interprétation du Dasein

Mais s’il est vrai non seulement que la compréhension d’être appartient au Dasein, mais encore que celle-ci s’élabore ou se défait selon ce qui est à chaque fois le mode d’être du Dasein lui-même, celui-ci peut disposer d’un riche capital d’interprétations. La psychologie philosophique, l’anthropologie, l’éthique, la « politique », la poésie, la biographie et l’historiographie, autant de disciplines qui, sur des chemins divers et dans une mesure variable, se sont attachées aux comportements, aux pouvoirs, aux facultés, aux possibilités et aux destinées du Dasein. La question est seulement de savoir si ces interprétations furent conduites d’une manière aussi originaire, du point de vue existential, qu’elles l’avaient peut-être été du point de vue existentiel. Car l’un et l’autre aspects ne vont pas forcément ensemble, pas plus qu’ils ne s’excluent mutuellement. Une interprétation existentielle peut exiger une analytique existentiale, si tant est que la connaissance philosophique soit comprise dans sa possibilité et sa nécessité. C’est seulement si les structures fondamentales du Dasein sont elles-mêmes suffisamment élaborées selon une orientation explicite sur le problème de l’être que l’acquis antérieur de l’interprétation du Dasein pourra obtenir sa justification existentiale. EtreTemps5

C’est la temporalité qui sera mise en lumière comme le sens de l’étant que nous appelons Dasein. Cette mise en évidence doit se confirmer dans la ré-interprétation des structures du Dasein provisoirement mises en évidence comme modes de la temporalité. Toutefois, avec cette interprétation du Dasein comme temporalité, n’est pas apportée déjà et du même coup la réponse à la question directrice, laquelle porte sur le sens de l’être en général. En revanche, le sol est posé pour l’obtention de cette réponse. EtreTemps5

L’élaboration de la question de l’être se subdivise en deux tâches, auxquelles correspondent respectivement les deux parties du présent essai : Première partie : l’interprétation du Dasein par rapport à la temporalité et l’explication du temps comme horizon transcendantal de la question de l’être. Deuxième partie : traits fondamentaux d’une destruction phénoménologique de l’histoire de l’ontologie au fil conducteur de la problématique de l’être-temporal. EtreTemps8

L’interrogé primaire dans la question du sens de l’être est l’étant qui a le caractère du Dasein. L’analytique existentiale préparatoire du Dasein a elle-même besoin, conformément à sa spécificité, d’être préalablement esquissée et délimitée par rapport à des recherches apparemment équivalentes (chapitre 1). Puis, compte tenu du point de départ fixé à cette recherche, il convient de libérer dans le Dasein une structure-fondamentale : l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) (chapitre II). Cet « a priori » de l’interprétation du Dasein n’est point une déterminité (Bestimmtheit) composite, mais une structure originellement et constamment totale. Toutefois, elle procure des points de vue divers sur les moments qui la constituent. Tout en maintenant le regard constamment fixé sur la totalité à chaque fois première de cette structure, il faut discerner phénoménalement ces moments. Aussi l’analyse prendra-t-elle successivement pour objet : le monde en sa mondanéité (Weltlichkeit) (chapitre III), l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) comme être-avec (Mitsein) et être-soi-même (chapitre IV), l’être-à… comme tel (chapitre V). Sur la base de l’analyse de cette structure fondamentale, une indication provisoire de l’être du Dasein deviendra possible. Son sens existential est le souci (chapitre VI). EtreTemps8

§11 (EtreTemps11)-. L’analytique existentiale et l’interprétation du Dasein primitif. Les difficultés de l’obtention d’un « concept naturel du monde ». EtreTemps11

L’interprétation du Dasein en sa quotidienneté (Alltäglichkeit) n’est pas pour autant identique à la description d’un degré primitif du Dasein tel que l’anthropologie peut nous en procurer empiriquement la connaissance. La quotidienneté (Alltäglichkeit) ne se confond pas avec la primitivité. La quotidienneté (Alltäglichkeit) est bien plutôt un mode d’être du Dasein même lorsque et justement lorsqu’il se (51) meut au sens d’une culture hautement développée et différenciée. D’autre part, le Dasein primitif possède lui aussi ses possibilités d’être non-quotidien (alltäglich), il a sa quotidienneté (Alltäglichkeit) spécifique. L’orientation de l’analyse du Dasein sur la « vie des peuples primitifs » peut certes avoir une signification méthodique positive dans la mesure où des « phénomènes primitifs » sont souvent moins recouverts et compliqués par une auto-interprétation déjà établie du Dasein en question. Le Dasein primitif parle souvent plus directement à partir d’une identification originelle aux « phénomènes » (au sens pré-phénoménologique du terme). Une conceptualité malhabile et grossière à notre point de vue peut être féconde pour un dégagement authentique des structures ontologiques des phénomènes. EtreTemps11

Supposons que je pénètre dans une chambre familière, mais obscure, dont l’aménagement a été ainsi modifié pendant mon absence que tout ce qui était à droite se trouve désormais à gauche. Si je dois m’y orienter, le « simple sentiment de la différence » de mes deux côtés ne me sert alors absolument de rien tant que n’est pas saisi un objet déterminé, dont Kant dit d’ailleurs incidemment « que je me souviens de son emplacement ». Or qu’est-ce que cela signifie, sinon que je m’oriente nécessairement dans et depuis un être toujours déjà auprès d’un monde « familier ». Le complexe d’outils d’un monde doit déjà être prédonné au Dasein. Que je sois à chaque fois déjà dans un monde, cela n’est pas moins constitutif de la possibilité de l’orientation que le sentiment de la droite et de la gauche. Que cette constitution d’être du Dasein soit « évidente », cela ne justifie nullement de la diminuer en son rôle ontologiquement constitutif. Et du reste, Kant lui-même ne la néglige pas non plus, pas davantage que toute autre interprétation du Dasein. Cependant, qu’il soit fait un constant usage de cette constitution, cela ne dispense point, mais exige d’en donner une explication ontologique adéquate. L’interprétation psychologique selon laquelle le Moi a « en mémoire » quelque chose vise au fond la constitution existentiale de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). Comme Kant n’aperçoit pas cette structure, il méconnaît également la pleine complexion de la constitution d’une orientation possible. L’être-orienté vers la droite et la gauche se fonde dans l’orientation essentielle du Dasein en général, laquelle est quant à elle essentiellement (110) co-déterminée par l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). Du reste, la préoccupation (Besorgen) de Kant n’est pas d’interpréter thématiquement l’orientation : tout ce qu’il veut montrer, c’est que toute orientation a besoin d’un « principe subjectif ». Mais « subjectif » voudra dire alors : a priori. Néanmoins, l’a priori de l’être-orienté vers la droite et la gauche se fonde dans l’a priori « subjectif » de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein), qui n’a rien à voir avec une déterminité (Bestimmtheit) d’emblée restreinte à un sujet sans monde. EtreTemps23

W. v. Humboldt (NA: Ueber die Verwandschaft der Ortsadverbien mit dem Pronomen in einigen Sprachen, 1829, dans Gesammelte Schriften, éd. de l’Académie des Sciences de Prusse, t. VI, 1ère section, p. 304-330.) a attiré l’attention sur des langues qui expriment le « Je » par « ici », le « tu » par « là » et le « il » par « là-bas », c’est-à-dire, en terme grammaticaux, qui restituent les pronoms personnels par des adverbes de lieu. La signification originelle des expressions de lieu est-elle adverbiale ou pronominale ? La question est controversée. Néanmoins, la querelle perd tout fondement dès l’instant qu’on observe que les adverbes de lieu ont rapport au Moi en tant que Dasein. L’« ici », le « là », le « là-bas » ne sont pas primairement les déterminations locales de l’étant intramondain sous-la-main en des emplacements spatiaux, mais des caractères de la spatialité originaire du Dasein. Les prétendus adverbes de lieu sont des déterminations du Dasein, leur signification primaire n’est pas catégoriale, mais existentiale. Du reste, ils ne sont pas non plus des pronoms : leur signification est antérieure à la différence entre adverbes de lieu et pronoms personnels ; mais la signification proprement (120) spatiale qu’ont ces expressions par rapport au Dasein atteste que l’interprétation du Dasein encore indemne de toute déviation théorique aperçoit immédiatement celui-ci dans son « être » spatial, c’est-à-dire é-loignant-orientant, « auprès » du monde de la préoccupation (Besorgen). Dans le « ici», le Dasein identifié à son monde ne s’adresse pas à soi, mais se détourne de soi vers le « là-bas » d’un étant à-portée-de-la-main pour la circon-spection, sans laisser pourtant de se viser dans la spatialité existentiale. EtreTemps26

Bien que l’expérience vulgaire du temps ne connaisse de prime abord et le plus souvent que le « temps du monde », elle ne lui en attribue pas moins en même temps et toujours un rapport privilégié à l’« âme » et à l’« esprit ». Et cela n’est pas moins vrai lorsque le questionnement philosophique se tient encore éloigné de toute orientation expresse et primaire sur le « sujet ». Deux témoignages caractéristiques suffiront à le montrer : Aristote dit : ei de meden allo pephuken arthmein e psyche kai psyches nous, adunaton einai chronon psyches me ouses (NA: Physique, ?, 14, 223 a 25-26 ; cf. ibid., 11, 218 b 29-219 a 1, 219 a 4-6.). Et Augustin écrit : « Inde mihi visum est, nihil esse aliud tempus quam distensionem ; sed cujus rei nescio ; et mirum si non ipsius animi » (NA: Confessiones, XI, XXVI, 33, (NT: p. 287, Skutella : « Par suite, il m’est apparu que le temps n’est pas autre chose qu’une distention, mais de quoi ? Je ne sais, et il serait surprenant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même. »)) Ainsi donc même l’interprétation du Dasein comme temporalité n’est pas fondamentalement extérieure à l’horizon du concept vulgaire du temps. Et Hegel a déjà fait la tentative expresse de dégager la connexion entre le temps vulgaire compris et l’esprit, tandis que chez Kant le temps est certes « subjectif », mais se tient sans lien « à côté », du « Je pense » (NA: Dans quelle mesure, chez Kant, émerge pourtant par ailleurs une compréhension plus radicale du temps que chez Hegel, c’est ce que montrera la section 1 de la deuxième partie du présent essai. (NT: Cf. le plan général indiqué supra, p. 40.)). La fondation (428) hegélienne de la connexion entre temps et esprit est spécialement appropriée pour préciser indirectement, par voie de confrontation, l’interprétation du Dasein comme temporalité et la mise en lumière de l’origine du temps du monde qui viennent d’être accomplies. EtreTemps81