Toute recherche – à commencer par celle qui se meut dans l’orbe de la question centrale de l’être – est une possibilité ontique du Dasein. L’être de celui-ci trouve son sens dans la temporalité. Celle-ci, toutefois, est en même temps la condition de possibilité de l’historialité en tant que mode d’être temporel du Dasein lui-même, abstraction faite de la question de savoir si et comment il est un étant « dans le temps ». La détermination de l’historialité est antérieure à ce que l’on appelle histoire (procès de l’histoire mondiale). L’historialité désigne la constitution d’être du « provenir » du Dasein comme tel, provenir sur [20] la base duquel seulement est possible quelque chose comme une « histoire du monde » et une appartenance historique à cette histoire. Le Dasein est à chaque fois en son être factice, comme et « quel » il était déjà. Expressément ou non, il est son passé, et il ne l’est pas seulement en ce sens que son passé se glisserait pour ainsi dire « derrière » lui, qu’il posséderait du passé comme une qualité encore sous-la-main qui parfois manifesterait ses effets en lui. Le Dasein « est » son passé sur le mode de son être, lequel, pour le dire grossièrement, « provient » à chaque fois à partir de son avenir. Dans toute guise d’être à lui propre, donc aussi dans la compréhension d’être qui lui appartient, le Dasein est pris dans une interprétation traditionnelle du Dasein, il a grandi en elle. C’est à partir d’elle qu’il se comprend d’abord, et même en un sens constamment. Cette compréhension ouvre les possibilités de son être et les règle. Son passé propre – autant dire toujours celui de sa « génération » – ne suit pas le Dasein, il le précède au contraire toujours déjà. EtreTemps6
Cette historialité élémentaire du Dasein peut demeurer voilée à ses propres yeux. Mais elle peut aussi être d’une certaine manière découverte et faire l’objet d’une culture particulière. Le Dasein peut découvrir la tradition, la conserver, la poursuivre expressément. La découverte de la tradition, l’ouverture de ce qu’elle « transmet » et de la manière dont elle le transmet peut être prise pour tâche autonome. Le Dasein adopte ainsi le mode d’être du questionnement et de la recherche historiques. Toutefois l’histoire – plus exactement l’historicité – n’est possible en tant que mode d’être du Dasein questionnant que parce qu’il est déterminé au fond de son être par l’historialité. Si celle-ci demeure en retrait pour le Dasein et aussi longtemps qu’elle le demeure, c’est également la possibilité du questionnement et de la découverte historique de l’histoire qui lui est refusée. Le manque d’études historiques n’est pas une preuve contre l’historialité du Dasein, mais au contraire, en tant que mode déficient de cette constitution d’être, une preuve à l’appui de celle-ci. Une époque ne peut être anhistorique que pour autant qu’elle est « historiale ». EtreTemps6
Si par ailleurs le Dasein a saisi la possibilité qui est en lui non seulement de se rendre transparente son existence, mais encore de questionner proprement le sens de l’existentialité, autrement dit et préalablement le sens de l’être, si, en un tel questionnement, son regard s’est ouvert pour l’historialité essentielle du Dasein, alors l’aperçu suivant ne peut pas ne pas s’imposer : le questionnement de l’être, tel qu’il a été déterminé du point de vue de sa nécessité ontico-ontologique, est lui-même caractérisé par l’historialité. L’élaboration de la question de l’être doit ainsi recueillir du sens d’être le plus propre du questionnement en tant [21] que questionnement historial l’assignation à se mettre en quête de sa propre histoire, c’est-à-dire à devenir historique, afin de se mettre par une appropriation positive du passé en pleine possession des possibilités les plus propres de questionnement. Conformément au mode d’accomplissement qui lui appartient, c’est-à-dire en tant qu’explication préalable du Dasein en sa temporalité et historialité, la question du sens de l’être est portée par elle-même à se comprendre comme historique. EtreTemps6
En accédant ainsi à la suprématie, la tradition, bien loin de rendre accessible ce qu’elle « transmet », le recouvre d’abord et le plus souvent. Elle livre ce contenu transmis à l’« évidence » et barre l’accès aux « sources » originelles où les catégories et les concepts traditionnels furent puisés, en partie de manière authentique. La tradition va même jusqu’à plonger complètement dans l’oubli une telle provenance. Elle supprime jusqu’au besoin de seulement comprendre un tel retour en sa nécessité propre. La tradition déracine à tel point l’historialité du Dasein qu’il ne se meut plus que dans l’intérêt porté à mille formes de types, de courants, de points de vue philosophiques tel qu’on peut les rencontrer dans les cultures même les plus éloignées et les plus étrangères, et cherche à voiler par cet intérêt sa propre absence de sol. La conséquence [Abfolge] en est que le Dasein, malgré tout son intérêt, malgré tout le zèle qu’il déploie en faveur d’une interprétation philologique « objective », ne comprend plus les conditions les plus élémentaires qui seules rendent possible un retour positif au passé au sens d’une appropriation productive. EtreTemps6
Considérée en son contenu, la phénoménologie est la science de l’être de l’étant – l’ontologie. Lors de notre éclaircissement des tâches de l’ontologie, nous est apparue la nécessité d’une ontologie-fondamentale ayant pour thème l’étant ontologico-ontiquement privilégié, le Dasein, mais aussi pour intention de se convoquer devant le problème cardinal, à savoir la question du sens de l’être en général. Or la recherche même nous montrera que le sens méthodique de la description phénoménologique est l’explicitation. Le logos de la phénoménologie du Dasein a le caractère de l’hermeneuein par lequel sont annoncés à la compréhension d’être qui appartient au Dasein lui-même le sens authentique de l’être et les structures fondamentales de son propre être. La phénoménologie du Dasein est herméneutique au sens originel du mot, d’après lequel il désigne le travail de l’explicitation. Cependant, dans la mesure où par la mise à découvert du sens de l’être et des structures fondamentales du Dasein en général est ouvert l’horizon de toute recherche ontologique ultérieure sur l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], cette herméneutique devient en même temps « herméneutique » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute recherche ontologique. Et pour autant, enfin, que le Dasein a la primauté ontologique sur tout étant – en tant qu’il est dans la possibilité de l’existence -, l’herméneutique en tant qu’explicitation [38] de l’être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir le sens, philosophiquement premier, d’une analytique de l’existentialité, de l’existence. Dans cette herméneutique, en tant qu’elle élabore ontologiquement l’historialité du Dasein comme la condition ontique de possibilité de la recherche historique, s’enracine par conséquent ce qui n’est nommé que dérivativement « herméneutique » : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit. EtreTemps7
Pourtant, réfléchissons-y : dans ce témoignage, le Dasein s’exprime sur lui-même, et il le fait « originairement », sans être déterminé par des interprétations théoriques, et sans non plus les viser. Considérons en outre que l’être du Dasein est caractérisé par l’historialité, ce qui du reste reste à montrer ontologiquement. Or si le Dasein est « historial » dans le fond de son être, alors un énoncé qui vient de son histoire et y retourne, et qui de surcroît se tient en deçà de toute science, acquiert une importance particulière, quoique non purement ontologique. La compréhension d’être présente dans le Dasein lui-même s’exprime préontologiquement. Le témoignage que nous allons citer doit montrer clairement que l’interprétation existentiale n’est pas une invention, mais, en tant que « construction » ontologique, possède son sol et, avec lui, sa pré-esquisse élémentaire. EtreTemps42
La structure ontologique de l’étant que je suis à chaque fois moi-même trouve son centre dans l’autonomie de l’existence. Comme le Soi-même ne peut être conçu ni comme substance, ni comme sujet, mais se fonde dans l’existence, l’analyse du Soi-même inauthentique, du On, est restée entièrement remise à l’interprétation préparatoire du Dasein [NA: Cf. §§25 [EtreTemps25] sq., p. [113] sq.]. Or maintenant que l’ipséité a été expressément reprise dans la structure du souci, donc de la temporalité, l’interprétation temporelle du maintien ou de l’absence de maintien du Soi-même obtient un poids propre. Elle requiert une exposition thématique séparée. Toutefois, elle n’apporte pas seulement la bonne garantie contre les paralogismes et les questions ontologiquement inadéquates concernant l’être du Moi en général, mais en même temps, conformément à sa fonction centrale, elle procure un aperçu plus originaire dans la structure de temporalisation de la temporalité. Celle-ci se dévoile comme l’historialité du Dasein. La proposition : le Dasein est historial, se confirme comme énoncé ontologico-existential fondamental. Elle est sans commune mesure avec la constatation simplement ontique du fait que le Dasein survient dans une « histoire du monde ». Néanmoins, l’historialité du Dasein est le fondement d’un comprendre historique possible, lequel à son tour implique la possibilité d’une configuration proprement assumée de l’histoire comme science. EtreTemps66
L’interprétation temporelle de la quotidienneté [Alltäglichkeit] et de l’historialité fixe suffisamment le [333] regard sur le temps originaire pour mettre celui-ci même à découvert comme la condition de possibilité et de nécessité de l’expérience quotidienne [alltäglich] du temps. Le Dasein, en tant qu’étant pour lequel il y va de son être, s’emploie, expressément ou non, primairement pour lui-même. De prime abord et le plus souvent, le souci est préoccupation [Besorgen] circon-specte. S’employant en-vue-de lui-même, le Dasein se « consomme ». Se consommant, le Dasein use de lui-même, c’est-à-dire de son temps. Usant du temps, il compte avec lui. La préoccupation [Besorgen] circon-spectivement calculante découvre de prime abord le temps et conduit à la formation d’un comput du temps. Le compte avec le temps est constitutif de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. La découverte préoccupée de la circon-spection laisse, en comptant avec son temps, l’à-portée-de-la-main et le sous-la-main découvert faire encontre [begegnen] dans le temps. L’étant intramondain devient ainsi accessible comme « étant dans le temps ». La déterminité [Bestimmtheit] temporelle de l’étant intramondain, nous l’appelons l’intratemporalité. Le « temps » d’abord trouvé ontiquement en elle devient la base de la formation du concept vulgaire et traditionnel du temps. Cependant, le temps comme intratemporalité provient d’un mode essentiel de temporalisation de la temporalité originaire. Cette origine indique que le temps « où » le sous-la-main naît et passe est un phénomène temporel véritable et non pas l’extériorisation d’un « temps qualitatif » en espace, ainsi que veut nous le faire croire l’interprétation totalement indéterminée et insuffisante ontologiquement du temps par Bergson. EtreTemps66
Mais la totalité constitutionnelle du souci trouve le fondement possible de son unité dans la temporalité. L’éclaircissement ontologique de l’« enchaînement de la vie », c’est-à-dire de l’extension, de la mobilité et de la permanence spécifiques du Dasein doit par suite recevoir son amorçage dans l’horizon de la constitution temporelle de cet étant. La mobilité de [375] l’existence n’est pas le mouvement d’un sous-la-main. Elle se détermine à partir de l’extension du Dasein. La mobilité spécifique du s’é-tendre é-tendu, nous l’appelons le provenir du Dasein. La question de l’« enchaînement » du Dasein est le problème ontologique de son provenir. La libération de la structure de provenance et de ses conditions temporalo-existentiales de possibilité signifie l’obtention d’une compréhension ontologique de l’historialité. EtreTemps72
Si la question de l’historialité reconduit à ces « origines », il est par là du même coup décidé du lieu du problème de l’histoire. Ce lieu ne saurait être recherché dans l’histoire au sens de la science de l’histoire. Même lorsque le mode scientifico-théorique du problème de l’« histoire » ne vise pas simplement la clarification « gnoséologique » (Simmel) de la saisie historique ou la logique de la conceptualité de l’exposé historique (Rickert), mais s’oriente aussi sur sa « face objective », même dans une telle problématique, l’histoire, au fond, n’est jamais accessible que comme objet d’une science. Le phénomène fondamental de l’histoire, tel qu’il est préalable et radical à une thématisation possible par la science historique, se trouve alors irrémédiablement évacué. Comment l’histoire peut-elle devenir objet possible d’histoire – la réponse à cette question ne peut être dégagée qu’à partir du mode d’être de l’historial, à partir de l’historialité et de son enracinement dans la temporalité. EtreTemps72
Si c’est à partir de la temporalité, et, plus originairement encore, à partir de la temporalité authentique que l’historialité doit elle-même être mise au jour, alors l’essence même d’une telle tâche implique qu’elle ne puisse être exécutée qu’au moyen d’une [376] construction phénoménologique [NA: Cf. supra, §63 [EtreTemps63], p. [310] sq.]. La constitution ontologico-existentiale de l’historialité doit nécessairement être conquise contre l’explicitation vulgaire et recouvrante de l’histoire du Dasein. La construction existentiale de l’historialité trouve des points d’appui déterminés dans la compréhension vulgaire du Dasein, et un guide dans les structures existentiales conquises jusqu’ici. EtreTemps72
La recherche commencera par se procurer, grâce à une caractérisation des concepts vulgaires de l’histoire, une orientation sur les moments qui sont communément considérés comme essentiels pour l’histoire. Ainsi doit nous apparaître ce qui est originellement advoqué comme historique. Tel sera le point d’amorçage de l’exposition du problème ontologique de l’historialité. EtreTemps72
Le fil conducteur pour la construction existentiale de l’historialité nous est offert par l’interprétation précédemment accomplie du pouvoir-être-tout authentique du Dasein et par l’analyse, qui en était issue, du souci comme temporalité. Le projet existential de l’historialité du Dasein porte simplement au dévoilement ce qui se trouve déjà à l’état voilé dans la temporalisation de la temporalité. Conformément à l’enracinement de l’historialité dans le souci, le Dasein existe à chaque fois en tant qu’authentiquement ou inauthentiquement historial. Ce qui était pris en vue comme horizon prochain par l’analytique existentiale du Dasein sous le titre de quotidienneté [Alltäglichkeit] se clarifie comme historialité inauthentique du Dasein. EtreTemps72
Au provenir du Dasein appartiennent essentiellement l’ouverture et l’explicitation. De ce mode d’être de l’étant qui existe historialement jaillit la possibilité existentielle d’une ouverture et d’une saisie expresses de l’histoire. La thématisation, c’est-à-dire l’ouverture historique de l’histoire est la présupposition d’une possible « construction du monde historique dans les sciences de l’esprit ». L’interprétation existentiale de l’histoire comme science vise uniquement à l’assignation de sa provenance ontologique à partir de l’historialité du Dasein. C’est à partir de là seulement qu’il est possible de déterminer les limites à l’intérieur desquelles une théorie de la science orientée sur son activité scientifique factice a le droit de s’exposer aux contingences de ses questionnements. EtreTemps72
L’analyse de l’historialité du Dasein tente de montrer que cet étant n’est pas « temporel » parce qu’il « est dans l’histoire », mais au contraire qu’il n’existe et ne peut exister historialement que parce qu’il est temporel dans le fond de son être. EtreTemps72
Néanmoins, le Dasein doit nécessairement être aussi nommé « temporel » au sens de l’être « dans le temps ». Le Dasein factice, même sans théorie historique élaborée, a besoin de et emploie le calendrier et l’horloge. Ce qui advient « de lui », il l’expérimente comme se produisant « dans le temps ». De la même façon, les processus de la nature inerte et vivante [377] font encontre « dans le temps ». Ils sont intra-temporels. Dès lors il serait tentant de faire précéder l’élucidation de la connexion entre historialité et temporalité par l’analyse – située ici seulement au chapitre suivant [NA: Cf. infra, §80 [EtreTemps80], p. [411] sq.] – de l’origine du « temps » de l’intratemporalité à partir de la temporalité. Toutefois, pour ôter à la caractérisation vulgaire de l’historial à l’aide du temps de l’intratemporalité son « évidence » et son exclusivité apparentes, il convient tout d’abord, ainsi que l’exige également la structure de la chose même, que l’historialité soit « déduite » de manière pure de la temporalité originaire du Dasein. Mais dans la mesure où le temps comme intratemporalité « provient » aussi de la temporalité du Dasein, historialité et intratemporalité n’en manifesteront pas moins une cooriginarité. Par suite, l’explicitation vulgaire du caractère temporel de l’histoire préserve son droit dans les limites qui sont les siennes. EtreTemps72
Est-il encore nécessaire, après cette première caractérisation du cours de l’exposition ontologique de l’historialité à partir de la temporalité, de fournir l’assurance expresse que la recherche qui suit ne nourrit nullement l’illusion de régler d’un trait de plume le problème de l’histoire ? Et pour cause : plus le problème de l’histoire est reconduit à son enracinement originaire, et plus la déficience des moyens « catégoriaux » disponibles, plus l’incertitude des horizons ontologiques primaires s’imposent à l’attention. La méditation qui suit se contentera simplement d’indiquer le lieu ontologique du problème de l’historialité. Au fond, tout ce dont il y va pour notre analyse, c’est de contribuer provisoirement et pour sa part à une appropriation – dont il reste encore à la génération présente à s’acquitter – des recherches de Dilthey. EtreTemps72
Notre exposition du problème existential de l’historialité, qui, de surcroît, est nécessairement limitée par la visée fondamental-ontologique qui est ici la nôtre, adoptera le plan suivant : la compréhension vulgaire de l’histoire et le provenir du Dasein (§73 [EtreTemps73]); la constitution fondamentale de l’historialité (§74 [EtreTemps74]) ; l’historialité du Dasein et l’histoire du monde (§75 [EtreTemps75]) ; l’origine existentiale de la science historique à partir de l’historialité du Dasein (§76 [EtreTemps76]) ; la connexion de la présente exposition du problème de l’historialité avec les recherches de Dilthey et les idées du comte Yorck (§77 [EtreTemps77]). EtreTemps72
Notre but prochain est de trouver le point d’amorçage pour la question originaire de l’essence de l’histoire, c’est-à-dire pour la construction existentiale de l’historialité. Ce point nous est marqué par ce qui est originairement historial. La méditation commencera donc par caractériser ce qui est désigné dans l’explicitation vulgaire du Dasein par les expressions « plurivoques » d’« histoire » et d’« historique ». EtreTemps73
Si l’histoire appartient à l’être du Dasein, et si cet être se fonde dans la temporalité, il s’impose naturellement de commencer l’analyse existentiale de l’historialité par les caractères de l’historial qui présentent manifestement un sens temporel. Par suite, il faut qu’une caractérisation plus aiguë de la remarquable primauté du « passé » dans le concept d’histoire prépare l’exposition de la constitution fondamentale de l’historialité. EtreTemps73
L’analyse du caractère historial d’un outil [Zeug] encore sous-la-main n’a pas seulement reconduit au Dasein comme à l’historial primaire, mais elle a contribué à éveiller le doute quant à la question de savoir si la caractérisation temporelle de l’historial en général peut être primairement orientée sur l’être-dans-le-temps d’un sous-la-main. Ce n’est pas en reculant vers un passé de plus en plus éloigné que de l’étant devient « plus historial », de telle sorte que le plus ancien serait le plus proprement historial. Mais d’autre part, si l’écart « temporel » par rapport au maintenant et à l’aujourd’hui n’a lui non plus aucune signification constitutive [382] primaire pour l’historialité de l’étant proprement historial, ce n’est point parce que celui-ci n’est pas « dans le temps », est intemporel, mais parce qu’il existe de manière plus originairement temporelle que ne le peut jamais en son essence ontologique, un étant sous-la-main (périssant ou advenant) « dans le temps ». EtreTemps73
Remarques bien circonstanciées, dira-t-on. Car que le Dasein humain soit au fond le « sujet » primaire de l’histoire, nul ne le nie, et même le concept vulgaire cité de l’histoire l’exprime assez nettement. Certes, mais la thèse : « le Dasein est historial » ne désigne pas seulement le fait ontique que l’homme représente un « atome » plus ou moins lourd dans le tourbillon de l’histoire du monde et demeure le jouet des circonstances et des événements, mais elle pose le problème suivant : dans quelle mesure, et sur la base de quelles conditions ontologiques l’historialité appartient-elle à titre de constitution d’essence à la subjectivité du sujet « historial » ? EtreTemps73
§74 [EtreTemps74]-. La constitution fondamentale de l’historialité. EtreTemps74
Facticement, le Dasein a à chaque fois son « histoire », et, s’il peut l’avoir, c’est parce que l’être de cet étant est constitué par l’historialité. Il nous faut maintenant justifier cette thèse, avec l’intention d’exposer le problème ontologique de l’histoire en tant que problème existential. L’être du Dasein a été délimité comme souci. Le souci se fonde dans la temporalité. Par suite, c’est dans l’orbe de celle-ci que nous devons nous mettre en quête d’un provenir qui détermine l’existence en tant qu’historiale. Dès lors, l’interprétation de l’historialité du Dasein se révèle n’être au fond qu’une élaboration plus concrète de la temporalité. Nous n’avions d’abord dévoilé celle-ci que par rapport à la guise de l’exister authentique, que nous caractérisions comme résolution devançante. Nous demandons maintenant : dans quelle mesure celle-ci implique-t-elle un provenir authentique du Dasein ? EtreTemps74
Nous caractérisons la répétition comme le mode de la résolution auto-délivrante par lequel le Dasein existe expressément comme destin. Mais si le destin constitue l’historialité originaire du Dasein, alors l’histoire n’a son poids essentiel ni dans le passé, ni dans l’aujourd’hui et dans son « enchaînement » avec le passé, mais dans le provenir authentique de l’existence, lequel jaillit de l’avenir du Dasein. L’histoire, en tant que guise d’être du Dasein, plonge si essentiellement sa racine dans l’avenir que la mort – en tant que possibilité caractérisée du Dasein – re-jette l’existence devançante vers son être-jeté factice et ne prête qu’ainsi à l’être-été sa primauté spécifique au sein de l’historial. L’être authentique pour la mort, c’est-à-dire la finitude [Endlichkeit] de la temporalité, est le fondement retiré de l’historialité du Dasein. Le Dasein ne devient pas pour la première fois historial dans la répétition, mais c’est parce qu’il est historial en tant que temporel qu’il peut, en répétant, s’assumer dans son histoire. Et pour cela, il n’est encore besoin d’aucune science historique. EtreTemps74
Ce que nous avons jusqu’à maintenant caractérisé comme historialité d’après le provenir contenu dans la résolution devançante, nous l’appelons l’historialité authentique du Dasein. Il nous est apparu clairement, à partir des phénomènes – enracinés dans l’avenir – de la délivrance [tradition] et de la répétition, pourquoi le provenir de l’histoire authentique a [387] son poids dans l’être-été. En quelle guise cependant ce provenir comme destin doit constituer l’« enchaînement » total du Dasein depuis sa naissance jusqu’à sa mort, voilà qui ne devient que plus énigmatique. Quelles lumières le retour à la résolution peut-il nous apporter là-dessus ? Une décision ne serait-elle donc à nouveau qu’un « vécu » singulier dans la séquence [Abfolge] de l’enchaînement total des vécus ? L’« enchaînement » du provenir authentique consisterait-il par exemple en une suite sans lacune de décisions ? À quoi cela tient-il que la question de la constitution de l’« enchaînement de la vie » ne trouve point de réponse vraiment satisfaisante ? N’est-ce point que la recherche, en fin de compte, dépend trop précipitamment de l’obtention de cette réponse, sans avoir préalablement examiné la question elle-même en sa légitimité ? En effet, de tout le cours antérieur de l’analytique existentiale, rien ne se dégage si nettement que le fait que l’ontologie du Dasein ne cesse toujours de nouveau de succomber aux séductions de la compréhension vulgaire de l’être. Or à celle-ci, il n’est possible de donner méthodiquement la réplique que si nous nous enquérons de l’origine de cette question pourtant si « évidente » de la constitution de l’enchaînement du Dasein et déterminons dans quel horizon ontologique elle se meut. EtreTemps74
Si l’historialité appartient à l’être du Dasein, alors il faut que l’exister inauthentique soit lui aussi historial. Or qu’en serait-il si c’était l’historialité inauthentique du Dasein qui déterminait l’orientation de la question qui s’enquiert d’un « enchaînement de la vie » et qui barrait l’accès à l’historialité authentique et à l’« enchaînement » qui lui est propre ? Quoi qu’il en soit de ce point, si notre exposition du problème ontologique de l’histoire doit être suffisamment complète, nous ne pouvons nous dispenser de prendre maintenant en considération l’historialité inauthentique du Dasein. EtreTemps74
En fait, l’histoire n’est ni le complexe dynamique des modifications des objets, ni la séquence [Abfolge] arbitraire des vécus des « sujets ». Le provenir de l’histoire concerne-t-il donc alors l’« enchaînement » du sujet et de l’objet ? Mais voudrait-on rapporter ce provenir à la relation sujet-objet qu’il n’en faudrait pas moins s’enquérir du mode d’être de cet enchaînement comme tel, si c’est bien lui qui fondamentalement « provient ». La thèse de l’historialité du Dasein ne dit pas que c’est le sujet sans-monde qui est historial, mais bien l’étant qui existe comme être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Le provenir de l’histoire est provenir de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. L’historialité du Dasein est essentiellement historialité du monde qui, sur la base de la temporalité ekstatico-horizontale, appartient à la temporalisation de celle-ci. Pour autant que le Dasein existe facticement, de l’étant intramondain découvert lui fait aussi et déjà encontre. Avec l’existence de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] historial, de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main est à chaque fois déjà inclus dans l’histoire du monde. L’outil [Zeug] et l’ouvrage, des livres par exemple, ont leurs « destins », des monuments et des institutions ont leur histoire. Mais la nature elle aussi est historiale. Certes, elle ne l’est précisément pas lorsque nous parlons d’« histoire naturelle » [NA: Quant à la question de la délimitation ontologique du « devenir naturel » par opposition à la mobilité propre à l’histoire, cf. les réflexions de F. GOTTL, sur Die Grenzen der Geschichte [Les limites de l’histoire], 1904, qui, depuis longtemps, attendent d’être estimées à leur juste valeur.], mais elle l’est bel et bien en tant que paysage, que domaine d’installation et d’exploitation, comme champ de bataille ou comme lieu de culte. Cet étant [389] intramondain est comme tel historial, et son histoire ne représente pas un cadre « extérieur » qui accompagnerait purement et simplement l’histoire « intérieure » de l’« âme ». Nous nommons cet étant le mondo-historial. Cependant, il faut ici prendre garde à l’équivoque de cette expression que nous venons de choisir, en lui donnant ici un sens ontologique : « histoire du monde ». Elle signifie d’une part le provenir du monde en son unité essentielle, existante avec le Dasein. Mais d’autre part, dans la mesure où avec le monde existant facticement de l’étant intramondain est à chaque fois découvert, elle désigne le « provenir » intramondain de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main. Le monde historial n’est facticement que comme monde de l’étant intramondain. Ce qui « provient » avec l’outil [Zeug] et l’ouvrage comme tel a un caractère propre de mobilité, qui jusqu’à maintenant est resté dans une obscurité totale. Un anneau, par exemple, qui est transmis et porté, ne subit pas simplement, dans un tel être, des changements de lieu. La mobilité du provenir où quelque chose « advient de lui » ne saurait être saisie à partir du mouvement comme transport local. Et autant vaut de tous les « processus » et événements mondo-historaux, mais aussi, en un sens, de « catastrophes naturelles ». Cependant, indépendamment même des limites de notre thème, nous pouvons d’autant moins poursuivre ici ce problème de la structure ontologique du provenir mondo-historial que l’intention de notre exposé est précisément de conduire devant l’énigme ontologique de la mobilité du provenir en général. EtreTemps75
Tout ce qui nous incombe ici est de délimiter l’orbe de phénomènes qui, lorsqu’on parle de l’historialité du Dasein, est nécessairement co-visé ontologiquement. Sur la base de la transcendance, temporellement fondée, du monde, du mondo-historial est à chaque fois déjà « objectivement » là dans le provenir de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] existant, sans être saisi historiquement. Et comme le Dasein factice s’identifie de manière échéante à sa préoccupation [Besorgen], il comprend de prime abord son histoire mondo-historialement. Et comme de surcroît la compréhension vulgaire de l’être comprend indifféremment l’« être » comme être-sous-la-main, l’être du mondo-historial est expérimenté et explicité au sens d’un sous-la-main qui arrive, est présent et disparaît. Et comme, enfin, le sens de l’être vaut en général pour ce qu’il y a de plus « évident », la question du mode d’être du mondo-historial et de la mobilité du provenir en général passe « quand même et à parler vrai » pour la sophistication stérile d’un verbalisme creux. EtreTemps75
Le Dasein quotidien [alltäglich] est dispersé dans la multiplicité de ce qui « se passe » chaque jour. Les occasions, les circonstances auxquelles la préoccupation [Besorgen] s’attend d’entrée de jeu [390] « tactiquement » produisent le « destin ». C’est seulement à partir de la préoccupation [Besorgen] que le Dasein existant inauthentiquement se forme une histoire. Et comme il doit alors, assiégé qu’il est par ses « affaires » se reprendre hors de la dispersion et de l’incohérence de ce qui «se passe » dans le moment même s’il veut advenir à lui-même, c’est seulement de l’horizon de compréhension de l’historialité inauthentique que naît en général la question de la formation possible d’un « enchaînement » du Dasein, celui-ci étant pris au sens des vécus « également » sous-la-main du sujet. La possibilité de la domination de cet horizon de questionnement se fonde dans l’ir-résolution qui constitue l’essence de l’in-stabilité du Soi-même. EtreTemps75
Ainsi est mise en évidence l’origine de la question d’un « enchaînement » du Dasein au sens de l’unité de la chaîne des vécus entre naissance et mort. La provenance de la question trahit en même temps son caractère inadéquat par rapport à une interprétation existentiale originaire de la totalité du provenir du Dasein. Mais d’autre part la prépondérance de cet horizon « naturel » de questionnement permet également d’expliquer pourquoi tout se passe comme si c’était justement l’historialité authentique du Dasein – le destin et la répétition – qui paraissait la moins capable de livrer le sol phénoménal requis pour porter à la figure d’un problème ontologiquement fondé ce que vise fondamentalement la question de l’« enchaînement » du Dasein. EtreTemps75
Dans l’historialité inauthentique, en revanche, l’être-é-tendu du destin est retiré. C’est in-stablement que, en tant que On-même, le Dasein présentifie son « aujourd’hui ». Attentif à la prochaine nouveauté, il a aussi et déjà oublié l’ancien. Le On se dérobe au choix. Aveugle aux possibilités, il est incapable de répéter de l’étant-été, mais il le conserve seulement, n’obtenant par là que ce qui reste en fait d’« effectivité » du mondo-historial passé – les résidus et la relation sous-la-main les concernant. Perdu dans la présentification de l’aujourd’hui, il comprend le « passé » à partir du « présent ». La temporalité de l’historialité authentique, au contraire, est en tant qu’instant devançant-répétant une dé-présentification de l’aujourd’hui et une désaccoutumance de l’ordinaire du On. L’existence inauthentiquement historiale, à l’inverse, chargée qu’elle est des séquelles – devenues pour elle-même méconnaissables – du « passé », cherche le moderne. L’historialité authentique comprend [392] l’histoire comme le « retour » du possible, et elle sait que la possibilité ne revient que si l’existence est ouverte à elle en tant que destinale-instantanée dans la répétition résolue. EtreTemps75
L’interprétation existentiale de l’historialité du Dasein ne cesse, insensiblement, de s’enfoncer dans l’ombre. De telles obscurités peuvent d’autant moins être éliminées que les dimensions possibles d’un questionner authentique ne sont elles-mêmes déjà pas débrouillées, et que, en elles, c’est l’énigme de l’être et (comme il est maintenant devenu clair) du mouvement qui est à l’oeuvre. Néanmoins, un projet de la genèse ontologique de l’histoire comme science à partir de l’historialité du Dasein peut être risqué. Il servira de préparation à la clarification – que nous aurons à accomplir dans la suite – de la tâche d’une destruction historique de l’histoire de la philosophie [NA: Cf. supra, §6, p. [19] sq.]. EtreTemps75
§76 [EtreTemps76]-. L’origine existentiale de l’enquête historique à partir de l’historialité du Dasein. EtreTemps76
Que l’enquête historique, comme toute science, soit à chaque fois et facticement « dépendante », en tant que mode d’être du Dasein, de la « conception du monde dominante », il n’est pas besoin d’y insister. Néanmoins, par-delà ce fait, il est nécessaire de s’enquérir de la possibilité ontologique de l’origine des sciences à partir de la constitution d’être du Dasein. Or cette origine est encore fort peu claire. Dans le cadre présent, l’analyse ne se doit que de dégager sommairement l’origine existentiale de l’enquête historique, autant qu’il est requis pour que vienne encore plus clairement en lumière l’historialité du Dasein et son enracinement dans la temporalité. EtreTemps76
Si l’être du Dasein est fondamentalement historial, alors, manifestement, toute science factice demeure rattachée à ce provenir. Néanmoins, si la science historique a l’historialité du Dasein pour présupposition, c’est également d’une autre manière, spécifique et privilégiée. EtreTemps76
On pourrait essayer, de prime abord, de préciser ce rapport en soulignant que l’enquête historique en tant que science de l’histoire du Dasein doit nécessairement avoir l’étant originairement historial pour « présupposition » en tant que son « objet » possible. Seulement, il ne suffit pas que l’histoire soit pour qu’un objet historique devienne accessible ; d’autre part, la connaissance historique n’est pas seulement historiale en tant que conduite provenante du Dasein, mais l’ouverture historique de l’histoire est en elle-même enracinée de par sa structure ontologique, qu’elle s’accomplisse ou non facticement, dans l’historialité du Dasein. C’est là ce que signifie l’expression d’origine existentiale de l’enquête historique à [393] partir de l’historialité du Dasein. Mettre cette origine au jour, cela veut dire méthodiquement : projeter ontologiquement l’idée de l’enquête historique à partir de l’historialité du Dasein. En revanche, il ne s’agit alors nullement d’« abstraire » le concept de l’enquête historique à partir d’une activité actuellement factice de la science, ou de l’identifier à elle. Car qu’est-ce qui nous garantit, au fond, que ces procédures factices représentent effectivement l’enquête historique envisagée selon ses possibilités originaires et authentiques ? Et en serait-il même ainsi – ce que nous nous abstenons de trancher -, il reste que le concept en question ne pourrait être « découvert » sur le fait en question qu’au fil conducteur de l’idée déjà comprise de l’enquête historique. Mais à l’inverse, il ne suffit nullement, pour que l’idée existentiale de l’enquête historique obtienne un droit supérieur, que l’historien nous confirme que son comportement factice est en accord avec elle, et elle ne devient pas non plus « fausse » sous prétexte qu’il y contredit. EtreTemps76
Des restes encore sous-la-main, des monuments, des récits, sont un « matériel » possible pour l’ouverture concrète du Dasein ayant-été-Là. De tels étants ne peuvent devenir matériau historique que parce qu’ils ont, selon leur mode d’être propre, un caractère mondo-historial. D’autre part, ils ne deviennent matériau que pour autant qu’ils sont d’emblée compris en leur intramondanéité [Weltlichkeit]. Le monde déjà projeté se détermine par l’interprétation du matériau mondo-historial « conservé ». Ce n’est nullement la récollection, l’examen et la mise en sûreté du matériau qui met en route le retour au « passé » : bien plutôt présuppose-t-il déjà l’être historial pour le Dasein ayant-été-Là, c’est-à-dire l’historialité de l’existence de l’historien. C’est celle-ci qui fonde existentialement l’enquête historique comme science jusqu’en ses procédures « artisanales » les plus inapparentes [NA: Sur la constitution du comprendre historique, cf. E. SPRANGER, « Zur Theorie des Verstehens und zur geisteswissenschaftlichen Psychologie » [« Sur la théorie du comprendre et la psychologie des sciences l’esprit »] , dans la Festschrift J. Volkelt, 1918, p. 357 sq.]. EtreTemps76
Si l’enquête historique s’enracine ainsi dans l’historialité, il doit être également possible de déterminer à partir de là ce qui est « à proprement parler » objet de cette enquête. La délimitation du thème originaire de l’enquête historique devra s’accomplir en prenant mesure sur l’historialité authentique et le mode à elle propre d’ouverture de ce qui a été Là, la répétition. Celle-ci comprend le Dasein qui a été Là en sa possibilité authentique étant-été. La « naissance » de l’enquête historique à partir de l’historialité authentique signifiera donc ceci : la thématisation primaire de l’objet historique projette le Dasein ayant-été-Là vers sa possibilité la plus propre d’existence. Serait-ce alors que l’enquête historique doit avoir le possible pour thème ? Et toute son « intention » n’est-elle pas au contraire tournée vers les « faits », vers ce qui a été en tant qu’il a été factuellement ? EtreTemps76
[395] Si l’enquête historique, naissant elle-même de l’historialité authentique, dévoile répétitivement le Dasein ayant-été-Là en sa possibilité, alors elle a aussi et déjà manifesté l’« universel » dans l’unique. La question de savoir si l’enquête historique n’a pour objet que la série des événements uniques, « individuels », ou aussi des « lois », est donc radicalement aberrante. Ce qui constitue son thème, ce n’est ni ce qui s’est produit une seule fois, ni un universel flottant au-dessus de lui, mais la possibilité étant-été de manière facticement existante. Et celle-ci n’est point répétée comme telle, c’est-à-dire comprise de manière authentiquement historique, si elle est travestie en un pâle modèle supra-temporel. Seule l’historialité authentique factice peut, en tant que destin résolu, ouvrir de telle sorte l’histoire ayant-été-Là que, dans la répétition, la « force » du possible rejaillit sur l’existence factice, c’est-à-dire ad-vient à elle en son être-avenant. Par suite l’enquête historique prend tout aussi peu que l’historialité du Dasein an-historique son point de départ dans le « présent » et dans ce qui n’est « effectif » qu’aujourd’hui, pour ne tâtonner qu’à partir de là vers un passé – non, même l’ouverture historique se temporalise à partir de l’avenir. La « sélection » de ce qui doit devenir pour l’enquête son possible objet est déjà impliquée dans le choix factice, existentiel de l’historialité du Dasein, choix d’où seulement l’enquête prend naissance et où seulement elle est. EtreTemps76C’est ainsi que la prédominance d’un intérêt historique différencié jusqu’aux cultures les plus lointaines et les plus primitives n’est pas encore en soi, elle non plus, une preuve en faveur de l’historialité authentique d’un « temps ». En fin de compte, le surgissement du problème de l’« historicisme » est le signe le plus clair que l’enquête historique du Dasein ne demande qu’à s’aliéner de son historialité authentique. Car celle-ci n’a point nécessairement besoin d’enquête historique. Telle époque, sous prétexte qu’elle est an-historique, n’est point comme telle déjà aussi an-historiale. EtreTemps76
La possibilité que l’enquête historique présente « pour la vie » une « utilité » ou des « inconvénients » se fonde dans le fait que la vie même est historiale à la racine de son être, et qu’elle s’est par suite à chaque fois déjà décidée, en tant que facticement existante, pour une historialité authentique ou inauthentique. Nietzsche, dans la deuxième de ses Considération intempestives (1874) a reconnu, et a dit avec autant de netteté que de pénétration l’essentiel au sujet de « l’utilité et les inconvénients de la science historique pour la vie ». Il y distingue trois sortes d’enquête historique : la monumentale, l’antiquaire et la critique, mais sans pour autant mettre en lumière de manière expresse la nécessité de cette trinité et le fondement de son unité. La triplicité de l’enquête historique est pré-dessinée dans l’historialité du Dasein, et celle-ci permet en même temps de comprendre dans quelle mesure l’enquête historique authentique doit nécessairement être l’unité facticement concrète de ces trois possibilités. La division citée de Nietzsche ne doit rien au hasard, et le commencement de sa deuxième Considération laisse présumer qu’il comprenait plus qu’il n’en disait. EtreTemps76
La présentation concrète de l’origine historialo-existentiale de l’enquête historique s’accomplit dans l’analyse de la thématisation qui constitue cette science. La thématisation historique a sa pièce essentielle dans l’élaboration de la situation herméneutique qui s’ouvre, avec la décision du Dasein historialement existant, à l’ouverture répétitrice de ce qui a-été-Là. C’est à partir de l’ouverture (« vérité ») authentique de l’existence historiale que doit être exposée la possibilité et la structure de la vérité historique. Mais comme les concepts fondamentaux des sciences historiques, qu’ils concernent leurs objets ou leurs modes de traitement, sont des concept d’existence, la théorie des sciences de l’esprit a pour présupposé une interprétation thématiquement existentiale de l’historialité du Dasein. Tel est le but constant dont tente de se rapprocher le travail de recherche de W. Dilthey, et qui est éclairé d’un jour plus vif par les idées du comte Yorck von Wartenburg. EtreTemps76
§77 [EtreTemps77]-. Sur la connexion de l’exposition antérieure du problème de l’historialité avec les recherches de W. Dilthey et les idées du comte Yorck. EtreTemps77
La tendance philosophique la plus propre de Dilthey dans son échange avec son ami, le comte Yorck, c’est celui-ci qui en donne une fois l’expression la plus nette lorsqu’il fait allusion au « commun intérêt qui nous anime de comprendre l’historialité » (nous soulignons) [NA: Id., p. 185.]. L’appropriation des recherches de Dilthey, qui ne nous sont accessibles qu’aujourd’hui dans toute leur étendue, exige la constante et la concrétion d’un débat fondamental. Ce n’est pas le lieu d’exposer tous les problèmes qui le tinrent en haleine, et [399] comment [NA: Nous sommes d’autant plus autorisés à y renoncer ici que nous devons à G. MISCH une présentation concrète de Dilthey, spécialement attentive aux tendances centrales de sa pensée, dont aucun débat avec son oeuvre ne peut se passer. V. DILTHEY, Ges. Schriften, t. V, 1924, présentation, p. VII-CXVII.]. En revanche, il s’impose de donner de quelques idées centrales du comte Yorck une caractérisation provisoire, en citant un choix de passages caractéristiques de ses lettres. EtreTemps77
Son clair aperçu du caractère fondamental de l’histoire, la « virtualité », Yorck le doit à sa connaissance du caractère d’être du Dasein humain lui-même, il ne l’obtient point en examinant en théoricien de la science l’objet de la considération historique : « Que l’ensemble du donné psycho-physique ne soit pas [être = être-sous-la-main de la nature, N.d.A.] mais vive, voilà le point germinal de l’historialité. Et une auto-méditation orientée non pas sur un Moi abstrait, mais sur la plénitude de mon Soi-même me découvrira historiquement déterminé tout comme la physique me connaît cosmiquement déterminé. Comme je suis nature, je suis histoire… » (p. 71). Et Yorck, qui a scruté toutes les « déterminations » inauthentiques « de rapports » et tous les relativismes « privés de sol » n’hésite pas à tirer de son aperçu dans l’historialité du Dasein la conséquence [Abfolge] ultime : « Mais d’un autre côté, étant donnée l’historialité interne de la conscience [Gewissen] de soi, une systématique coupée de la science historique [402] est méthodiquement inadéquate. De même que la physiologie ne peut faire abstraction de la physique, de même la philosophie – spécialement si elle est critique – ne peut faire abstraction de l’historialité… Le comportement personnel et l’historialité sont comme la respiration et le bol d’air, et, cela paraîtrait-il à quelque degré paradoxal, la non-historialisation du philosopher m’apparaît, au point de vue méthodique, comme un résidu métaphysique » (p. 69). « C’est parce que philosopher, c’est vivre, c’est pour cette raison – ne vous effrayez pas – qu’il y a à mon avis une philosophie de l’histoire – qui pourrait l’écrire ! -, non certes au sens où on l’a jusqu’à maintenant envisagée et tentée – ce contre quoi vous vous êtes irréfutablement déclaré. Le questionnement jusqu’ici de mise était faux, et même impossible, mais il n’est pas le seul. C’est pourquoi, en outre, il n’est pas de philosopher réel qui ne soit historique. La séparation entre philosophie systématique et exposition historique est essentiellement incorrecte » (p. 251). « Du reste, le pouvoir-devenir-pratique est le fondement juridique authentique de toute science. Mais la praxis mathématique n’est pas la seule. La visée pratique de notre point de vue est la visée pédagogique, au sens le plus large et profond du mot. Elle est l’âme de toute vraie philosophie et la vérité de Platon et d’Aristote » (p. 42 sq.). « Vous savez ce que je pense de la possibilité d’une éthique comme science. Néanmoins, il est toujours possible de faire mieux. À qui, en vérité, de tels livres s’adressent-ils ? Ce sont des registres sur des registres ! Seule chose à remarquer : la tendance de la physique à aller en direction de l’éthique » (p. 73). « Si l’on comprend la philosophie comme une manifestation de la vie, et non comme l’expectoration d’une pensée sans sol, apparaissant privée de sol parce que le regard est détourné du sol de la conscience [Gewissen], alors la tâche est simple dans son résultat, si compliqué et pénible qu’en soit l’obtention. La liberté à l’égard des préjugés est la présupposition, et celle-ci, déjà, n’est pas facile à conquérir » (p. 250). EtreTemps77
L’« intérêt de comprendre l’historialité » se confronte donc à la tâche d’une élaboration de la « différence générique entre ontique et historique ». Ainsi le but fondamental de la « philosophie de la vie » se trouve-t-il fixé. Néanmoins, le questionnement a besoin d’une radicalisation fondamentale. Car comment l’historialité pourrait-elle être philosophiquement saisie et « catégorialement » conçue dans sa différence avec l’ontique sinon en portant l’« ontique » aussi bien que l’« historique » à une unité plus originaire de comparabilité et de différenciabilité possible ? Or cela suppose d’apercevoir trois choses : 1. la question de l’historialité est une question ontologique s’enquérant de la constitution d’être de l’étant qui est historialement ; 2. la question de l’ontique est la question ontologique de la constitution d’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], du sous-la-main au sens le plus large ; 3. l’ontique est seulement un domaine de l’étant. L’idée de l’être embrasse l’« ontique » et l’« historique ». C’est elle qui doit se laisser « génériquement différencier ». EtreTemps77
Afin de manifester que et comment la temporalité constitue l’être du Dasein, nous avons montré que l’historialité comme constitution d’être de l’existence est « en son fond » temporalité. L’interprétation du caractère temporel de l’histoire s’est accomplie sans égard pour le « fait » que tout provenir se déroule « dans le temps ». À la compréhension quotidienne [alltäglich] du Dasein, qui ne connaît facticement toute histoire qu’en tant que devenir « intratemporel », notre analyse temporalo-existentiale de l’historialité a refusé la parole. Mais si l’analytique existentiale doit justement rendre le Dasein ontologiquement transparent en sa facticité, il faut aussi que son droit soit expressément restitué à l’explicitation « ontico-temporelle » factice de l’histoire. Le temps « où » de l’étant fait encontre requiert d’autant plus nécessairement une analyse fondamentale, que, en dehors de l’histoire, les processus naturels sont eux aussi déterminés « par le temps ». Néanmoins, plus élémentaire encore que cette circonstance : le « facteur temps » intervient dans les sciences de l’histoire et de la nature est le fait que le Dasein, avant même toute recherche thématique, « compte avec le temps » et s’oriente sur lui. Et ici, de nouveau, ce qui apparaît décisif, c’est ce « compte » du Dasein « avec son temps » qui est antérieur à tout usage d’un instrument spécialement destiné à la détermination du temps. Celui-là précède celui-ci, et c’est donc lui qui rend pour la première fois possible quelque chose comme un usage d’horloges. EtreTemps78