Gabriel Marcel : PRÉFACE à « Le monde du silence », Max Picard

Max Picard est un sage, ce n’est à aucun degré un philosophe si par ce moi on entend un professeur de philosophie. Mais après tout je pense que Nietzsche fit preuve d’un sens prophétique lorsqu’après Schopenhauer il dénonce les professeurs de Philosophie. Il se pourrait que la Philosophie apparût de plus en plus comme ne pouvant être enseignée du haut d’une chaire. Le professeur risque toujours de trahir en quelque façon subtilement cela même qu’il a entrepris de répandre. Le mérite principal de la philosophie existentielle aura peut-être consisté à mettre ceci en lumière, et à éclairer ce que peut être « l’existence philosophique ». Or Max Picard est un des très rares Occidentaux qui nous en présentent un exemple ; une illustration indubitable : c’est qu’il a conservé au plus haut degré le sens de ce qu’est la contemplation, celle-ci n’est pas seulement pour lui l’objet d’une exigence, il la vit, elle est lui, elle est l’essence de lui-même. Là est d’ailleurs la raison profonde pour laquelle on ne peut pas le séparer même en pensée du lieu où il habite, et où il a pris racine, ceci est d’ailleurs d’autant plus remarquable qu’il n’est pas originaire de ce Tessin où il demeure, il l’a adopté à moins qu’il ne faille renverser l’ordre des termes et dire, ce qui revient au fond au même, qu’il a été adopté par cette terre admirable où la grandeur et l’intimité s’allient en une conjonction nuptiale.

Pour comprendre pleinement l’œuvre de Max Picard, il me semble qu’il faut, je ne dirai pas seulement l’avoir vu vivre mais avoir participé à sa vie pendant quelques jours au moins. On s’aperçoit alors que ce que je disais du Tessin est vrai aussi de cet homme ; bien qu’il soit de petite taille, il est pourtant empreint d’une sorte de majesté, mais ce mot évoque malheureusement je ne sais quelle prétention, quelle fausse solennité, qui Dieu merci, ici n’existe point. Au contraire, cette majesté est liée chez lui à la plus parfaite simplicité, je dirai même à une irréductible humilité ; mais ici encore prenons bien garde, quand nous parlons d’humilité, c’est d’ordinaire à la fausse humilité que nous pensons et rien n’est à vrai dire, plus déplaisant, car la fausse humilité est contraire à une certaine dignité essentielle de l’être humain. Or c’est justement cette dignité, que traduit le mot allemand Würde qui est la caractéristique de Max Picard. Peut-être pourrait-on dire, quoi que nous soyons ici dans l’indéfinissable, que c’est la dignité d’un être qui se connaît comme créature de Dieu et qui se saisit lui-même comme inaltérablement relié à son créateur. Le mot religieux doit être pris ici dans son acception étymologique qui est aussi la plus riche, celui sur lequel le philosophe espagnol Zubiri a si fortement insisté dans son grand ouvrage et qui se traduit par le terme de religacion. Je m’excuse de recourir ici à ces différentes coordonnées linguistiques, mais elles me paraissent utiles — paradoxalement — pour faire ressortir quelque chose qui est réellement universel. C’est parce que Max Picard est religieux qu’il est toujours de plain pied avec les êtres simples, les êtres vrais — au lieu qu’il a horreur des prétentieux. Ceci s’exprime encore par la révérence avec laquelle il traite les aliments eux-mêmes, je parle des aliments essentiels et en particulier du pain. Cette révérence est profondément évangélique. Mais d’autre part, il apparaît sans pitié lorsqu’il lui arrive de s’exprimer sur certains écrivains et penseurs contemporains, presque tous d’ailleurs germaniques, et cela quoique l’allemand soit sa langue. Mais la raison de cette sévérité est au fond toujours la même : c’est qu’il discerne chez eux avec son tact presque infaillible quelque chose qui sonne creux — la présence même du mensonge. Je ne crois pas avoir jamais rencontré personne qui m’ait paru non seulement plus authentique, mais plus affamé d’authenticité. S’il a horreur de Zurich qu’il connaît bien, s’il en parle parfois comme d’une ville maudite, c’est que Zurich lui apparaît comme une des capitales de ce monde moderne qu’il condamne, comme faisait Péguy qu’il comprend si bien et qu’il aime.

On comprend sans peine qu’ayant consacré deux livres au problème de la physiognomie, il ait été amené, en creusant plus profondément, à écrire un livre sur le Silence sur le Monde du Silence. Personne sans doute n’a su mieux que lui contempler un visage et lui faire rendre son silencieux message. Je ne doute pas que chacun des portraits toujours si merveilleusement significatifs qui sont reproduits dans ces deux ouvrages aient été pour lui l’occasion d’une méditation profonde. Mais l’image, a-t-il dit, et le terme de Bild désigne aussi bien le tableau, le portrait —• est du silence qui parle. L’image est comme une station sur le chemin qui mène du silence au mol, elle éveille chez l’homme le souvenir d’un mode d’existence antérieur au mol et comme la nostalgie de ce mode d’existence.

L’avouerai-je ? Quand j’ai d’abord pris contact avec ce livre ici, il m’a déconcerté. Je n’arrivais pas à me convaincre tout à fait que ce silence dont il est continuellement fait mention avec tant de révérence et de façon si insistante soit quelque chose de positif, que ce soit plus qu’une absence. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi, l’ouvrage trouve en moi, je pense, à peu près la résonance qu’il a dans l’esprit de celui qui l’a conçu. C’est qu’au cours de cette dernière année, j’ai pris conscience bien plus directement et bien plus fortement que je n’avais fait jusqu’alors du Mystère inclus dans la parole, de ce qu’on pourrait appeler la valeur ontologique du langage humain, et ceci je le dois peut-être à quelques textes de Heidegger où se condensent les réflexions qu’a éveillées en lui la lecture de Hölderlin et de Rilke.

Je pense à des formules telles que celles-ci dans la Lettre sur l’Humanisme : le langage est la résidence (Haus) de l’être : formule certes bien difficile à traduire en un langage abstrait, mais qui répond sans nul doute à une intuition extraordinairement riche. Si paradoxal que ceci puisse paraître au premier abord, c’est seulement à partir d’une aperception ontologique de la valeur et de la réalité du langage, ou du mot, ou du verbe, qu’il est possible de reconnaître ce que Max Picard entend ici par Silence. Négativement cela signifie bien entendu que si l’on s’en tient aux conceptions empi-risles et évolulionnistes qui ont eu cours au XIXe siècle, dans le prolongement de la philosophie sensualiste du XVIIIe, c’est-à-dire si le mot est regardé comme une variété du signe, cette métaphysique du silence perd toute signification, elle s’engloutit dans l’absurde. Mais rappelons-nous que Wilhelm v. Humboldt affirmait déjà de la façon la plus explicite cette irréductibilité du langage, lorsqu’il déclarait que selon lui il faut le regarder comme ayant été octroyé à l’homme de façon immédiate. Il devient alors possible de comprendre, ou plus exactement de concevoir, comment il est permis de dire que la parole est issue de la plénitude du silence, et que celui-ci lui confère sa légilimalion. Max Picard nous dira par exemple que lorsque des êtres humains causent ensemble, il y a toujours avec eux un tiers qui écoute et qui est le silence. Mais ceci n’est intelligible qu’à condition de distinguer entre la parole et le bavardage. Quand deux êtres bavardent, ce tiers fait défaut, peut-être en réalité parce qu’il n’y a plus personne, mais seulement des espèces de mécaniques qui fonctionnent. Or, comme l’a vu d’ailleurs également Heidegger, la parole tend aujourd’hui de plus en plus à dégénérer en bavardages (Gerede). Dans ces conditions la valeur du silence, sa qualité proprement ontologique peut de moins en moins être reconnue. On trouvera dans le présent volume toute une série de développements convergents, par exemple sur le silence et l’amour, sur le silence et la foi, sur le silence et la poésie, — qui constituent comme autant d’approches concrètes vers cette réalité que nous avons peine à atteindre et cela dans la mesure même où nous avons perdu le sens de la contemplation, où ce mot même de contemplation est devenu lettre morte pour la plupart de nos contemporains. On rejoindrait facilement ici l’admirable critique de la discontinuité moderne qui a été présentée par Max Picard dans son livre sur Hitler en nous-mêmes.

Le silence unifie en quelque façon le présent, le passé et l’avenir. Or dans l’amour il y a plus de silence que de paroles. Et on comprend dès lors que ceux qui s’aiment soient comme soulevés au-dessus du temps. Les dons de prémonition et même de clairvoyance qui leur sont parfois impartis sont justement liés à cette qualité supratemporelle du silence.

Mais on peut aller plus loin. C’est dans le silence qu’il faudrait chercher comme les assises naturelles sur lesquelles peut se développer la vie surnaturelle de la.foi. Disons par exemple qu’entre l’événement inoui que constitue l’Incarnation et l’être humain lui-même, s’interpose comme une couche de silence — c’est ainsi que l’homme se rapproche du silence dont Dieu lui-même est environné. C’est un signe de l’amour divin, écrit Max Picard, dans une formule admirable, qu’un mystère étend toujours devant lui comme une nappe de silence. Il me semble que c’est surtout à partir de telles expériences qui sont proprement sacrales que le sens profond du message de Max Picard peut être recueilli. Mais inversement, plus le monde se sécularise et devient profane (ce mot n’est d’ailleurs plus applicable, puisqu’il n’y a plus de sanctuaire), plus ce livre-ci risque d’apparaître inintelligible ou même de se réduire à un ensemble de développements verbaux.

Il y aurait lieu d’instituer ici une comparaison entre le livre de Max Picard et un texte fameux sur le silence qui figure, si je ne me trompe pas, dans le Trésor des Humbles de Maeterlinck. Voilà un livre qu’on ne lit plus guère, et ceci tient, je pense, au fait, que Maeterlinck n’a jamais été un véritable penseur mais bien un littérateur rôdant autour d’une pensée qu’il ne se souciait pas de préciser, et qui aurait même perdu pour lui son halo s’il était parvenu à la rendre explicite. Le cas de Max Picard est précisément inverse ; peu d’hommes aujourd’hui pensent avec plus d’intensité, mais encore faut-il spécifier qu’il ne s’agit pas ici d’une pensée ratiocinante, mais si j’ose dire, d’une pensée voyante, on serait presque tenté d’employer ici l’expression familière à la philosophie kantienne et post-kantienne d’intuition intellectuelle. Celle-ci est cependant trop manifestement liée à des doctrines idéalistes qui n’ont rien à voir ici. Je ne suis pas sûr cependant que le Schelling des dernières années n’ait pas certaines affinités profondes avec Max Picard, comme d’ailleurs avec tel autre métaphysicien contemporain qui a refusé la systématique hégélienne.

Notons encore que le philosophe, pour autant qu’il est de moins en moins professeur, tend à se rapprocher du poète. Nous voyons affleurer devant nous comme une Atlantide qui ressurgirait des flots, où l’unité initiale de la pensée et de la poésie tend à se recréer ; c’est sur celte Atlantide que se situe à n’en pas douter, l’œuvre de Max Picard. Certaines confusions ruineuses doivent bien entendu être évitées. Max Picard est chrétien, il est catholique. Dès lors, la résonance d’un livre tel que celui-ci est entièrement différente de celle qu’on peut trouver chez Heidegger ou même chez le Rilke des Élégies sur lequel il formule, je crois, bien des réserves. On peut dire sans crainte de se tromper que toute la méditation de Max Picard est orientée vers la restauration d’une certaine intégrité de l’être qui est mise en péril, non pas seulement par le progrès des techniques mais par la volonté de puissance dont celles-ci ne sont que les instruments aveugles, des instruments qui d’ailleurs risquent de devenir les maîtres, aveugles certes eux aussi, de ceux-là mêmes qu’ils sont censés servir. Je doute qu’on puisse exagérer l’importance de semblables avertissements, mais nous n’avons point à faire, il faut le répéter, à un pessimiste nihiliste, mais à des assurances prophétiques au sens plein de ce mot (Bloy et Péguy eux aussi sont des Prophètes), à des assurances qui prennent leur source dans une conscience eschatologique. Mais, ce qui est remarquable, c’est que le ton du livre n’en reste pas moins merveilleusement paisible, le silence qui est exalté ici c’est « la paix qui passe tout entendement ».

Gabriel Marcel.