transcendance

Le terme « transcendance » appartient au vocabulaire technique de la philosophie, où il est solidaire de deux autres termes : « suprasensible » et « métaphysique ». Tous trois ne disent certes pas la même chose, mais disent au fond le même : cet effort de dépassement du sensible qui à partir de Platon se confond avec l’élan philosophique, comme tentative de sortir de la caverne. Il s’agit d’un mouvement ascensionnel qui dépasse ce au-dessus de quoi il s’élève. Transcender, c’est dépasser les limites, les franchir, les transgresser. Cet art de la transgression est par excellence celui du philosophe métaphysicien. Philosopher, c’est dès lors, comme le dira Descartes en la quatrième partie du Discours de la méthode, « élever » son « esprit au-delà des choses sensibles » : transcender. Au point d’en oublier parfois – tel Icare – le sol à partir duquel on a pu s’élever si haut, quitte à se brûler les ailes.

C’est là qu’est décisive l’intervention de Kant, dont toute l’œuvre maîtresse, la Critique de la raison pure, opère un virage du transcendant au transcendantal : de ce qui excède (hinausgeht) l’expérience, en transgresse les limites et ne dispose plus de cette « pierre de touche », c’est-à-dire de ce critère qu’elle fournit – c’est là le transcendant – à ce qui bien plutôt la précède (vorausgeht), mais à seule fin de rendre possible la connaissance empirique – telle est la conquête de la dimension transcendantale (Prolégomènes, Appendice, note ; trad. J. Gibelin, p. 170). Indépendant de l’expérience, ou en termes kantiens a priori, le transcendantal est là pour l’objet de l’expérience et n’est là que pour lui. Si le transcendantal partage avec le transcendant, d’où leur commun préfixe trans, le fait de ne rien contenir d’empirique, il s’en distingue en ne cessant d’avoir l’expérience comme horizon. C’est là très exactement reculer pour mieux sauter. Dépassement non plus du monde sensible, mais vers un monde sensible (« C’est ce dépassement vers un monde sensible qui donne le sens du mot kantien ‘‘transcendantal’’ », J. Beaufret, Leçons de philosophie, t. II, p. 39). Récusée comme prétention à une connaissance du suprasensible, la métaphysique se voit donc refondée par Kant comme science des limites de notre connaissance. Si Kant garde bien la dimension de la transcendance que lui livre la métaphysique classique (= dogmatique), c’est qu’elle offre l’idée d’un transport, mais d’un transport que la philosophie critique va envisager, d’une manière entièrement nouvelle, comme condition d’un rapport aux objets de l’expérience, c’est-à-dire d’une pensée qui ait quelque chance d’être aussi une connaissance. La transcendance devient dès lors l’ouverture du champ à l’intérieur duquel vont pouvoir venir prendre place les objets de l’expérience.

Heidegger n’a pas manqué de revendiquer le terme « transcendantal » pour caractériser sa propre entreprise, telle qu’elle s’élabore avec Être et temps, à savoir l’ontologie fondamentale entendue comme détermination du sens de être à partir du temps. C’est dans un cours contemporain de cette élaboration, le cours du semestre d’été 1927 intitulé : Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, que Heidegger a pu reprendre à son compte cette appellation, mais d’une manière elle-même « critique » par rapport à la « philosophie critique » de Kant :

En différenciant ainsi l’être par rapport à l’étant [comme en détachant l’être de façon thématique], nous sortons foncièrement du domaine de l’étant. Nous allons au-delà, nous le transcendons. C’est pourquoi nous pouvons nommer aussi science transcendantale la science de l’être en tant que science critique, sans adopter strictement pour autant le concept kantien du transcendantal, mais en reprenant le terme dans son acception originelle et selon sa direction propre, restée peut-être encore obscure à Kant lui-même [GA24, 23 ; trad. J.-Fr. Courtine, Les Problèmes fondamentaux…, trad. légèrement modifiée, le passage omis par la trad. française se trouvant restitué ici entre crochets droits.]

L’ontologie fondamentale d’Être et temps est donc bel et bien science transcendantale.

Kant est, comme on sait, une figure majeure pour Heidegger, dès Être et temps, puis dans le livre qui lui fait immédiatement suite, Kant et le problème de la métaphysique (1929). Ce dernier titre signifie que c’est seulement avec Kant que la métaphysique commence à apparaître elle-même comme un « problème » : le problème de la métaphysique, que la métaphysique est à elle-même – ou plutôt à une « métaphysique de la métaphysique » par laquelle Kant a pu caractériser son entreprise (lettre à Marcus Herz après le 11 mai 1781) – et non plus seulement des problèmes en métaphysique. La « vérité transcendantale » est pour Kant celle qui « précède et rend possible toute vérité empirique », comme le dit, dans la Critique de la raison pure, le chapitre sur le schématisme (A 146-B 185).

Heidegger va lui aussi, avec et après Husserl (distinction entre fait et essence), maintenir à la transcendance son droit de cité en philosophie – ou plus précisément en phénoménologie. Il va même la mettre en un sens au cœur de son propos, mais à la faveur d’une problématique de prime abord assez déroutante. La transcendance visée n’est pas pour Heidegger « la transcendance de l’ego » (Sartre), mais la transcendance de l’être, comme nous pouvons lire à la fin du § 7 d’Être et temps :

L’être est le transcendens pur et simple. La transcendance de l’être du Dasein a ceci d’insigne qu’il y a en elle la possibilité et la nécessité de l’individuation la plus radicale [p. 38].

Pour faire enfin de la « vérité phénoménologique (ouvertude de l’être) » une veritas transcendentalis. Les expressions latines qu’emploie ici Heidegger, empruntées au vocabulaire médiéval, ne doivent pas nous égarer. Dans ces vieilles outres est versé un vin nouveau : la problématique au sein de laquelle le « transcendant » en vient à exprimer le rapport de l’être à l’étant. Un rapport tel, toutefois, que « le transcendant pur et simple » qu’est l’être ne vient pas surplomber l’étant, notamment l’étant humain, le Dasein, en l’écrasant, comme s’il s’agissait d’un étage supérieur, « suprême » ou « superéminent », mais en libérant précisément en lui son être soi-même – d’où la précision apportée par la seconde phrase citée, relative à l’« individuation la plus radicale », qui semble viser à prévenir toute idée d’écrasement ou d’aplatissement du transcendé par le transcendant. La singularité n’est jamais aussi bien servie que par la transcendance de l’être, comme appel à être – soi-même.

Ce « transcendant » n’est pas toutefois à comprendre de manière verticale, mais en un sens que Heidegger qualifie d’« extatico-horizontal ». « Extatique », qui est au fond l’adjectif grec du mot « existence » (GA49, 53), signifie un arrachement à l’univers rassurant de l’étant auquel si souvent nous nous raccrochons. « Horizontal » – il faudrait pouvoir dire : « horizonal » – s’oppose moins à vertical qu’il ne renvoie à l’horizon projeté à partir duquel prend sens ce qui vers lui s’y projette.

« L’être est le transcendant pur et simple » : la Lettre sur l’humanisme reviendra sur cette phrase d’Être et temps en y voyant rétrospectivement un signalement de l’être comme passant certes « foncièrement outre tout étant » (« wesenhaft weiter als alles Seiende ») – mais pensant encore l’être « à partir de l’étant » (« vom Seienden her ») « selon une attaque de prime abord inévitable dans la métaphysique encore régnante ». Pour ajouter :

C’est seulement dans une telle perspective que l’être se montre en un dépassement [Übersteigen] et en tant que ce dépassement [GA9, 336-7 ; Questions iii, p. 111].

L’être transcende l’étant : il le dépasse – übersteigt –, terme beaucoup plus parlant en allemand que celui, technique et d’origine latine, de « transcendance », c’est-à-dire : le passe, le dépasse, le franchit, voire l’escalade, selon le sens le plus propre du terme transcendere tel qu’il est bien attesté en latin classique, par exemple chez Cicéron : escalader un mur, franchir la mer, ou encore les Alpes vers la Gaule transalpine. Einen Berg übersteigen est en allemand une locution courante qui signifie : escalader une montagne, en faire l’ascension. Heidegger fait ressortir ici, rétrospectivement, ce qu’a d’« inévitablement » encore métaphysique la transcendance dont parle Être et temps, telle qu’elle ne s’exprime peut-être pas pour rien si volontiers en latin médiéval. Le terme même « transcendance » (en latin transcendentia) aurait été forgé au XIIIe siècle par un théologien dominicain, Roland de Crémone. Mais c’est avec Duns Scot que la métaphysique prend le nom de scientia transcendens, ou « science transcendante », relativement aux « transcendantaux » (tels que par exemple l’Un ou le Bien) qui sont par définition trans-génériques et trans-catégoriaux. Cette expression apparaît dans ses Quaestiones sur la Métaphysique d’Aristote :

et hanc scientiam vocamus metaphysicam, quae dicitur a meta, quod est trans, et physis, scientia, quasi transcendens scientia […]

et cette science nous l’appelons métaphysique, de méta, qui est par-delà, et physis, science pour ainsi dire transcendante […] [prol. n. 5].

L’élaboration kantienne de la philosophie comme philosophie transcendantale (Transzendental-Philosophie) n’est donc pas seulement l’amorce de son immédiate postérité, dont notamment le Système de l’idéalisme transcendantal de Schelling, en 1800, mais le fruit et le résultat d’une confrontation avec ce qui s’est joué, de Duns Scot à Wolff en passant par Suárez, sous le nom de scientia transcendens. C’est de toute cette tradition que Heidegger recueille à son tour l’héritage. Dans Être et temps, l’être transcende l’étant, et cet étant « insigne » qu’est le Dasein transcende l’étant, mais il ne le transcende que pour autant qu’il est lui-même transcendé par l’être : le Dasein est dès lors transcendant-transcendé, ou encore : projetant-projeté.

Car ce dont s’est alors avisé Heidegger, c’est que la transcendance elle-même demande à être surmontée ! Ce qui devient envisageable dès lors que l’être n’est plus pensé exclusivement comme être de l’étant mais à partir de lui-même ou « tel qu’en lui-même enfin » (vom Seyn her) et de la « vérité de l’estre ». C’est pourquoi la transcendance extatico-horizontale élaborée par Être et temps dans la perspective de l’ontologie fondamentale va céder la place, avec les Apports à la philosophie de 1936-1938, à la perspective de l’histoire de l’être. Mais c’est là une autre histoire, celle, en quelque sorte, d’une transcendance toute retournée. D’où, en ces mêmes Apports de 1936-1938, la déclaration suivante à laquelle fera directement écho le passage que nous avons cité de la Lettre sur l’humanisme :

il convient non pas de dépasser l’étant [transcendance], mais de faire le saut à même de surmonter la différence [ontologique] et par là aussi la transcendance [nous soulignons], pour questionner en remontant à la source, à partir de l’estre [vom Seyn her] et de la vérité [GA65, 250-1].

Réappropriée puis surmontée, la problématique de la transcendance semble livrée à elle-même dès lors que l’être est pensé à partir de lui-même, et non plus à partir de l’étant comme faire-valoir ou tremplin, voire comme ce qui « renverrait l’ascenseur » à l’être pensé à partir de lui en son mouvement ascensionnel – comme transcendance.

Pascal David. (LDMH)

Heidegger – Fenomenologia e Hermenêutica

Responsáveis: João e Murilo Cardoso de Castro

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