historialité du Dasein

Cette historialité élémentaire du Dasein peut demeurer voilée à ses propres yeux. Mais elle peut aussi être d’une certaine manière découverte et faire l’objet d’une culture particulière. Le Dasein peut découvrir la tradition, la conserver, la poursuivre expressément. La découverte de la tradition, l’ouverture de ce qu’elle « transmet » et de la manière dont elle le transmet peut être prise pour tâche autonome. Le Dasein adopte ainsi le mode d’être du questionnement et de la recherche historiques. Toutefois l’histoire – plus exactement l’historicité – n’est possible en tant que mode d’être du Dasein questionnant que parce qu’il est déterminé au fond de son être par l’historialité. Si celle-ci demeure en retrait pour le Dasein et aussi longtemps qu’elle le demeure, c’est également la possibilité du questionnement et de la découverte historique de l’histoire qui lui est refusée. Le manque d’études historiques n’est pas une preuve contre l’historialité du Dasein, mais au contraire, en tant que mode déficient de cette constitution d’être, une preuve à l’appui de celle-ci. Une époque ne peut être anhistorique que pour autant qu’elle est « historiale ». EtreTemps6

En accédant ainsi à la suprématie, la tradition, bien loin de rendre accessible ce qu’elle « transmet », le recouvre d’abord et le plus souvent. Elle livre ce contenu transmis à l’« évidence » et barre l’accès aux « sources » originelles où les catégories et les concepts traditionnels furent puisés, en partie de manière authentique. La tradition va même jusqu’à plonger complètement dans l’oubli une telle provenance. Elle supprime jusqu’au besoin de seulement comprendre un tel retour en sa nécessité propre. La tradition déracine à tel point l’historialité du Dasein qu’il ne se meut plus que dans l’intérêt porté à mille formes de types, de courants, de points de vue philosophiques tel qu’on peut les rencontrer dans les cultures même les plus éloignées et les plus étrangères, et cherche à voiler par cet intérêt sa propre absence de sol. La conséquence [Abfolge] en est que le Dasein, malgré tout son intérêt, malgré tout le zèle qu’il déploie en faveur d’une interprétation philologique « objective », ne comprend plus les conditions les plus élémentaires qui seules rendent possible un retour positif au passé au sens d’une appropriation productive. EtreTemps6

Considérée en son contenu, la phénoménologie est la science de l’être de l’étant – l’ontologie. Lors de notre éclaircissement des tâches de l’ontologie, nous est apparue la nécessité d’une ontologie-fondamentale ayant pour thème l’étant ontologico-ontiquement privilégié, le Dasein, mais aussi pour intention de se convoquer devant le problème cardinal, à savoir la question du sens de l’être en général. Or la recherche même nous montrera que le sens méthodique de la description phénoménologique est l’explicitation. Le logos de la phénoménologie du Dasein a le caractère de l’hermeneuein par lequel sont annoncés à la compréhension d’être qui appartient au Dasein lui-même le sens authentique de l’être et les structures fondamentales de son propre être. La phénoménologie du Dasein est herméneutique au sens originel du mot, d’après lequel il désigne le travail de l’explicitation. Cependant, dans la mesure où par la mise à découvert du sens de l’être et des structures fondamentales du Dasein en général est ouvert l’horizon de toute recherche ontologique ultérieure sur l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], cette herméneutique devient en même temps « herméneutique » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute recherche ontologique. Et pour autant, enfin, que le Dasein a la primauté ontologique sur tout étant – en tant qu’il est dans la possibilité de l’existence -, l’herméneutique en tant qu’explicitation [38] de l’être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir le sens, philosophiquement premier, d’une analytique de l’existentialité, de l’existence. Dans cette herméneutique, en tant qu’elle élabore ontologiquement l’historialité du Dasein comme la condition ontique de possibilité de la recherche historique, s’enracine par conséquent ce qui n’est nommé que dérivativement « herméneutique » : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit. EtreTemps7

La structure ontologique de l’étant que je suis à chaque fois moi-même trouve son centre dans l’autonomie de l’existence. Comme le Soi-même ne peut être conçu ni comme substance, ni comme sujet, mais se fonde dans l’existence, l’analyse du Soi-même inauthentique, du On, est restée entièrement remise à l’interprétation préparatoire du Dasein [NA: Cf. §§25 [EtreTemps25] sq., p. [113] sq.]. Or maintenant que l’ipséité a été expressément reprise dans la structure du souci, donc de la temporalité, l’interprétation temporelle du maintien ou de l’absence de maintien du Soi-même obtient un poids propre. Elle requiert une exposition thématique séparée. Toutefois, elle n’apporte pas seulement la bonne garantie contre les paralogismes et les questions ontologiquement inadéquates concernant l’être du Moi en général, mais en même temps, conformément à sa fonction centrale, elle procure un aperçu plus originaire dans la structure de temporalisation de la temporalité. Celle-ci se dévoile comme l’historialité du Dasein. La proposition : le Dasein est historial, se confirme comme énoncé ontologico-existential fondamental. Elle est sans commune mesure avec la constatation simplement ontique du fait que le Dasein survient dans une « histoire du monde ». Néanmoins, l’historialité du Dasein est le fondement d’un comprendre historique possible, lequel à son tour implique la possibilité d’une configuration proprement assumée de l’histoire comme science. EtreTemps66

Le fil conducteur pour la construction existentiale de l’historialité nous est offert par l’interprétation précédemment accomplie du pouvoir-être-tout authentique du Dasein et par l’analyse, qui en était issue, du souci comme temporalité. Le projet existential de l’historialité du Dasein porte simplement au dévoilement ce qui se trouve déjà à l’état voilé dans la temporalisation de la temporalité. Conformément à l’enracinement de l’historialité dans le souci, le Dasein existe à chaque fois en tant qu’authentiquement ou inauthentiquement historial. Ce qui était pris en vue comme horizon prochain par l’analytique existentiale du Dasein sous le titre de quotidienneté [Alltäglichkeit] se clarifie comme historialité inauthentique du Dasein. EtreTemps72

Au provenir du Dasein appartiennent essentiellement l’ouverture et l’explicitation. De ce mode d’être de l’étant qui existe historialement jaillit la possibilité existentielle d’une ouverture et d’une saisie expresses de l’histoire. La thématisation, c’est-à-dire l’ouverture historique de l’histoire est la présupposition d’une possible « construction du monde historique dans les sciences de l’esprit ». L’interprétation existentiale de l’histoire comme science vise uniquement à l’assignation de sa provenance ontologique à partir de l’historialité du Dasein. C’est à partir de là seulement qu’il est possible de déterminer les limites à l’intérieur desquelles une théorie de la science orientée sur son activité scientifique factice a le droit de s’exposer aux contingences de ses questionnements. EtreTemps72

L’analyse de l’historialité du Dasein tente de montrer que cet étant n’est pas « temporel » parce qu’il « est dans l’histoire », mais au contraire qu’il n’existe et ne peut exister historialement que parce qu’il est temporel dans le fond de son être. EtreTemps72

Notre exposition du problème existential de l’historialité, qui, de surcroît, est nécessairement limitée par la visée fondamental-ontologique qui est ici la nôtre, adoptera le plan suivant : la compréhension vulgaire de l’histoire et le provenir du Dasein (§73 [EtreTemps73]); la constitution fondamentale de l’historialité (§74 [EtreTemps74]) ; l’historialité du Dasein et l’histoire du monde (§75 [EtreTemps75]) ; l’origine existentiale de la science historique à partir de l’historialité du Dasein (§76 [EtreTemps76]) ; la connexion de la présente exposition du problème de l’historialité avec les recherches de Dilthey et les idées du comte Yorck (§77 [EtreTemps77]). EtreTemps72

Facticement, le Dasein a à chaque fois son « histoire », et, s’il peut l’avoir, c’est parce que l’être de cet étant est constitué par l’historialité. Il nous faut maintenant justifier cette thèse, avec l’intention d’exposer le problème ontologique de l’histoire en tant que problème existential. L’être du Dasein a été délimité comme souci. Le souci se fonde dans la temporalité. Par suite, c’est dans l’orbe de celle-ci que nous devons nous mettre en quête d’un provenir qui détermine l’existence en tant qu’historiale. Dès lors, l’interprétation de l’historialité du Dasein se révèle n’être au fond qu’une élaboration plus concrète de la temporalité. Nous n’avions d’abord dévoilé celle-ci que par rapport à la guise de l’exister authentique, que nous caractérisions comme résolution devançante. Nous demandons maintenant : dans quelle mesure celle-ci implique-t-elle un provenir authentique du Dasein ? EtreTemps74

Nous caractérisons la répétition comme le mode de la résolution auto-délivrante par lequel le Dasein existe expressément comme destin. Mais si le destin constitue l’historialité originaire du Dasein, alors l’histoire n’a son poids essentiel ni dans le passé, ni dans l’aujourd’hui et dans son « enchaînement » avec le passé, mais dans le provenir authentique de l’existence, lequel jaillit de l’avenir du Dasein. L’histoire, en tant que guise d’être du Dasein, plonge si essentiellement sa racine dans l’avenir que la mort – en tant que possibilité caractérisée du Dasein – re-jette l’existence devançante vers son être-jeté factice et ne prête qu’ainsi à l’être-été sa primauté spécifique au sein de l’historial. L’être authentique pour la mort, c’est-à-dire la finitude [Endlichkeit] de la temporalité, est le fondement retiré de l’historialité du Dasein. Le Dasein ne devient pas pour la première fois historial dans la répétition, mais c’est parce qu’il est historial en tant que temporel qu’il peut, en répétant, s’assumer dans son histoire. Et pour cela, il n’est encore besoin d’aucune science historique. EtreTemps74

§75 [EtreTemps75]-. L’historialité du Dasein et l’histoire du monde. EtreTemps75

En fait, l’histoire n’est ni le complexe dynamique des modifications des objets, ni la séquence [Abfolge] arbitraire des vécus des « sujets ». Le provenir de l’histoire concerne-t-il donc alors l’« enchaînement » du sujet et de l’objet ? Mais voudrait-on rapporter ce provenir à la relation sujet-objet qu’il n’en faudrait pas moins s’enquérir du mode d’être de cet enchaînement comme tel, si c’est bien lui qui fondamentalement « provient ». La thèse de l’historialité du Dasein ne dit pas que c’est le sujet sans-monde qui est historial, mais bien l’étant qui existe comme être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Le provenir de l’histoire est provenir de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. L’historialité du Dasein est essentiellement historialité du monde qui, sur la base de la temporalité ekstatico-horizontale, appartient à la temporalisation de celle-ci. Pour autant que le Dasein existe facticement, de l’étant intramondain découvert lui fait aussi et déjà encontre. Avec l’existence de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] historial, de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main est à chaque fois déjà inclus dans l’histoire du monde. L’outil [Zeug] et l’ouvrage, des livres par exemple, ont leurs « destins », des monuments et des institutions ont leur histoire. Mais la nature elle aussi est historiale. Certes, elle ne l’est précisément pas lorsque nous parlons d’« histoire naturelle » [NA: Quant à la question de la délimitation ontologique du « devenir naturel » par opposition à la mobilité propre à l’histoire, cf. les réflexions de F. GOTTL, sur Die Grenzen der Geschichte [Les limites de l’histoire], 1904, qui, depuis longtemps, attendent d’être estimées à leur juste valeur.], mais elle l’est bel et bien en tant que paysage, que domaine d’installation et d’exploitation, comme champ de bataille ou comme lieu de culte. Cet étant [389] intramondain est comme tel historial, et son histoire ne représente pas un cadre « extérieur » qui accompagnerait purement et simplement l’histoire « intérieure » de l’« âme ». Nous nommons cet étant le mondo-historial. Cependant, il faut ici prendre garde à l’équivoque de cette expression que nous venons de choisir, en lui donnant ici un sens ontologique : « histoire du monde ». Elle signifie d’une part le provenir du monde en son unité essentielle, existante avec le Dasein. Mais d’autre part, dans la mesure où avec le monde existant facticement de l’étant intramondain est à chaque fois découvert, elle désigne le « provenir » intramondain de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main. Le monde historial n’est facticement que comme monde de l’étant intramondain. Ce qui « provient » avec l’outil [Zeug] et l’ouvrage comme tel a un caractère propre de mobilité, qui jusqu’à maintenant est resté dans une obscurité totale. Un anneau, par exemple, qui est transmis et porté, ne subit pas simplement, dans un tel être, des changements de lieu. La mobilité du provenir où quelque chose « advient de lui » ne saurait être saisie à partir du mouvement comme transport local. Et autant vaut de tous les « processus » et événements mondo-historaux, mais aussi, en un sens, de « catastrophes naturelles ». Cependant, indépendamment même des limites de notre thème, nous pouvons d’autant moins poursuivre ici ce problème de la structure ontologique du provenir mondo-historial que l’intention de notre exposé est précisément de conduire devant l’énigme ontologique de la mobilité du provenir en général. EtreTemps75

Tout ce qui nous incombe ici est de délimiter l’orbe de phénomènes qui, lorsqu’on parle de l’historialité du Dasein, est nécessairement co-visé ontologiquement. Sur la base de la transcendance, temporellement fondée, du monde, du mondo-historial est à chaque fois déjà « objectivement » là dans le provenir de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] existant, sans être saisi historiquement. Et comme le Dasein factice s’identifie de manière échéante à sa préoccupation [Besorgen], il comprend de prime abord son histoire mondo-historialement. Et comme de surcroît la compréhension vulgaire de l’être comprend indifféremment l’« être » comme être-sous-la-main, l’être du mondo-historial est expérimenté et explicité au sens d’un sous-la-main qui arrive, est présent et disparaît. Et comme, enfin, le sens de l’être vaut en général pour ce qu’il y a de plus « évident », la question du mode d’être du mondo-historial et de la mobilité du provenir en général passe « quand même et à parler vrai » pour la sophistication stérile d’un verbalisme creux. EtreTemps75

L’interprétation existentiale de l’historialité du Dasein ne cesse, insensiblement, de s’enfoncer dans l’ombre. De telles obscurités peuvent d’autant moins être éliminées que les dimensions possibles d’un questionner authentique ne sont elles-mêmes déjà pas débrouillées, et que, en elles, c’est l’énigme de l’être et (comme il est maintenant devenu clair) du mouvement qui est à l’œuvre. Néanmoins, un projet de la genèse ontologique de l’histoire comme science à partir de l’historialité du Dasein peut être risqué. Il servira de préparation à la clarification – que nous aurons à accomplir dans la suite – de la tâche d’une destruction historique de l’histoire de la philosophie [NA: Cf. supra, §6, p. [19] sq.]. EtreTemps75

§76 [EtreTemps76]-. L’origine existentiale de l’enquête historique à partir de l’historialité du Dasein. EtreTemps76

Que l’enquête historique, comme toute science, soit à chaque fois et facticement « dépendante », en tant que mode d’être du Dasein, de la « conception du monde dominante », il n’est pas besoin d’y insister. Néanmoins, par-delà ce fait, il est nécessaire de s’enquérir de la possibilité ontologique de l’origine des sciences à partir de la constitution d’être du Dasein. Or cette origine est encore fort peu claire. Dans le cadre présent, l’analyse ne se doit que de dégager sommairement l’origine existentiale de l’enquête historique, autant qu’il est requis pour que vienne encore plus clairement en lumière l’historialité du Dasein et son enracinement dans la temporalité. EtreTemps76

Si l’être du Dasein est fondamentalement historial, alors, manifestement, toute science factice demeure rattachée à ce provenir. Néanmoins, si la science historique a l’historialité du Dasein pour présupposition, c’est également d’une autre manière, spécifique et privilégiée. EtreTemps76

On pourrait essayer, de prime abord, de préciser ce rapport en soulignant que l’enquête historique en tant que science de l’histoire du Dasein doit nécessairement avoir l’étant originairement historial pour « présupposition » en tant que son « objet » possible. Seulement, il ne suffit pas que l’histoire soit pour qu’un objet historique devienne accessible ; d’autre part, la connaissance historique n’est pas seulement historiale en tant que conduite provenante du Dasein, mais l’ouverture historique de l’histoire est en elle-même enracinée de par sa structure ontologique, qu’elle s’accomplisse ou non facticement, dans l’historialité du Dasein. C’est là ce que signifie l’expression d’origine existentiale de l’enquête historique à [393] partir de l’historialité du Dasein. Mettre cette origine au jour, cela veut dire méthodiquement : projeter ontologiquement l’idée de l’enquête historique à partir de l’historialité du Dasein. En revanche, il ne s’agit alors nullement d’« abstraire » le concept de l’enquête historique à partir d’une activité actuellement factice de la science, ou de l’identifier à elle. Car qu’est-ce qui nous garantit, au fond, que ces procédures factices représentent effectivement l’enquête historique envisagée selon ses possibilités originaires et authentiques ? Et en serait-il même ainsi – ce que nous nous abstenons de trancher -, il reste que le concept en question ne pourrait être « découvert » sur le fait en question qu’au fil conducteur de l’idée déjà comprise de l’enquête historique. Mais à l’inverse, il ne suffit nullement, pour que l’idée existentiale de l’enquête historique obtienne un droit supérieur, que l’historien nous confirme que son comportement factice est en accord avec elle, et elle ne devient pas non plus « fausse » sous prétexte qu’il y contredit. EtreTemps76

[395] Si l’enquête historique, naissant elle-même de l’historialité authentique, dévoile répétitivement le Dasein ayant-été-Là en sa possibilité, alors elle a aussi et déjà manifesté l’« universel » dans l’unique. La question de savoir si l’enquête historique n’a pour objet que la série des événements uniques, « individuels », ou aussi des « lois », est donc radicalement aberrante. Ce qui constitue son thème, ce n’est ni ce qui s’est produit une seule fois, ni un universel flottant au-dessus de lui, mais la possibilité étant-été de manière facticement existante. Et celle-ci n’est point répétée comme telle, c’est-à-dire comprise de manière authentiquement historique, si elle est travestie en un pâle modèle supra-temporel. Seule l’historialité authentique factice peut, en tant que destin résolu, ouvrir de telle sorte l’histoire ayant-été-Là que, dans la répétition, la « force » du possible rejaillit sur l’existence factice, c’est-à-dire ad-vient à elle en son être-avenant. Par suite l’enquête historique prend tout aussi peu que l’historialité du Dasein an-historique son point de départ dans le « présent » et dans ce qui n’est « effectif » qu’aujourd’hui, pour ne tâtonner qu’à partir de là vers un passé – non, même l’ouverture historique se temporalise à partir de l’avenir. La « sélection » de ce qui doit devenir pour l’enquête son possible objet est déjà impliquée dans le choix factice, existentiel de l’historialité du Dasein, choix d’où seulement l’enquête prend naissance et où seulement elle est. EtreTemps76

La possibilité que l’enquête historique présente « pour la vie » une « utilité » ou des « inconvénients » se fonde dans le fait que la vie même est historiale à la racine de son être, et qu’elle s’est par suite à chaque fois déjà décidée, en tant que facticement existante, pour une historialité authentique ou inauthentique. Nietzsche, dans la deuxième de ses Considération intempestives (1874) a reconnu, et a dit avec autant de netteté que de pénétration l’essentiel au sujet de « l’utilité et les inconvénients de la science historique pour la vie ». Il y distingue trois sortes d’enquête historique : la monumentale, l’antiquaire et la critique, mais sans pour autant mettre en lumière de manière expresse la nécessité de cette trinité et le fondement de son unité. La triplicité de l’enquête historique est pré-dessinée dans l’historialité du Dasein, et celle-ci permet en même temps de comprendre dans quelle mesure l’enquête historique authentique doit nécessairement être l’unité facticement concrète de ces trois possibilités. La division citée de Nietzsche ne doit rien au hasard, et le commencement de sa deuxième Considération laisse présumer qu’il comprenait plus qu’il n’en disait. EtreTemps76

La présentation concrète de l’origine historialo-existentiale de l’enquête historique s’accomplit dans l’analyse de la thématisation qui constitue cette science. La thématisation historique a sa pièce essentielle dans l’élaboration de la situation herméneutique qui s’ouvre, avec la décision du Dasein historialement existant, à l’ouverture répétitrice de ce qui a-été-Là. C’est à partir de l’ouverture (« vérité ») authentique de l’existence historiale que doit être exposée la possibilité et la structure de la vérité historique. Mais comme les concepts fondamentaux des sciences historiques, qu’ils concernent leurs objets ou leurs modes de traitement, sont des concept d’existence, la théorie des sciences de l’esprit a pour présupposé une interprétation thématiquement existentiale de l’historialité du Dasein. Tel est le but constant dont tente de se rapprocher le travail de recherche de W. Dilthey, et qui est éclairé d’un jour plus vif par les idées du comte Yorck von Wartenburg. EtreTemps76

Son clair aperçu du caractère fondamental de l’histoire, la « virtualité », Yorck le doit à sa connaissance du caractère d’être du Dasein humain lui-même, il ne l’obtient point en examinant en théoricien de la science l’objet de la considération historique : « Que l’ensemble du donné psycho-physique ne soit pas [être = être-sous-la-main de la nature, N.d.A.] mais vive, voilà le point germinal de l’historialité. Et une auto-méditation orientée non pas sur un Moi abstrait, mais sur la plénitude de mon Soi-même me découvrira historiquement déterminé tout comme la physique me connaît cosmiquement déterminé. Comme je suis nature, je suis histoire… » (p. 71). Et Yorck, qui a scruté toutes les « déterminations » inauthentiques « de rapports » et tous les relativismes « privés de sol » n’hésite pas à tirer de son aperçu dans l’historialité du Dasein la conséquence [Abfolge] ultime : « Mais d’un autre côté, étant donnée l’historialité interne de la conscience [Gewissen] de soi, une systématique coupée de la science historique [402] est méthodiquement inadéquate. De même que la physiologie ne peut faire abstraction de la physique, de même la philosophie – spécialement si elle est critique – ne peut faire abstraction de l’historialité… Le comportement personnel et l’historialité sont comme la respiration et le bol d’air, et, cela paraîtrait-il à quelque degré paradoxal, la non-historialisation du philosopher m’apparaît, au point de vue méthodique, comme un résidu métaphysique » (p. 69). « C’est parce que philosopher, c’est vivre, c’est pour cette raison – ne vous effrayez pas – qu’il y a à mon avis une philosophie de l’histoire – qui pourrait l’écrire ! -, non certes au sens où on l’a jusqu’à maintenant envisagée et tentée – ce contre quoi vous vous êtes irréfutablement déclaré. Le questionnement jusqu’ici de mise était faux, et même impossible, mais il n’est pas le seul. C’est pourquoi, en outre, il n’est pas de philosopher réel qui ne soit historique. La séparation entre philosophie systématique et exposition historique est essentiellement incorrecte » (p. 251). « Du reste, le pouvoir-devenir-pratique est le fondement juridique authentique de toute science. Mais la praxis mathématique n’est pas la seule. La visée pratique de notre point de vue est la visée pédagogique, au sens le plus large et profond du mot. Elle est l’âme de toute vraie philosophie et la vérité de Platon et d’Aristote » (p. 42 sq.). « Vous savez ce que je pense de la possibilité d’une éthique comme science. Néanmoins, il est toujours possible de faire mieux. À qui, en vérité, de tels livres s’adressent-ils ? Ce sont des registres sur des registres ! Seule chose à remarquer : la tendance de la physique à aller en direction de l’éthique » (p. 73). « Si l’on comprend la philosophie comme une manifestation de la vie, et non comme l’expectoration d’une pensée sans sol, apparaissant privée de sol parce que le regard est détourné du sol de la conscience [Gewissen], alors la tâche est simple dans son résultat, si compliqué et pénible qu’en soit l’obtention. La liberté à l’égard des préjugés est la présupposition, et celle-ci, déjà, n’est pas facile à conquérir » (p. 250). EtreTemps77

Provisoirement, il ne nous incombait que de mettre en général en évidence la « connexion » entre l’usage des horloges et la temporalité qui (se) prend le temps. De même que l’analyse concrète du calcul astronomique élaboré du temps appartient à l’interprétation ontologico-existentiale de la découverte de la nature, de même le fondement de la « chronologie » historique calendaire ne peut être libéré qu’à l’intérieur du domaine de recherche de l’analyse existentiale de la connaissance historique [NA: Comme première tentative d’interprétation du temps chronologique et du « nombre historique », cf. la leçon fribourgeoise d’habilitation de l’auteur (semestre d’été 1915) sur « Le concept de temps dans la science historique », 1916 [maintenant dans la G.A., t. I (N.d.T.)]. Les rapports existant entre nombre historique, temps du monde astronomiquement calculé et historialité du Dasein exigeraient une recherche approfondie. – Cf. en outre G. SIMMEL, Das Problem der historischen Zeit [Le problème du temps historique], dans les « Philos. Vorträge veröffentl. von der Kantgesellschaft », n 12, 1916. – Les deux œuvres fondamentales au sujet de la formation de la chronologie historique sont : J.J. SCALIGER, De emendatione temporum, 1583, et D. PETAU, S.J., Opus de doctrina temporum, 1627. – Sur le comput antique du temps, v. G. BILFINGER, Die antiken Stundenangaben [Les indications antiques de l’heure], 1888 ; Der bürgerliche Tag, Untersuchungen über den Beginn des Kalendartages im klassischen Altertum und im christlichen Mittelalter [La journée civile, Recherches sur les débuts du jour calendaire dans l’antiquité classique et au moyen age chrétien], 1888. – H. DIELS, Antike Technik, 2ème éd., 1920, p. 155-232, sur l’horloge antique. – Enfin, au sujet de la chronologie récente, FR. RUEHL, Chronologie des Mittelalters und der Neuzeit [Chronologie du moyen âge et des temps modernes], 1897.]. EtreTemps80