhension d’être qui appartient toujours déjà au Dasein et qui est « vivante » dans tout usage de l’étant. L’étant phénoménologiquement pré-thématique – donc ici l’étant utilisé, en train d’être produit, etc. – ne devient accessible qu’à condition de se transporter dans une telle préoccupation [Besorgen]. Et encore, cette expression « se transporter » est-elle à la rigueur trompeuse ; car nous n’avons même pas besoin de nous placer dans ce mode d’être de l’usage préoccupé. Le Dasein quotidien [alltäglich] est toujours déjà dans cette guise, par exemple : ouvrant la porte, je fais usage du loquet. L’obtention de l’accès phénoménologique à l’étant qui fait ainsi encontre consiste plutôt à refouler [abdrängen] les tendances explicitatives qui, accompagnant la « préoccupation [Besorgen] » et s’imposant à elle, ne cessent de recouvrir en général ce phénomène et du même coup, l’étant tel que de lui-même il fait encontre dans la préoccupation [Besorgen] et pour elle. Ce danger de méprise apparaîtra tout à fait clairement si nous engageons notre recherche par cette question explicite : quel est l’étant qui doit devenir pré-thème, qui doit être pris pour sol préphénoménal ? EtreTemps15
Les Grecs avaient, pour parler des « choses », un terme approprié pragmata, c’est-à-dire ce à quoi l’on a affaire dans l’usage de la préoccupation [Besorgen] (praxis). Cependant, ils laissèrent justement dans l’obscurité le caractère ontologique spécifiquement « pragmatique » des pragmata et déterminèrent « d’abord » ceux-ci comme « simples choses ». L’étant qui fait encontre dans la préoccupation [Besorgen], nous l’appelons l’outil [Zeug]. Ce que l’on trouve dans l’usage, ce sont des outils pour écrire, pour coudre, pour effectuer un travail manuel, pour se déplacer, pour mesurer. Le mode d’être de l’outil [Zeug] doit être dégagé. Ce que nous ferons en prenant pour fil conducteur une délimitation préalable de ce qui fait d’un outil [Zeug] un outil [Zeug], l’ustensilité. EtreTemps15
L’usage spécifique de l’outil [Zeug], où celui-ci seulement peut se manifester authentiquement en son être, par exemple le fait de marteler avec le marteau, ne saisit point thématiquement cet étant comme chose survenante, pas plus que l’utilisation même n’a connaissance de la structure d’outil [Zeug] en tant que telle. Le martèlement n’a pas simplement en plus un savoir du caractère d’outil [Zeug] du marteau, mais il s’est approprié cet outil [Zeug] aussi adéquatement qu’il est possible. En un tel usage qui se sert de…, la préoccupation [Besorgen] se soumet au pour… constitutif de ce qui est à chaque fois outil [Zeug] ; moins la chose-marteau est simplement « regardée », plus elle est utilisée efficacement et plus originel est le rapport à elle, plus manifestement elle fait encontre comme ce qu’elle est – comme outil [Zeug]. C’est le marteler lui-même qui découvre le « tournemain » spécifique du marteau. Le mode d’être de l’outil [Zeug], où il se révèle à partir de lui-même, nous l’appelons l’être-à-portée-de-main. C’est seulement parce que l’outil [Zeug] a cet « être-en-soi », au lieu de se borner à survenir, qu’il est maniable au sens le plus large et disponible. Aussi aigu soit-il, l’avisement-sans-plus {NT: Cf. nos N.d.T. aux p. [57] et [61]. Littéralement : le fait de ne plus rien faire d’autre qu’aviser la chose, donc le pur et simple regard, « sans plus », sur elle.} de tel ou tel « aspect » des choses est incapable de découvrir de l’étant à-portée-de-la-main. Le regard qui n’avise les choses que « théoriquement » est privé de la compréhension de l’être-à-portée-de-main. Cependant, l’usage qui se sert de…, qui manie n’est pas pour autant aveugle, il possède son mode propre de vision qui guide le maniement et procure [à l’outil [Zeug]] sa choséité [Dinglichkeit] spécifique. L’usage de l’outil [Zeug] se soumet à la multiplicité de renvois du « pour… » La vue propre à cet ajointement est la circon-spection [NT: BW traduisaient par prévoyance. Plus « étymologique », notre traduction ne se prétend pas meilleure. Car l’idée est moins celle de tourner précautionneusement ses regards autour de soi (cf. la circonspection au sens moral, ou surtout Descartes, Principia, I, XIII, AT VIII-1, p. 9, l. 13-15 : « mens undiquaque circumspicit ut cognitionem suam ulterius extendat ») que d’avoir toujours déjà « des yeux » pour le monde ambiant. En outre, ce « pour » est plus essentiel encore que le « autour », et c’est bien pourquoi Heidegger, à la phrase précédente, a annoncé le mot Umsicht par la notion de pour… (Um-zu). On pourrait donc évoquer ici encore notre verbe « pourvoir », comme nous l’avions fait plus haut (n. à la p. [57]) à propos de l’expression Besorgen, préoccupation [Besorgen]. Bref, c’est simplement l’idée d’une « multiplicité de renvois » qui nous à paru recommander, mais non pas imposer, le terme de circon-spection, tandis que celle de prévoyance est déjà contenue dans le concept de « préoccupation [Besorgen] ».]. EtreTemps15
L’ouvrage à produire, en tant qu’il est ce pour-quoi sont le marteau, le rabot, l’aiguille a lui aussi le mode d’être de l’outil [Zeug]. La chaussure à produire est pour être portée (outil [Zeug]-chaussure), la montre fabriquée est pour lire l’heure. L’ouvrage qui fait encontre de façon privilégiée dans l’usage préoccupé – le travail en chantier – laisse toujours déjà coapparaitre, dans l’employabilité qui lui appartient essentiellement, le pour… de son employabilité. Quant à l’ouvrage à faire, il n’est que sur la base de son usage et du complexe de renvois de l’étant découvert en celui-ci. EtreTemps15
Toutefois, la nature ne saurait être ici comprise comme ce qui est sans plus sous-la-main, et pas davantage comme puissance naturelle. La forêt est réserve de bois, la montagne est carrière de pierre, la rivière est force hydraulique, le vent est vent « dans les voiles ». Avec la découverte du « monde ambiant » vient à notre encontre une « nature » ainsi découverte. Il peut être fait abstraction de son mode d’être en tant qu’étant à-portée-de-la-main, elle-même peut n’être découverte et déterminée que dans son pur être-sous-la-main. Mais à une telle découverte de la nature demeure également retirée la nature comme ce qui « croit et vit », qui nous assaille, nous captive en tant que paysage. Les plantes du botaniste ne sont pas les fleurs du sentier, les « sources » géographiquement situées d’un fleuve ne sont pas sa « source jaillissante ». EtreTemps15
L’ouvrage produit ne renvoie pas seulement au pour… de son employabilité et à ce dont il est constitué : dans les conditions les plus simples de sa fabrication, il contient en même temps un renvoi à celui qui le portera et l’utilisera. L’ouvrage est taillé à sa mesure, il « est » [71] co-présent dans la naissance de l’ouvrage. Même dans la production en série, ce renvoi constitutif n’est nullement absent ; il est seulement indéterminé, il est dirigé vers n’importe qui, vers la moyenne. Dans l’ouvrage, par conséquent, ne vient pas seulement à notre rencontre de l’étant qui est à-portée-de-la-main, mais aussi de l’étant ayant le mode d’être du Dasein, pour qui le produit vient à-portée-de-la-main au sein de sa préoccupation [Besorgen] ; et du même coup fait encontre le monde où vivent les usagers – notre monde. L’ouvrage à chaque fois produit par la préoccupation [Besorgen] n’est pas seulement à-portée-de-la-main dans le monde domestique – celui de l’atelier, par exemple -, mais dans le monde public. Avec celui-ci est découverte et accessible à tous la nature du monde ambiant. Dans les voies, les routes, les points, les édifices, la nature est découverte d’une certaine manière grâce à la préoccupation [Besorgen]. Un quai de gare couvert témoigne du mauvais temps, les éclairages publics de l’obscurité, c’est-à-dire du change spécifique de la présence et de l’absence du jour – de la « position du soleil ». Dans les horloges, il est à chaque fois tenu compte d’une certaine constellation dans le système du monde. Lorsque nous regardons l’heure, nous faisons tacitement usage de la « position du soleil » d’après laquelle est établie la régulation astronomique officielle de la mesure du temps. Dans l’emploi de l’horloge, de cet étant tout d’abord à-portée-de-la-main sans s’imposer à l’attention, la nature du monde ambiant est conjointement à-portée-de-la-main. À chaque fois, la préoccupation [Besorgen] s’identifie à son monde d’ouvrage prochain, et il est essentiel à la fonction découvrante de cette identification que, suivant la modalité que celle-ci revêt à chaque fois, l’étant intramondain engagé dans le travail – c’est-à-dire dans les renvois qui le constituent – demeure découvrable selon divers degrés d’explicitation et conformément à la profondeur avec laquelle la circon-spection le pénètre. Le mode d’être de cet étant est l’être-à-portée-de-la-main. Celui-ci, toutefois, ne doit pas être compris comme un simple caractère d’appréhensibilité, comme si un « étant » rencontré de prime abord se chargeait après coup d’« aspects », ou comme si une matière du monde de prime abord sous-la-main recevait une « coloration subjective ». Une interprétation ainsi orientée perd de vue que, pour être exacte, il faudrait que l’étant fût d’abord entendu et découvert comme du pur sous-la-main qui, ensuite, devrait garder la primauté et le commandement au fur et à mesure que l’usage découvrirait et s’approprierait le « monde ». Mais pareille conception répugne déjà au sens ontologique du connaître qui, comme nous l’avons mis en évidence, est un mode fondé de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. C’est seulement en passant par l’étant à-portée-de-la-main dans l’usage et en le dépassant que le connaître peut aller jusqu’à dégager l’étant en tant que sans plus sous-la-main. L’être-à-portée-de-la-main est la détermination ontologico-catégoriale de l’étant tel qu’il est, « en soi ». Et pourtant, dira-t-on, de l’à-portée-de-la-main, il « n’y en a » que sur la base du sous-la-main. Mais s’ensuit-il – si l’on concède la thèse – que l’être-à-portée-de-la-main soit ontologiquement fondé dans l’être-sous-la-main ? EtreTemps15
Le « renvoyer » comme montrer se fonde bien plutôt dans la structure d’être de l’outil [Zeug], dans son utilité pour… Celle-ci ne fait pas encore d’un étant un signe. L’outil [Zeug] « marteau » est constitué lui aussi par une utilité, mais il ne devient pas pour autant un signe. Le « renvoi » d’ordre monstratif est la concrétion ontique du pour… d’une utilité et destine un outil [Zeug] à celui-ci. Le renvoi « utilité pour… », au contraire, est une déterminité [Bestimmtheit] ontologico-catégoriale de l’outil [Zeug] comme outil [Zeug]. Que le pour-quoi de l’utilité trouve dans le montrer sa concrétion, cela est accidentel à la constitution d’outil [Zeug] en tant que telle. Grâce à cet exemple du signe, se manifeste déjà de manière grossière la différence séparant le renvoi comme utilité et le renvoi comme montrer. L’un et l’autre coïncident si peu que c’est seulement dans leur unité qu’ils rendent possible la concrétion d’une espèce déterminée d’outil [Zeug]. Mais aussi sûrement le [79] montrer est radicalement différent du renvoyer comme constitution d’outil [Zeug], aussi incontestablement le signe a derechef un rapport spécifique, et même insigne, au mode d’être du complexe d’outils à chaque fois à-portée-de-la-main dans le monde ambiant et à la mondialité [Weltmässigkeit] qui lui est propre. L’outil [Zeug] de monstration a dans l’usage préoccupé un emploi privilégié. Néanmoins, il ne saurait suffire, au point de vue ontologique, de constater simplement ce fait. Le fondement, le sens de ce privilège doivent être éclaircis. EtreTemps17
Ce rôle prééminent que les signes, au sein de la préoccupation [Besorgen] quotidienne [alltäglich], jouent dans la compréhension du monde, on pourrait être tenté de l’illustrer à partir de l’emploi abondant que le Dasein primitif fait de « signes », par exemple de fétiches et de sorts. Assurément l’institution de signes qui est à la base d’un tel emploi ne s’accomplit point dans une intention théorique, ni par le moyen d’une spéculation théorique. L’emploi des signes demeure alors complètement intérieur à un être-au-monde [In-der-Welt-sein] « immédiat ». Toutefois, à y regarder de plus près, il apparaît qu’une interprétation du fétiche et des sorts qui prendrait pour fil conducteur l’idée de signe ne peut absolument pas suffire pour saisir le mode d’« être-à-portée-de-la-main » [82] propre à l’étant qui fait encontre dans le monde primitif. Du point de vue du phénomène du signe, c’est plutôt l’interprétation suivante qui s’imposerait : pour l’homme primitif, le signe coïncide avec le montré. Le signe peut lui-même représenter le montré, non pas seulement en le remplaçant, mais en ce sens que le signe est lui-même toujours le montré. Toutefois, cette coïncidence remarquable du signe avec le montré ne provient nullement de ce que la chose-signe aurait déjà subi une certaine « objectivation », de ce qu’elle serait expérimentée comme pure chose et transportée dans la même région d’être du sous-la-main que le montré. La « coïncidence » en question n’est point l’identification de choses auparavant isolées, elle suppose plutôt que le signe ne s’est pas encore libéré du désigné. Un tel emploi de signes s’identifie encore totalement à l’être du montré, à tel point qu’un signe comme tel ne peut encore absolument pas se dégager. La coïncidence ne se fonde point dans une objectivation première, mais dans son absence totale. Or cela signifie que le signe n’est absolument pas découvert comme outil [Zeug], et, en fin de compte, que l’« à-portée-de-la-main » intramondain n’a absolument pas le mode d’être de l’outil [Zeug]. Peut-être même un tel fil conducteur – nous voulons dire l’être-à-portée-de-la-main, l’outil [Zeug] – est-il de nul profit pour une interprétation du monde primitif, et pas davantage du reste l’ontologie de la choséité [Dinglichkeit]. Si cependant il demeure vrai qu’une compréhension de l’être est constitutive du Dasein et du monde primitifs, alors le besoin ne s’en fait que plus vivement sentir d’élaborer l’idée « formelle » de la mondanéité [Weltlichkeit], autrement dit d’un phénomène qui soit modifiable en un sens tel que tous les énoncés ontologiques qui prétendent que, dans tel contexte phénoménal prédonné, quelque chose n’est pas encore ou n’est plus ceci ou cela, puissent recevoir un sens phénoménal positif à partir de ce que cette chose n’est pas. EtreTemps17
On a indiqué que la constitution d’outil [Zeug] de l’à-portée-de-la-main était le renvoi. Comment le monde peut-il libérer en son être l’étant qui a un tel mode d’être, pourquoi est-ce cet étant qui fait d’abord encontre ? Comme exemples de renvois déterminés, nous avons nommé l’utilité pour…, l’importunité, l’employabilité, etc. Le pour… ou le à… propres à une utilité ou à une employabilité prédessinent à chaque fois la concrétion possible du renvoi. Cependant, le « montrer » du signe, le « marteler » du marteau ne sont pas les propriétés de l’étant. Ils ne sont même pas des propriétés du tout, si ce terme doit désigner la structure ontologique d’une déterminité [Bestimmtheit] possible de choses. Sans doute l’à-portée-de-la-main a des appropriations et des inappropriations, et ses « propriétés » y sont pour ainsi dire encore liées au même titre que l’être-sous-la-main en tant que mode d’être possible de l’à-portée-de-la-main est lié à son être-à-portée-de-la-main. Cependant, l’utilité (le renvoi) en tant que constitution de l’outil [Zeug] n’est pas non plus une appropriation de l’étant, mais la condition ontologique de possibilité sur la base de laquelle il peut être déterminé par des appropriations. Mais que signifie alors le renvoi ? L’être de l’à-portée-de-la-main a la structure du renvoi, cela veut dire : il a en lui-même le caractère de la référence. L’étant est ainsi découvert que, [84] en tant que l’étant qu’il est, il est référé à quelque chose. Avec lui, il retourne de quelque chose. Le caractère d’être de l’à-portée-de-la-main est la tournure [Bewandtnis]. La tournure [Bewandtnis] inclut ceci : laisser retourner de quelque chose avec quelque chose. Le rapport indiqué par cet « avec » et ce « de », voilà ce que le terme de renvoi est chargé d’indiquer. EtreTemps18
La tournure [Bewandtnis], tel est l’être de l’étant intramondain, l’être vers lequel il est à chaque fois déjà de prime abord libéré. Avec lui, en tant qu’étant, il retourne à chaque fois de ceci ou de cela. Cela, avoir une tournure [Bewandtnis], est la détermination ontologique de l’être de cet étant, et non pas un énoncé ontique à son sujet. Ce dont il retourne, voilà le pour-quoi de l’utilité et le à-quoi de l’employabilité. Avec le pour-quoi de l’utilité, il peut derechef retourner de… ; par exemple, avec cet étant à-portée-de-la-main que nous appelons, et pour cause, un marteau, ce dont il retourne, c’est de marteler ; avec ce martèlement, il retourne de consolider une maison ; avec cette consolidation, de se protéger des intempéries ; cette protection « est » en vue de l’abritement du Dasein, autrement dit en vue d’une possibilité de son être. De quoi retourne-t-il avec un étant à-portée-de-la-main, cela est à chaque fois prétracé à partir de la totalité de tournure [Bewandtnis]. La totalité de tournure [Bewandtnis] qui, par exemple, constitue en son être-à-portée-de-la-main l’étant à portée de la main dans un atelier, est « antérieure » à l’outil [Zeug] singulier ; de même, autre exemple, celle d’une ferme, avec l’ensemble de son matériel et de ses bâtiments. Mais la totalité de tournure [Bewandtnis] renvoie elle-même en dernière instance à un pour-quoi avec lequel il ne retourne plus de rien – autrement dit qui n’est plus un étant sur le mode d’être de l’à-portée-de-la-main à l’intérieur d’un monde, mais un étant dont l’être est déterminé comme être-au-monde [In-der-Welt-sein], à la constitution d’être duquel la mondanéité [Weltlichkeit] elle-même appartient. Ce pour-quoi primaire n’est plus un pour-cela comme « de » possible d’une tournure [Bewandtnis]. Le « pour-quoi » primaire est un en-vue-de-quoi. Mais le en-vue-de concerne toujours l’être du DASEIN, pour lequel en son être il y va toujours essentiellement de cet être. Nous n’avons pas encore à poursuivre plus avant la connexion indiquée, conduisant de la structure de la tournure [Bewandtnis] à l’être du Dasein en tant que en-vue-de-quoi authentique et unique. Préalablement, le « laisser-retourner » exige d’être suffisamment clarifié pour que nous portions le phénomène de la mondanéité [Weltlichkeit] à la déterminité [Bestimmtheit] requise pour pouvoir en général soulever les problèmes qui la concernent. EtreTemps18
L’avoir-toujours-déjà-laissé-retourner qui libère ainsi l’étant à sa tournure [Bewandtnis] est un parfait apriorique qui caractérise le mode d’être du Dasein lui-même. Le laisser-retourner compris ontologiquement est libération préalable de l’étant à son être-à-portée-de-la-main intérieur au monde ambiant. C’est à partir du « de » du laisser-retourner qu’est libéré le « avec » de la tournure [Bewandtnis]. À la préoccupation [Besorgen], il fait encontre comme cet à-portée-de-la-main. Pour autant que se montre à elle en général un étant, autrement dit pour autant que celui-ci est découvert en son être, il est à chaque fois déjà de l’à-portée-de-la-main dans le monde ambiant et non pas justement « de prime abord » seulement une « matière universelle » sous-la-main. EtreTemps18
La tournure [Bewandtnis], comme être de l’à-portée-de-la-main n’est elle-même à chaque fois découverte que sur la base de la pré-découverte d’une totalité de tournure [Bewandtnis]. La tournure [Bewandtnis] découverte, c’est-à-dire l’à-portée-de-la-main faisant encontre présuppose donc la prédécouverte de ce que nous appelons la mondialité [Weltmässigkeit] de l’à-portée-de-la-main. Cette totalité de tournure [Bewandtnis] pré-découverte abrite en soi un rapport ontologique au monde. Le laisser-retourner qui libère l’étant à la totalité de tournure [Bewandtnis] doit déjà avoir en quelque manière ouvert ce vers quoi il libère. Ce vers quoi de l’à-portée-de-la-main du monde ambiant est libéré en devenant alors pour la première fois accessible comme étant intramondain ne peut lui-même être conçu comme un étant selon le mode d’être ainsi découvert. Ce « vers », à vrai dire, n’est pas lui-même découvrable si nous réservons désormais le terme d’être-découvert pour désigner une possibilité d’être de tout étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. EtreTemps18
Or qu’est-ce que cela veut dire : ce vers quoi de l’étant intramondain est de prime abord libéré doit préalablement être ouvert ? À l’être du Dasein appartient la compréhension de [86] l’être. La compréhension a son être dans un comprendre. Si le mode d’être de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] échoit essentiellement au Dasein, alors à la réalité essentielle de sa compréhension de l’être appartient le comprendre de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. L’ouverture préalable de ce vers quoi l’étant intramondain est libéré n’est rien d’autre que la compréhension du monde auquel le Dasein comme étant se rapporte toujours déjà. EtreTemps18
Le comprendre – phénomène que nous aurons à analyser de plus près dans la suite (cf. §31 [EtreTemps31]) – tient les rapports indiqués dans une ouverture préalable. Dans le séjour familier au sein du monde ambiant, il se pro-pose ces rapports comme ce dans quoi son renvoyer se meut. Le comprendre se laisse lui-même renvoyer dans et par ces rapports. Le caractère de rapport de ces rapports du renvoyer, nous le saisissons comme signifier. Dans la familiarité avec ses rapports, le Dasein se « signifie » à lui-même, il se donne originairement son être et son pouvoir-être à comprendre du point de vue de son être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Le en-vue-de signifie {NT: Le verbe signifier étant ici à prendre au sens actif} un pour…, celui-ci un pour-quoi, celui-ci encore un « de » du laisser-retourner, celui-ci enfin un « avec » de la tournure [Bewandtnis]. Ces rapports sont soudés entre eux en une totalité originaire – ils ne sont ce qu’ils sont que comme ce signifier où le Dasein se donne préalablement à lui-même son être-au-monde [In-der-Welt-sein] à comprendre. La totalité de rapports de ce signifier, nous la