fond de son être

Cette historialité élémentaire du Dasein peut demeurer voilée à ses propres yeux. Mais elle peut aussi être d’une certaine manière découverte et faire l’objet d’une culture particulière. Le Dasein peut découvrir la tradition, la conserver, la poursuivre expressément. La découverte de la tradition, l’ouverture de ce qu’elle « transmet » et de la manière dont elle le transmet peut être prise pour tâche autonome. Le Dasein adopte ainsi le mode d’être du questionnement et de la recherche historiques. Toutefois l’histoire – plus exactement l’historicité – n’est possible en tant que mode d’être du Dasein questionnant que parce qu’il est déterminé au fond de son être par l’historialité. Si celle-ci demeure en retrait pour le Dasein et aussi longtemps qu’elle le demeure, c’est également la possibilité du questionnement et de la découverte historique de l’histoire qui lui est refusée. Le manque d’études historiques n’est pas une preuve contre l’historialité du Dasein, mais au contraire, en tant que mode déficient de cette constitution d’être, une preuve à l’appui de celle-ci. Une époque ne peut être anhistorique que pour autant qu’elle est « historiale ». EtreTemps6

Et c’est seulement parce que l’angoisse détermine toujours déjà de façon latente l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] que celui-ci, en tant qu’être préoccupé-affecté auprès du « monde », peut prendre peur. La peur est une angoisse échue sur le « monde », inauthentique et comme telle retirée à elle-même. [190] D’ailleurs, facticement, même la tonalité de l’étrang(èr)eté reste le plus souvent existentiellement mécomprise. De plus, l’angoisse « authentique », du fait de la prépondérance de l’échéance et de la publicité, est rare. Souvent, l’angoisse est conditionnée « physiologiquement ». Ce fait, en sa facticité, est un problème ontologique, il ne fait pas seulement difficulté quant à sa causalité et son déroulement ontique. Le déclenchement physiologique de l’angoisse n’est possible que parce que le Dasein s’angoisse au fond de son être. EtreTemps40

Pourtant, réfléchissons-y : dans ce témoignage, le Dasein s’exprime sur lui-même, et il le fait « originairement », sans être déterminé par des interprétations théoriques, et sans non plus les viser. Considérons en outre que l’être du Dasein est caractérisé par l’historialité, ce qui du reste reste à montrer ontologiquement. Or si le Dasein est « historial » dans le fond de son être, alors un énoncé qui vient de son histoire et y retourne, et qui de surcroît se tient en deçà de toute science, acquiert une importance particulière, quoique non purement ontologique. La compréhension d’être présente dans le Dasein lui-même s’exprime préontologiquement. Le témoignage que nous allons citer doit montrer clairement que l’interprétation existentiale n’est pas une invention, mais, en tant que « construction » ontologique, possède son sol et, avec lui, sa pré-esquisse élémentaire. EtreTemps42

C’est à partir d’elle seulement que la totalité structurelle articulée de l’être du Dasein comme souci devient existentialement intelligible. Néanmoins, l’interprétation du sens d’être du Dasein ne peut s’en tenir à cette indication. L’analyse temporalo-existentiale de cet étant a besoin de confirmation concrète. Les structures ontologiques du Dasein antérieurement conquises doivent être rétrospectivement libérées quant à leur sens temporel. La quotidienneté [Alltäglichkeit] se dévoile comme mode de la temporalité. Mais par cette répétition de l’analyse-fondamentale préparatoire du Dasein, d’autre part, c’est en même temps le phénomène de la temporalité qui [235] devient lui-même plus transparent. À la lumière de celle-ci, il devient ensuite possible de comprendre pourquoi le Dasein est et peut être historial au fond de son être, et pourquoi en tant qu’historial il est capable d’élaborer une enquête historique. EtreTemps45

La proposition : le Dasein est l’appelant et l’ad-voqué tout à la fois, a désormais perdu son vide et son « évidence » formels. La conscience [Gewissen] se manifeste comme appel du souci : l’appelant est le Dasein, s’angoissant dans l’être-jeté (être-déjà-dans…) pour son pouvoir-être. L’ad-voqué est ce même Dasein, con-voqué à son pouvoir-être le plus propre (en-avant-de-soi). Et le Dasein est convoqué par l’ad-vocation [An-ruf] hors de l’échéance dans le On [das Man] (être-déjà-auprès-du-monde de la préoccupation [Besorgen]). L’appel de la conscience [Gewissen], c’est-à-dire celle-ci même, tient sa possibilité ontologique de ce que le Dasein est au fond de son être souci. [278] EtreTemps57

Non seulement l’étant dont l’être est le souci peut se charger d’une dette factice, mais encore il est en-dette au fond de son être, et cet être-en-dette donne pour la première fois la condition ontologique permettant que le Dasein, existant facticement, devienne « endetté ». Cet être-en-dette essentiel est cooriginairement la condition existentiale de possibilité du bien et du mal « moraux », autrement dit de la moralité en général et de ses modifications facticement possibles. Si l’être-en-dette originaire ne peut être déterminé par la moralité, c’est que celle-ci le présuppose déjà pour elle-même. EtreTemps58

Mais quelle expérience plaide-t-elle en faveur de cet être-en-dette originaire du Dasein ? N’oublions pas cependant la contre-question de cette question : la dette n’« est »-elle « là » que si une conscience [Gewissen] de dette s’est éveillée, ou bien le fait même que la dette « sommeille » n’annonce-t-il pas justement l’être-en-dette originaire ? Que celui-ci, de prime abord et le plus souvent, demeure non-ouvert, qu’il soit tenu refermé par l’être échéant du Dasein, cela ne fait que dévoiler la nullité [Nichtigkeit] citée. Plus originaire que tout savoir le concernant est l’être-en-dette. Et c’est seulement parce que le Dasein, au fond de son être, est en-dette, et, en tant qu’échéant et jeté, se le referme à lui-même, que la conscience [Gewissen] est possible, si tant est que l’appel donne fondamentalement cet être-en-dette à comprendre. EtreTemps58

L’unité des moments constitutifs du souci, c’est-à-dire de l’existentialité, de la facticité et de l’être-échu, a rendu possible la première délimitation ontologique de la totalité du tout structurel du Dasein. La structure du souci a été portée à la formule existentiale suivante : [317] être-déjà-en-avant-de-soi-dans (un monde) en tant qu’être-auprès (de l’étant faisant encontre à l’intérieur du monde). La totalité de la structure du souci ne procède nullement d’un accouplement de ces deux éléments, et pourtant elle est articulée [NA: Cf. supra, §41 [EtreTemps41], p. [191] sq.]. Nous avons dû apprécier en quelle mesure ce résultat ontologique satisfaisait aux requêtes d’une interprétation originaire du Dasein [NA: Cf. supra, §45 [EtreTemps45], p. [231] sq.]. Et ce qu’a établi cette méditation, c’est que ni le Dasein en son tout ni son pouvoir-être authentique n’avait encore été pris pour thème. Néanmoins, notre tentative de saisir phénoménalement le Dasein total a semblé justement échouer sur la structure du souci. Le en-avant-de-soi se donnait à nous comme un ne-pas-encore. Le en-avant-de-soi caractérisé au sens d’un excédent, cependant, s’est dévoilé à la considération authentiquement existentiale comme être pour la fin que tout Dasein est dans le fond de son être. De même, nous avons montré que le souci, dans l’appel de la conscience [Gewissen], con-voque le Dasein à son pouvoir-être le plus propre. La compréhension de l’ad-vocation [An-ruf] s’est manifestée – comprise originairement – comme résolution devançante, laquelle renferme en soi un pouvoir-être-tout authentique du Dasein. La structure du souci ne parle pas contre un être-tout possible, mais elle est la condition de possibilité d’un tel pouvoir-être existentiel. Au cours de l’analyse, il est apparu clairement que dans le phénomène du souci sont ancrés les phénomènes existentiaux de la mort, de la conscience [Gewissen] et de la dette. L’articulation de la totalité du tout structurel est devenue encore plus riche, et, du même coup, la question existentiale de l’unité de cette totalité encore plus urgente. EtreTemps64

L’analyse de l’historialité du Dasein tente de montrer que cet étant n’est pas « temporel » parce qu’il « est dans l’histoire », mais au contraire qu’il n’existe et ne peut exister historialement que parce qu’il est temporel dans le fond de son être. EtreTemps72

Si le Dasein peut être frappé par les coups du destin, c’est uniquement parce qu’au fond de son être il est destin au sens qu’on vient de caractériser. Existant destinalement dans la résolution auto-délivrante, le Dasein comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] est ouvert à la « survenue » des circonstances « heureuses » et à la cruauté des hasards. Ce n’est nullement du concours des circonstances et des événements que naît un destin. Même l’irrésolu – et plus encore que celui qui a choisi – est concerné par eux, et pourtant il ne peut « avoir » de destin. EtreTemps74