être-là

D’une part, toute question métaphysique embrasse toujours l’ensemble de la problématique de la métaphysique. Elle est, à chaque fois, l’ensemble de lui-même. Ensuite, toute question métaphysique ne peut être posée sans que le questionnant – comme tel – soit pris dans la question, c’est-à-dire mis en question. D’où nous tirons l’indication que l’interrogation métaphysique doit être formulée dans son ensemble et à partir de la situation essentielle de l’être-là questionnant. Nous questionnons pour nous, ici et maintenant. Notre être-là – dans la communauté des chercheurs, maîtres et étudiants – est déterminée par la science. Qu’en advient-il d’essentiel de nous-mêmes, au fond de l’être-là, dans la mesure où la science est devenue notre passion ‘ QQMETA: Le déploiement d’une interrogation métaphysique

S’il est sûr que jamais nous n’appréhendons absolument en soi l’ensemble de l’étant, il est non moins certain que nous nous trouvons pourtant placés au coeur de l’étant dévoilé en quelque façon dans son ensemble. Finalement subsiste une différence essentiale entre appréhender l’ensemble de l’étant en soi et se trouver au coeur de l’étant dans son ensemble. Cela est, par principe, impossible. Ceci advient constamment dans notre être-là. Sans doute semble-t-il que, dans le cours quotidien de la vie, nous ne nous attachions en fait, à chaque fois, qu’à tel ou tel étant, que nous nous répandions en tel ou tel secteur de l’étant. Aussi dispersée que puisse paraître la vie de tous les jours, elle n’en maintient pas moins l’étant, quoique de façon incertaine, dans une unité de l’”ensemble”. Alors même, et précisément alors, que nous ne sommes pas spécialement occupés des choses ni de nous-mêmes, vient sur nous cet “en son ensemble”, par exemple dans le véritable ennui. Celui-ci est loin encore, lorsque c’est seulement tel livre ou tel spectacle, telle occupation ou tel désoeuvrement qui nous ennuient. Il se déclare lorsque “l’ennui nous gagne” [NT: wenn “es einem langweilig ist”… “lorsque l’on s’ennuie”, disons-nous en français. Traduite littéralement, l’expression allemande met en jeu comme une puissance neutre (es…ist), affectant une zone impersonnelle de l’humain (einem).]. L’ennui profond, s’étirant comme un brouillard silencieux dans les abîmes de l’être-là, confond toutes choses, les hommes et nous-mêmes avec eux, dans une étrange indifférence. Cet ennui manifeste l’étant dans son ensemble. [51] QQMETA: L’élaboration de la question

Une autre possibilité de cette manifestation est cachée dans la joie ressentie à la présence de l’être-là – non de la seule personne – de quelqu’un que nous aimons. QQMETA: L’élaboration de la question

Un tel être-disposé advient-il dans l’être-là de l’homme, en lequel l’homme est porté devant le rien lui-même ‘ QQMETA: L’élaboration de la question

– était là. Avec la disposition fondamentale de l’angoisse, nous avons atteint l’advenir de l’être-là, dans lequel le rien est manifeste et à partir du quel il faut l’interroger. Qu’en est-il du rien ‘ QQMETA: L’élaboration de la question

Il y a, dans l’angoisse, un mouvement de retraite devant… qui, assurément, n’est plus une fuite, mais un repos fasciné. Ce retrait devant… prend son issue du rien. Celui-ci n’attire pas à soi ; il est, au contraire, essentialement répulsif. Mais la répulsion qui écarte de soi est comme tel le renvoi, provoquant la dérive, à l’étant qui s’abîme dans son ensemble. Ce renvoi répulsif dans son ensemble, à l’étant dérivant dans son ensemble, selon quoi le rien investit l’être-là dans l’angoisse, est l’essence du rien : le néantissement [NT: J’adopte ici la traduction d’Henry Corbin qui rend le mieux compte du rapprochement des mots allemands Vernichtung anéantissement (nous ne disposons pas d’autre mot en français, rien n’ayant formé la racine d’aucun composé) et Nichtung. De même, plus loin : nichten, néantir, comme vernichten, anéantir.]. Il n’est pas plus un anéantissement de l’étant qu’il ne surgit d’une négation. Le néantissement ne se laisse pas non plus mettre au même compte que l’anéantissement et la négation. Le rien lui-même néantit. QQMETA: La réponse à la question

Ce n’est que sur le fond de la manifestation originelle du rien que l’être-là de l’homme peut aller à l’étant et pénétrer en lui. Mais en tant que l’être-là, selon son essence, se rapporte à de l’étant, celui qu’il n’est pas et celui qu’il est lui-même, il provient, comme être-là tel, à chaque fois déjà du rien manifeste. QQMETA: La réponse à la question

Se tenant instant dans le rien, l’être-là est à chaque fois déjà au-delà de l’étant dans son ensemble. Cet être-au-delà, nous l’appelons la transcendance. Si, au fond, dans son essence, l’être-là ne transcendait pas, nous dirons maintenant : s’il ne se tenait pas, dès le départ, instant dans le rien, il ne pourrait jamais se rapporter à de l’étant, ni même, de ce fait à soi. QQMETA: La réponse à la question

Par là est acquise la réponse à la question portant sur le rien. Le rien n’est ni un objet, ni d’une façon générale un étant. Le rien ne se lève, ni pour soi, ni à côté de l’étant, auquel, pour ainsi dire, il s’adjoindrait. Le rien est ce qui rend possible la manifestation de l’étant comme tel pour l’être-là humain. Le rien ne fournit pas d’abord le concept antithétique de l’étant, mais appartient originellement à l’essence elle-même. Dans l’être de l’étant advient le néantir du rien. QQMETA: La réponse à la question

C’est maintenant seulement que doit enfin s’introduire une réflexion trop longtemps différée. Si l’être-là ne peut se rapporter à de l’étant, et ainsi exister, qu’en se tenant instant dans le rien, et si le rien originellement ne devient manifeste que dans l’angoisse, ne nous faut-il pas, dès lors, être constamment en suspens dans cette angoisse, pour pouvoir simplement exister ‘ Mais n’avons-nous pas nous-mêmes reconnu que cette angoisse originelle est rare ‘ Avant toute chose nous tous existons bien pourtant et nous rapportons à de l’étant, celui que nous ne sommes pas et celui que nous sommes nous-mêmes – sans cette angoisse. Celle-ci n’est-elle pas une invention arbitraire et le rien qu’on lui attribue une exagération ‘ QQMETA: La réponse à la question

Pourtant, que veulent dire ces mots : cette angoisse originelle n’advient qu’en de rares instants ‘ Rien d’autre que ceci : le rien nous est d’abord et le plus souvent masqué en ce qu’il a d’originel. Mais comment l’est-il donc ‘ Du fait qu’en un mode déterminé nous sommes totalement répandus dans l’étant. Plus nous nous tournons vers l’étant dans nos activités fébriles, moins nous le laissons dériver comme tel, et plus nous nous détournons du rien. Mais d’autant plus sûrement nous nous pressons nous-mêmes à la surface publique de l’être-là. QQMETA: La réponse à la question

Aussi souvent et d’aussi multiples façons que la négation – qu’elle soit ou non exprimée – traverse toute pensée, aussi peu est-elle à elle seule le témoin pleinement valable de la manifestation du rien qui appartient essentialement à l’être-là. Car la négation ne peut être invoquée, ni comme l’unique comportement, ni même comme celui qui a le rôle directeur, où l’être-là reste ébranlé par le néantir du rien. Plus abyssales que le simple ajustement de la négation pensante sont la dureté de la transgression et le saisissement de l’horreur. Plus déterminantes sont la douleur du refus et le tranchant de l’interdiction. Plus lourde est l’amertume de la privation. QQMETA: La réponse à la question

Ces possibilités du comportement néantissant – forces en lesquelles l’être-là porte son destin d’être jeté, sans pourtant s’en rendre maître – ne sont pas des espèces du nier simple. Mais cela n’empêche qu’elles s’expriment dans le non et dans la négation. En cela se trahit certes d’autant le vide et l’étendue de la négation. L’imprégnation de l’être-là par le comportement néantissant atteste la manifestation constante et sans doute obscurcie du rien, que seule l’angoisse originellement dévoile. D’où vient que cette angoisse originelle est le plus souvent réprimée dans l’être-là. L’angoisse est là. Elle sommeille seulement. Son souffle constamment tressaille à travers l’être-là. Au plus faible, à travers l’être-là “anxieux”, et imperceptible pour les “oui, oui”, et les “non, non” de l’affairé ; au plus proche à travers l’être-là rendu maître de soi ; au plus sûr, à travers celui qui se risque quant au fond. Mais cela n’advient qu’à partir de ce en vue de quoi il se prodigue, pour ainsi préserver l’ultime grandeur de l’être-là. QQMETA: La réponse à la question

L’angoisse originelle peut, à tout instant, se réveiller dans l’être-là. Elle n’a nul besoin, pour cela, qu’un événement insolite lui donne éveil. À la profondeur de son règne correspond l’insignifiance de son possible prétexte ; Elle est constamment prête à percer et pourtant ne vient que rarement à surgir, pour nous entraîner dans le suspens. QQMETA: La réponse à la question

L’instance de l’être-là dans le rien sur le fond de l’angoisse cachée fait de l’homme le lieu-tenant du rien. Nous sommes à ce point finis que ce n’est nullement par décision ni vouloir propres que nous pouvons nous porter originellement devant le rien ; tel est l’abîme que la dimension de finitude creuse dans l’être-là que la finitude la plus propre et la plus profonde se refuse à notre liberté. QQMETA: La réponse à la question

L’instance de l’être-là dans le rien sur le fond de l’angoisse cachée est le dépassement de l’étant dans son ensemble : la transcendance. QQMETA: La réponse à la question

Dans la question portant sur le rien advient un tel passage au-delà de l’étant comme étant dans son ensemble. C’est par là que cette question s’avère être une question “métaphysique”. Des questions de cette sorte, nous donnions en commençant une double caractéristique. D’abord que toute question métaphysique embrasse à chaque fois l’ensemble de la métaphysique. Ensuite, qu’en toute question métaphysique l’être-là questionnant est à chaque fois pris dans la question. QQMETA: La réponse à la question

“L’être pur et le rien pur, c’est donc le même.” Cette formule de Hegel (Science de la Logique, livre I, WW III, p. 74) est juste. Être et rien sont dans une appartenance réciproque, non toutefois parce que l’un et l’autre – du point de vue du concept hégélien de la pensée – s’accordent dans leur indétermination et leur immédiateté, mais parce que l’être lui-même est fini dans son essence et ne se manifeste que dans la transcendance de l’être-là en instance extatique dans le rien. QQMETA: La réponse à la question

L’ancienne formule ex nihilo nihil fit reçoit alors un autre sens qui concerne le problème même de l’être et s’énonce : ex nihilo omne ens qua ens fit. C’est dans le rien de l’être-là que l’étant dans son ensemble, selon sa possibilité la plus propre, c’est-à-dire sur un mode fini, seulement vient à soi-même. En quelle mesure la question portant sur le rien, si elle est une question métaphysique, a-t-elle alors inclus en soi notre être-là questionnant ‘ Nous caractérisons notre être-là éprouvé ici et maintenant comme essentiellement déterminé par la science. Si notre être-là ainsi déterminé est impliqué dans la question portant sur le rien, il doit alors, à travers cette question, lui-même faire question. QQMETA: La réponse à la question

C’est uniquement parce que le rien est manifeste au fond de l’être-là que peut venir sur nous la pleine étrangeté de l’étant. Ce n’est que si l’étrangeté de l’étant nous presse que celuici éveille et appelle à soi l’étonnement. Ce n’est que sur le fond de l’étonnement – c’est-à-dire de la manifestation du rien – que surgit le “pourquoi ‘”. Ce n’est que parce que le pourquoi comme tel est possible que nous pouvons d’une manière déterminée, questionner sur les raisons et fonder en raison. Ce n’est que parce que nous pouvons questionner et fonder en raison que le destin du chercheur est remis à notre existence. QQMETA: La réponse à la question

L’être-là humain ne peut se rapporter à de l’étant que s’il se tient instant dans le rien. Le passage au-delà de l’étant advient dans l’essence de l’être-là. Mais ce passage au-delà est la métaphysique même. D’où découle ceci : la métaphysique appartient à la “nature de l’homme”. Elle n’est ni une branche de la philosophie d’école, ni un champ ouvert à des spéculations sans frein. La métaphysique est l’advenir fondamental dans l’être-là. Elle est l’être-là lui-même. Parce que la vérité de la métaphysique réside en ce fond abyssal, elle a, comme plus proche voisinage, la possibilité qui constamment la guette de l’erreur la plus profonde. C’est pourquoi la rigueur d’aucune science n’atteint le sérieux de la métaphysique. Jamais la philosophie ne saurait être mesurée à l’étalon de l’idée de la science. QQMETA: La réponse à la question

Si la question portant sur le rien qui vient d’être déployée, nous l’avons réellement prise à notre compte, alors ce n’est pas du dehors que nous nous sommes présentés la métaphysique. Nous ne nous sommes pas non plus “transportés” seulement en elle. Nous ne saurions d’ailleurs nous transporter en elle, parce que – dans la mesure où nous existons – nous nous tenons déjà toujours en elle. Physei gár, o phíle, énestí tis philosophía te tou andrós diánoia (Platon, Phèdre, 279 a). Dans la mesure où l’homme existe advient, d’une certaine manière, le philosopher. La philosophie – ce qu’ainsi nous appelons – est la mise en marche de la métaphysique, en laquelle métaphysique la philosophie vient à elle-même et à ses tâches explicites. La philosophie ne se met en marche que par un saut spécifique de l’existence propre dans les possibilités fondamentales de l’être-là dans son ensemble. Décisif est, pour ce saut, de rendre d’abord le champ libre à l’étant dans son ensemble : ensuite, de se laisser gagner au rien, c’est-à-dire de se libérer des idoles que chacun porte en soi et vers lesquelles il a coutume de chercher furtivement refuge ; enfin de laisser s’apaiser les vibrations de ce suspens pour constamment remonter, à travers elles, à la question fondamentale de la métaphysique, qui va droit au rien lui-même : Pourquoi est-il en somme de l’étant et non pas plutôt rien ‘ QQMETA: La réponse à la question