histoire du monde

Toute recherche – à commencer par celle qui se meut dans l’orbe de la question centrale de l’être – est une possibilité ontique du Dasein. L’être de celui-ci trouve son sens dans la temporalité. Celle-ci, toutefois, est en même temps la condition de possibilité de l’historialité en tant que mode d’être temporel du Dasein lui-même, abstraction faite de la question de savoir si et comment il est un étant « dans le temps ». La détermination de l’historialité est antérieure à ce que l’on appelle histoire (procès de l’histoire mondiale). L’historialité désigne la constitution d’être du « provenir » du Dasein comme tel, provenir sur [20] la base duquel seulement est possible quelque chose comme une « histoire du monde » et une appartenance historique à cette histoire. Le Dasein est à chaque fois en son être factice, comme et « quel » il était déjà. Expressément ou non, il est son passé, et il ne l’est pas seulement en ce sens que son passé se glisserait pour ainsi dire « derrière » lui, qu’il posséderait du passé comme une qualité encore sous-la-main qui parfois manifesterait ses effets en lui. Le Dasein « est » son passé sur le mode de son être, lequel, pour le dire grossièrement, « provient » à chaque fois à partir de son avenir. Dans toute guise d’être à lui propre, donc aussi dans la compréhension d’être qui lui appartient, le Dasein est pris dans une interprétation traditionnelle du Dasein, il a grandi en elle. C’est à partir d’elle qu’il se comprend d’abord, et même en un sens constamment. Cette compréhension ouvre les possibilités de son être et les règle. Son passé propre – autant dire toujours celui de sa « génération » – ne suit pas le Dasein, il le précède au contraire toujours déjà. EtreTemps6

La structure ontologique de l’étant que je suis à chaque fois moi-même trouve son centre dans l’autonomie de l’existence. Comme le Soi-même ne peut être conçu ni comme substance, ni comme sujet, mais se fonde dans l’existence, l’analyse du Soi-même inauthentique, du On, est restée entièrement remise à l’interprétation préparatoire du Dasein [NA: Cf. §§25 [EtreTemps25] sq., p. [113] sq.]. Or maintenant que l’ipséité a été expressément reprise dans la structure du souci, donc de la temporalité, l’interprétation temporelle du maintien ou de l’absence de maintien du Soi-même obtient un poids propre. Elle requiert une exposition thématique séparée. Toutefois, elle n’apporte pas seulement la bonne garantie contre les paralogismes et les questions ontologiquement inadéquates concernant l’être du Moi en général, mais en même temps, conformément à sa fonction centrale, elle procure un aperçu plus originaire dans la structure de temporalisation de la temporalité. Celle-ci se dévoile comme l’historialité du Dasein. La proposition : le Dasein est historial, se confirme comme énoncé ontologico-existential fondamental. Elle est sans commune mesure avec la constatation simplement ontique du fait que le Dasein survient dans une « histoire du monde ». Néanmoins, l’historialité du Dasein est le fondement d’un comprendre historique possible, lequel à son tour implique la possibilité d’une configuration proprement assumée de l’histoire comme science. EtreTemps66

Notre exposition du problème existential de l’historialité, qui, de surcroît, est nécessairement limitée par la visée fondamental-ontologique qui est ici la nôtre, adoptera le plan suivant : la compréhension vulgaire de l’histoire et le provenir du Dasein (§73 [EtreTemps73]); la constitution fondamentale de l’historialité (§74 [EtreTemps74]) ; l’historialité du Dasein et l’histoire du monde (§75 [EtreTemps75]) ; l’origine existentiale de la science historique à partir de l’historialité du Dasein (§76 [EtreTemps76]) ; la connexion de la présente exposition du problème de l’historialité avec les recherches de Dilthey et les idées du comte Yorck (§77 [EtreTemps77]). EtreTemps72

Est primairement historial – avons-nous affirmé – le Dasein. Mais est secondairement historial l’étant qui fait encontre de manière intramondaine : non pas seulement l’outil [Zeug] à-portée-de-la-main au sens le plus large, mais aussi la nature du monde ambiant en tant que « sol historial ». L’étant qui, sans être à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], est historial sur la base de son appartenance au monde, nous le nommons mondo-historial. Il est possible de montrer que le concept vulgaire de l’« histoire du monde » provient justement de l’orientation sur cet historial secondaire. Le mondo-historial n’est pas seulement historial, par exemple, sur la base d’une objectivation historique, il l’est comme l’étant que, faisant encontre à l’intérieur du monde, il est en lui-même. EtreTemps73

Remarques bien circonstanciées, dira-t-on. Car que le Dasein humain soit au fond le « sujet » primaire de l’histoire, nul ne le nie, et même le concept vulgaire cité de l’histoire l’exprime assez nettement. Certes, mais la thèse : « le Dasein est historial » ne désigne pas seulement le fait ontique que l’homme représente un « atome » plus ou moins lourd dans le tourbillon de l’histoire du monde et demeure le jouet des circonstances et des événements, mais elle pose le problème suivant : dans quelle mesure, et sur la base de quelles conditions ontologiques l’historialité appartient-elle à titre de constitution d’essence à la subjectivité du sujet « historial » ? EtreTemps73

§75 [EtreTemps75]-. L’historialité du Dasein et l’histoire du monde. EtreTemps75

En fait, l’histoire n’est ni le complexe dynamique des modifications des objets, ni la séquence [Abfolge] arbitraire des vécus des « sujets ». Le provenir de l’histoire concerne-t-il donc alors l’« enchaînement » du sujet et de l’objet ? Mais voudrait-on rapporter ce provenir à la relation sujet-objet qu’il n’en faudrait pas moins s’enquérir du mode d’être de cet enchaînement comme tel, si c’est bien lui qui fondamentalement « provient ». La thèse de l’historialité du Dasein ne dit pas que c’est le sujet sans-monde qui est historial, mais bien l’étant qui existe comme être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Le provenir de l’histoire est provenir de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. L’historialité du Dasein est essentiellement historialité du monde qui, sur la base de la temporalité ekstatico-horizontale, appartient à la temporalisation de celle-ci. Pour autant que le Dasein existe facticement, de l’étant intramondain découvert lui fait aussi et déjà encontre. Avec l’existence de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] historial, de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main est à chaque fois déjà inclus dans l’histoire du monde. L’outil [Zeug] et l’ouvrage, des livres par exemple, ont leurs « destins », des monuments et des institutions ont leur histoire. Mais la nature elle aussi est historiale. Certes, elle ne l’est précisément pas lorsque nous parlons d’« histoire naturelle » [NA: Quant à la question de la délimitation ontologique du « devenir naturel » par opposition à la mobilité propre à l’histoire, cf. les réflexions de F. GOTTL, sur Die Grenzen der Geschichte [Les limites de l’histoire], 1904, qui, depuis longtemps, attendent d’être estimées à leur juste valeur.], mais elle l’est bel et bien en tant que paysage, que domaine d’installation et d’exploitation, comme champ de bataille ou comme lieu de culte. Cet étant [389] intramondain est comme tel historial, et son histoire ne représente pas un cadre « extérieur » qui accompagnerait purement et simplement l’histoire « intérieure » de l’« âme ». Nous nommons cet étant le mondo-historial. Cependant, il faut ici prendre garde à l’équivoque de cette expression que nous venons de choisir, en lui donnant ici un sens ontologique : « histoire du monde ». Elle signifie d’une part le provenir du monde en son unité essentielle, existante avec le Dasein. Mais d’autre part, dans la mesure où avec le monde existant facticement de l’étant intramondain est à chaque fois découvert, elle désigne le « provenir » intramondain de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main. Le monde historial n’est facticement que comme monde de l’étant intramondain. Ce qui « provient » avec l’outil [Zeug] et l’ouvrage comme tel a un caractère propre de mobilité, qui jusqu’à maintenant est resté dans une obscurité totale. Un anneau, par exemple, qui est transmis et porté, ne subit pas simplement, dans un tel être, des changements de lieu. La mobilité du provenir où quelque chose « advient de lui » ne saurait être saisie à partir du mouvement comme transport local. Et autant vaut de tous les « processus » et événements mondo-historaux, mais aussi, en un sens, de « catastrophes naturelles ». Cependant, indépendamment même des limites de notre thème, nous pouvons d’autant moins poursuivre ici ce problème de la structure ontologique du provenir mondo-historial que l’intention de notre exposé est précisément de conduire devant l’énigme ontologique de la mobilité du provenir en général. EtreTemps75

Mais pour autant que l’être du Dasein est historial, c’est-à-dire qu’il est ouvert, sur le fondement de la temporalité ekstatico-horizontale, en son être-été, la thématisation du « passé » accomplissable dans l’existence a la voie libre. Et parce que le Dasein – et le Dasein seul – est originairement historial, il faut que ce que la thématisation historique propose comme objet possible à la recherche possède le mode d’être du Dasein ayant-été-Là. Avec le Dasein factice comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] est à chaque fois aussi l’histoire du monde. Que le Dasein ne soit plus Là, et le monde, lui aussi, est ayant-été-Là, et à cela ne contrevient [394] point le fait que l’à-portée-de-la-main auparavant intramondain ne passe pas encore, et, en tant que non-passé du monde qui a été Là, est « historiquement » trouvable pour un présent. EtreTemps76

Mais qu’est-ce que cela veut dire : le Dasein est « factuel » ? Si le Dasein n’est « à proprement parler » effectif que dans l’existence, alors sa « factualité » se constitue justement dans le se-projeter résolu vers un pouvoir-être choisi. Par suite, ce qui a à proprement parler été-Là « en fait », c’est la possibilité existentielle en laquelle se déterminèrent facticement un destin, un co-destin et une histoire du monde. L’existence n’étant jamais que comme facticement jetée, l’enquête historique ouvrira de manière d’autant plus pénétrante la force tranquille du possible qu’elle comprendra plus simplement et concrètement l’être-été-au-monde à partir de sa possibilité et se « bornera » à le présenter comme tel. EtreTemps76

Comme l’inquiétude du développement de l’esprit se portant à son concept est la négation de la négation, il lui demeure conforme, tandis qu’il se réalise, de tomber « dans le temps » comme dans la négation immédiate de la négation. Car « le temps est le concept lui-même qui est là et se représente à la conscience [Gewissen] comme intuition vide ; c’est pourquoi l’esprit apparaît nécessairement dans le temps, et il apparaît dans le temps aussi longtemps qu’il ne saisit pas son concept pur, c’est-à-dire n’élimine pas le temps. [Le temps] est le pur Soi-même extérieur, intuitionné par le Soi-même, non pas saisi, le concept seulement intuitionné » [NA: Cf. Phänomenologie des Geistes, dans Werke, t. II, 1832, p. 604 (NT: trad. fr. J. Hyppolite, t. II, 1941, p. 305)]. Ainsi l’esprit apparaît-il nécessairement, de par son essence, dans le temps. « L’histoire du monde est donc en général l’explicitation de l’esprit dans le temps, tout comme l’idée s’explicite comme nature dans l’espace » [NA: Cf. Die Vernuft in der Geschichte, éd. citée, p. 134.]. L’« exclure » qui appartient au mouvement du développement abrite en soi une relation au non-être. C’est le temps, compris à partir du maintenant qui se « raidit ». EtreTemps82