(…) dans le Cours du semestre d’été 1925 1, est rappelée l’urgence de sans cesse reprendre contact avec ce qui caractérise la recherche phénoménologique ; Heidegger profite de l’occasion pour énoncer le principe auquel devrait sans cesse obéir une démarche véritablement digne du nom de phénoménologie : (38) « vor dem Wort und vor dem Ausdruck immer zuerst die Phänomene und dann die Begriffe ! » [avant le mot et avant la terminologie, toujours d’abord les phénomènes — et seulement après, les concepts !]
Dans le Cours du semestre d’été 1928 2, Heidegger formule à nouveau ce même principe, mais en mentionnant cette fois comment peut avoir lieu ce primat des phénomènes : c’est, dit-il, à condition que l’on reste bien « unter dem unausweichlichen Zwang der Phänomene » [sous la contrainte (sous la poigne) inévitable des phénomènes].
Avons-nous bien lu ? Les phénomènes sont présentés ici comme inévitables. En d’autres termes : il est impossible d’échapper à la pression qu’ils exercent sur nous. Comment, dans ces conditions, y aurait-il besoin d’exiger comme principe de ne pas se soustraire à la pression des phénomènes ? Si Heidegger peut énoncer une telle exigence, c’est bien que cette contrainte inévitable — d’une manière ou d’une autre — nous ne cessons de l’éviter. Nous voici donc devant un paradoxe. Voilà qui est bon signe. Car si tout paradoxe n’est pas déjà, à soi seul, de la philosophie, à rebours : tout ce qui est philosophique est nécessairement en soi paradoxal, j’oserais presque dire : paradoxalement paradoxal.
Quand le fragment 16 d’Héraclite pose la question : Τὸ μὴ δῦνόν ποτε πῶς ἅν τις λάθοι (39) que Walzer traduit : « A ciò che mai non ha occaso, come potrebbe alcuno sfuggire ? » (à ce qui jamais ne se met bien en retrait en plongeant à l’abri, comment quiconque pourrait-il échapper ?), nous sommes exactement devant le même paradoxe que celui dont nous parlons. Les « phénomènes » que mentionne Heidegger n’ont en effet rien à voir avec ce que nous entendons habituellement sous ce nom. C’est pourquoi il convient de rappeler ce que signale, à la page 36 d’Être et temps, le texte du §7C (art7) : « d’abord et la plupart du temps les phénomènes ne sont pas donnés ».
C’est que « phénomène », dans la seule acception où Heidegger prend soin de fixer le terme, est la nomination elle-même phénoménologique pour ce qui est — à condition toutefois que cela soit envisagé thématiquement.
En 1909, parlant dans une lettre d’un texte qu’il vient de rédiger, Marcel Proust demande à son correspondant de faire attention à « un passage… où vous verrez un effort méritoire pour exprimer des choses qui ne s’expriment pas d’elles-mêmes ». Ces choses-là, ce sont précisément ce que les phénoménologues appellent des « phénomènes ». Elles sont d’autant plus intensément présentes qu’elles demandent de nous cet effort méritoire dont parle Proust. Il faut donc bien se rendre à l’évidence : les choses les plus essentielles pour chacun de nous, ces choses sont à la fois inévitables et d’abord inapparentes — redevables donc de cette phénoménologie de l’inapparent (dont parlait si volontiers Heidegger à la fin de sa vie), phénoménologie qui exige de manière pressante que ces choses-là soient recueillies et dites pour pouvoir être entendues au sens plein que nous commençons à entrevoir. (40)
À cette condition, si a lieu un véritable exercice de la phénoménologie, c’est-à-dire si est effectivement fourni l’effort méritoire de trouver les mots capables de manifester les « phénomènes » — à cette condition ces derniers peuvent enfin apparaître comme ce qu’ils sont en vérité, à savoir comme inévitables.