LDMH – Schelling

Si un lecteur de Schelling ne peut guère ignorer aujourd’hui Heidegger, un lecteur de Heidegger peut encore moins ignorer Schelling, génie philosophique de premier ordre mais au parcours protéiforme. Et pourtant, la véritable rencontre de Heidegger avec la pensée de Schelling, dont le nom n’apparaît pas dans Être et temps, semble avoir été assez tardive – au début des années 1930 ou peu avant (voir lettres à K. Jaspers du 24 avril 1926 et du 27 septembre 1927) – mais non moins éclairante et fructueuse. Entre le penseur de la dimension extatique de la conscience humaine en son « odyssée » et celui de l’existence comme dimension spécifique qu’a l’être humain de déployer son être, il y a un puissant trait d’union qui s’appelle Kierkegaard. L’écrit à partir duquel Heidegger entre dans la pensée de Schelling, pour en faire ressortir l’appartenance à la structure onto-théologique de la métaphysique mais aussi la manière dont il pousse l’idéalisme allemand à ses limites ou dans ses derniers retranchements, c’est l’écrit légendaire de 1809 intitulé : Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, jusqu’alors tenu pour un simple « écrit de circonstance » dans le cadre de la polémique de Schelling contre Jacobi, polémique elle-même liée à la querelle du panthéisme (Pantheismusstreit) et à la réception de Spinoza depuis Lessing. L’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre schellingienne a récemment encore tenu à rappeler, à propos de cette œuvre de Schelling, que « Heidegger l’a restituée revêtue de sa griffe » (X. Tilliette, Une introduction à Schelling, p. 67). Ce traité de 1809, auquel Heidegger consacre un cours décisif en 1936, laisse en effet se déployer, à partir du problème de l’essence de la liberté humaine – par là expressément démarquée de la liberté divine ou liberté en Dieu –, la question d’un « système de la liberté », loin de cette absence de système que Schelling appelle parfois « asystasie », système que Heidegger comprend comme un ajointement (Gefüge), là où Schelling donnerait plutôt l’équivalent de Zusammenhang, ou « connexion », « connexion organique du tout vivant ».
Avec un sûr instinct et une précision quasi chirurgicale, Heidegger isole cet écrit, auquel il réserve ses principaux coups de sonde, comme un joyau parmi la vaste production de Schelling, une sorte de diamant noir, mais aussi une plaque tournante de son œuvre, éclairant aussi bien les figures antérieures de la philosophie de l’identité, de la philosophie de la nature (Naturphilosophie) et de la philosophie de l’art que celles, ultérieures, de la philosophie dite « positive » en ses deux versants : mythologie et Révélation. Heidegger y souligne notamment l’importance de l’opposition entre l’existence et le fond obscur (Grund), analogue à celle de la lumière et de la pesanteur. Toutefois, entre la pensée neuve du temps qu’élaborera Heidegger en 1927 dans Être et temps et les Âges du monde dont les premières versions n’ont il est vrai été publiées qu’en 1946, ces Weltalter où il se risque à élaborer une conception non chronologique du temps au fil d’une « généalogie du temps », voire des temps, des saisons, des âges, la jonction, assez curieusement, ne semble pas s’être opérée.
Trois tomes publiés de l’édition intégrale portent, entièrement ou en partie, sur Schelling, il s’agit des tomes 28 (L’idéalisme allemand [Fichte, Schelling, Hegel]), 42 (Schelling : De l’essence de la liberté humaine) et 49 (La Métaphysique de l’idéalisme allemand [Schelling]). Rien ne pourrait paraître philosophiquement plus étranger à Heidegger, penseur de la finitude, que la problématique de l’idéalisme allemand, pour autant que tout l’effort spéculatif de celui-ci aura consisté à « surmonter tout ce qui est de l’ordre du fini » (GA 28, 279). Et pourtant – en cette salutaire confrontation – Heidegger se demande, centralement, « ce que l’idéalisme allemand a à nous dire » (GA 28, 269). On trouve également, dans ce volume qui restitue un cours du semestre d’été 1929, peu après la fin de l’idylle avec Hannah Arendt, un passage haut en couleurs sur Caroline et la manière dont celle-ci amena Schelling jusqu’à lui-même (GA 28, 193). Le tome 42 (qui restitue le grand cours de 1936) a déjà été évoqué. Quant au tome 49, restituant un cours de 1941, il interroge encore cinq ans après, remettant sur le métier son ouvrage, le traité de 1809. Schelling y est présenté comme le « sommet de l’idéalisme allemand » (§ 1). Si Schelling n’apparaît plus aujourd’hui comme le « rival malheureux » de Hegel et dans l’ombre de celui-ci (comme le Raymond Poulidor de Jacques Anquetil, disait J. Beaufret), et d’un Hegel lui-même platement tenu pour avoir « dépassé » Kant et avoir eu l’honneur d’être « renversé » par Marx, lorsque Sartre avait sottement décrété le marxisme « philosophie indépassable de notre temps », c’est en partie à Heidegger qu’on le doit. C’est que Schelling, aux yeux de Heidegger, prend philosophiquement plus de risques que Hegel (lettres à Karl Jaspers du 24 avril 1926 et à Hannah Arendt du 15 février 1972).
Cette sorte de victoire posthume de Schelling sur Hegel a également trouvé à s’exprimer, de manière plus souterraine et par de tout autres canaux, dans le monde slave, où la pensée de Schelling a connu une fortune peu commune et une forte résonance. Dans son récit autobiographique intitulé : La Quatrième Vologda, Varlam Chalamov rapporte ce souvenir d’écolier de Vologda qui en donne un aperçu :

Il y avait eu une discussion en classe visant à savoir qui, de Schelling et de Hegel, surpassait l’autre – une discussion plutôt stupide. […] – Schelling, articula Mikhaïlovna tout bas et avec ferveur, et je sentis qu’elle répondait là à une question qui lui tenait personnellement à cœur. La victoire des traditions hégéliennes retentissait déjà dans toutes les écoles du parti soviétique du pays. Bientôt se référer à Schelling serait synonyme de déviation, et passible de poursuites [cité par X. Tilliette, Schelling, p. 404-405].

Il est rare que Heidegger commente le portrait photographique d’un philosophe. C’est le cas pourtant, unique à notre connaissance, avec cet étonnant commentaire, donné en 1936, d’un « portrait du vieux Schelling », sans doute celui qui figure dans le dernier tome des Œuvres publiées par Schröter, un daguerréotype dû à Hermann Biow, fixé en 1848 à Berlin, et qui se passe lui-même de commentaire :

Il suffit de connaître le portrait du vieux Schelling pour pressentir qu’en cette vie vouée à la pensée, ce n’est pas seulement un destin personnel qui s’est joué, mais que c’était bien l’esprit historial des Allemands qui se cherchait une figure.

Pascal David.
Ouvrages cités – V. Chalamov, La Quatrième Vologda, trad. C. Fournier, Paris, Fayard, 1986. – X. Tilliette, Schelling, Paris, Calmann-Lévy, 1999 ; Une introduction à Schelling, Paris, Honoré Champion, 2007.
Bibliographie – M. Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, trad. J.-Fr. Courtine, Paris, Gallimard, 1977. – F. W. J. Schelling, Les Âges du monde, trad. P. David, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1992.
Excertos de

Heidegger – Fenomenologia e Hermenêutica

Responsáveis: João e Murilo Cardoso de Castro

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