Granel (1972:116-117 nota) – questão do ser

destaque

(…) a questão do ser não é, mesmo no seu início, um regresso à Grécia como regresso à filosofia dos gregos, concebida como tendo sido “outrora” o repositório da questão que “depois” (“hoje”) “caiu no esquecimento”. Platão e Aristóteles pertencem eles próprios a este hoje do esquecimento, que constitui a filosofia em geral e na sua totalidade (mesmo que este esquecimento não seja idêntico na sua forma moderna e na sua forma grega), e é a partir deles (freilich auch von da an) que esta questão chegou até nós no esquecimento, ou que o seu esquecimento se realizou, realização extrema que determina por sua vez a figura do nosso “hoje”.

original

« Die genannte Frage ist heute in Vergessenheit gekommen… » (S.u.Z., Einl. Parag. 1, Niemeyer, p. 2; trad. française, p. 17) : « La question dont il s’agit est aujourd’hui tombée dans l’oubli… » Tels sont les premiers mots de Sein und Zeit. La suite de la traduction de ces premières lignes risque cependant de nous faire mal comprendre l’ampleur de l’oubli dont il s’agit, en nous conduisant à le dater de la mort d’Aristote. Le texte allemand dit bien qu’à la différence de ce qui se passe « dans notre temps » la question sur le sens de l’être avait « tenu en haleine (in Atem gehalten) Platon et Aristote. Mais c’est pour ajouter aussitôt que cette question « à vrai dire commençait aussi à partir d’eux et en eux à se taire » (« um freilich auch von da an zu verstummen »). La traduction française (L’Être et le Temps, trad. Boehm et Waelhens, N.H.F., Paris 1964, p. 17) ignore le « auch », qui précise pourtant formellement le « von da… an » et oblige à le comprendre comme on comprend ordinairement « von seiner Quelle an » (dès sa source, c’est-à-dire déjà en celle-ci). En traduisant « bien qu’elle se soit éteinte avec eux », le français laisse croire que Platon et Aristote possédaient dans une certaine lumière la question sur l’être à laquelle pense Heidegger, et qu’elle se serait « éteinte » seulement à la mort d’Aristote. C’est aiguiller le lecteur vers l’idée que la question heideggérienne sur l’être, qui pointe pour la première fois ici, serait, au moins en ce début, simple retour à une question présente dans les deux plus grands philosophes grecs, et perdue seulement « aujourd’hui », c’est-à-dire dans le monde moderne (pris aussi comme héritier du Moyen Age et, plus loin, de la romanité en général). Cette impression se renforce de la référence à la γιγαντομαχία περί τής οὐσίας platonicienne quelques lignes plus haut, et de la citation du Sophiste qui sert d’exergue à l’ouvrage. Cependant la question sur l’être n’est pas, même en son tout premier début, un retour à la Grèce en tant que retour à la philosophie des Grecs, conçue comme ayant été « autrefois » dépositaire de la question qui « ensuite » (« aujourd’hui ») « est tombée dans l’oubli ». Platon et Aristote appartiennent eux-mêmes à cet aujourd’hui de l’oubli, qui constitue la philosophie en général et en totalité (même si cet oubli n’est pas identique sous sa forme moderne et sous sa forme grecque) et c’est mime à vrai dire à partir d’eux (freilich auch von da an) que cette question est venue dans l’oubli jusqu’à nous, ou son oubli est accompli, accomplissement extrême qui à son tour détermine la figure de notre « aujourd’hui ».

GRANEL, Gérard. Traditionis traditio. Paris: Gallimard, 1972