être en général

Dès le début (§1), il a été montré que la question du sens de l’être non seulement n’est pas réglée, non seulement n’est pas posée de façon satisfaisante, mais encore que, malgré tout l’intérêt porté à la « métaphysique », elle est tombée dans l’oubli. L’ontologie grecque et son histoire qui, à travers diverses filiations et déviations, détermine aujourd’hui encore la [22] conceptualité de la philosophie, est la preuve que le Dasein comprend lui-même et l’être en général à partir du « monde », et que l’ontologie ainsi née bute sur la tradition qui la fait sombrer dans l’évidence et la ravale au rang d’un matériau qui n’attendrait plus que d’être retravaillé (ainsi en va-t-il pour Hegel). Cette ontologie grecque déracinée devient au Moyen Âge un capital doctrinal fixe. Mais cette systématique est tout autre chose que l’assemblage de fragments transmis en un édifice : même à l’intérieur des limites d’une reprise dogmatique des conceptions fondamentales des Grecs sur l’être, une telle systématisation n’en inclut pas moins bien des acquisitions encore incomprises. Sous cette empreinte scolastique, c’est encore pour l’essentiel l’ontologie grecque qui, via les Disputationes metaphysicae de Suarez, passe dans la « métaphysique » et la philosophie transcendantale des temps modernes et détermine les fondations et les buts de la Logique de Hegel. Mais comme au cours de cette histoire, ce sont des régions d’être déterminées et privilégiées qui sont prises en vue, et même qui guident primairement la problématique (l’ego cogito de Descartes, le Moi, la raison, l’esprit, la personne), ces régions, conformément à l’omission complète de la question de l’être, demeurent non questionnées quant à l’être et à la structure de leur être. Bien plutôt le fonds catégorial de l’ontologie traditionnelle, au prix des formalisations correspondantes et de restrictions purement négatives, est-il transposé à cet étant, à moins que la dialectique ne soit appelée à l’aide en vue d’une interprétation ontologique de la substantialité du sujet. EtreTemps6

Avec la caractérisation provisoire de l’objet thématique de la recherche (être de l’étant, ou sens de l’être en général), il semble que sa méthode soit aussi et déjà pré-dessinée. La dissociation de l’être par rapport à l’étant et l’explication de l’être lui-même, c’est là la tâche de l’ontologie. Mais la méthode de l’ontologie demeure au plus haut degré problématique tant que l’on veut – par exemple – prendre conseil auprès d’ontologies historiquement transmises ou de tentatives de ce genre. Comme le terme d’ontologie n’est appliqué à la présente recherche qu’en un sens formellement vaste, la voie qui consisterait à clarifier sa méthode en étudiant son histoire s’interdit d’elle-même. EtreTemps7

Considérée en son contenu, la phénoménologie est la science de l’être de l’étant – l’ontologie. Lors de notre éclaircissement des tâches de l’ontologie, nous est apparue la nécessité d’une ontologie-fondamentale ayant pour thème l’étant ontologico-ontiquement privilégié, le Dasein, mais aussi pour intention de se convoquer devant le problème cardinal, à savoir la question du sens de l’être en général. Or la recherche même nous montrera que le sens méthodique de la description phénoménologique est l’explicitation. Le logos de la phénoménologie du Dasein a le caractère de l’hermeneuein par lequel sont annoncés à la compréhension d’être qui appartient au Dasein lui-même le sens authentique de l’être et les structures fondamentales de son propre être. La phénoménologie du Dasein est herméneutique au sens originel du mot, d’après lequel il désigne le travail de l’explicitation. Cependant, dans la mesure où par la mise à découvert du sens de l’être et des structures fondamentales du Dasein en général est ouvert l’horizon de toute recherche ontologique ultérieure sur l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], cette herméneutique devient en même temps « herméneutique » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute recherche ontologique. Et pour autant, enfin, que le Dasein a la primauté ontologique sur tout étant – en tant qu’il est dans la possibilité de l’existence -, l’herméneutique en tant qu’explicitation [38] de l’être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir le sens, philosophiquement premier, d’une analytique de l’existentialité, de l’existence. Dans cette herméneutique, en tant qu’elle élabore ontologiquement l’historialité du Dasein comme la condition ontique de possibilité de la recherche historique, s’enracine par conséquent ce qui n’est nommé que dérivativement « herméneutique » : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit. EtreTemps7

Avec ce dans quoi il se comprend toujours déjà ainsi, le Dasein est originairement familier. Cette familiarité avec le monde ne requiert pas nécessairement une transparence théorique des rapports qui constituent le monde comme monde. En revanche la possibilité d’une interprétation ontologico-existentiale expresse de ces rapports se fonde dans la familiarité avec le monde constitutive du Dasein, laquelle de son côté co-constitue sa compréhension de l’être. Cette possibilité peut être explicitement saisie pour autant que le Dasein s’est donné lui-même pour tâche une interprétation originaire de son être et des possibilités de celui-ci, ou même du sens de l’être en général. EtreTemps18

L’embarras qui ne cesse, aujourd’hui encore, d’affecter l’interprétation de l’être de l’espace ne se fonde pas tant dans une connaissance insuffisante de la teneur de réalité de l’espace lui-même que dans le manque d’une transparence fondamentale des possibilités de l’être comme tel et d’une interprétation ontologiquement conceptuelle de celles-ci. La condition décisive d’une compréhension du problème ontologique de l’espace est de libérer la question de son être de l’étroitesse de concepts de l’être disponibles au hasard – et de surcroît la plupart du temps grossiers – et d’orienter la problématique de l’être de l’espace, concernant tant le phénomène lui-même que les diverses spatialités phénoménales, sur la voie d’un éclaircissement des possibilités de l’être en général. EtreTemps24

L’ouverture du Là dans le comprendre est elle-même une guise du pouvoir-être du Dasein. Dans l’être-projeté de son être vers le en-vue-de-quoi et, indissociablement, vers la significativité [Bedeutsamkeit] (monde), est incluse une ouverture de l’être en général. Dans le projeter vers des possibilités, la compréhension de l’être est déjà anticipée. L’être est compris dans le projet, non pas conçu ontologiquement. L’étant qui a le mode d’être du projet essentiel de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] a pour constituant de son être la compréhension d’être. Ce qui avait auparavant [NA: Cf. supra, §4, p. [117] sq.] été établi dogmatiquement reçoit maintenant sa mise en lumière à partir de la constitution de l’être où le Dasein comme comprendre est son Là. Un éclaircissement satisfaisant, et conforme aux limites de toute la présente recherche, du sens existential de cette compréhension d’être ne pourra être atteint que sur la base de l’interprétation temporale de l’être. EtreTemps31

L’analytique du Dasein, en poussant jusqu’au phénomène du souci, est destinée à préparer la problématique fondamental-ontologique, la question du sens de l’être en général. Il convient donc, à partir des résultats acquis, d’infléchir expressément le regard dans cette direction, autrement dit de dépasser la tâche particulière d’une anthropologie apriorique existentiale. Or pour cela, les phénomènes qui se tiennent dans la connexion la plus étroite avec la question directrice de l’être doivent être pris en vue rétrospectivement et saisis de manière encore plus pénétrante. Ces phénomènes, ce sont d’une part les guises de l’être qui ont été expliquées : l’être-à-portée-de-la-main, l’être-sous-la-main, qui déterminent l’étant intramondain qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Or comme la problématique ontologique, depuis toujours, a compris primairement l’être au sens de l’être-sous-la-main (« réalité », effectivité du monde) tout en laissant l’être du Dasein ontologiquement indéterminé, il est besoin d’une élucidation de la connexion ontologique entre souci, mondanéité [Weltlichkeit], être-à-portée-de-la-main et être-sous-la-main (réalité). Ce qui nous conduira à une détermination plus aiguë du concept de réalité dans le cadre d’une discussion des problématiques gnoséologiques orientées sur cette idée, à savoir celle du réalisme et de l’idéalisme. EtreTemps39

L’expression « souci » désigne un phénomène ontologico-existential fondamental, qui néanmoins n’est pas simple en sa structure. La totalité ontologiquement élémentaire de la structure du souci ne peut pas plus être reconduite à un « élément originaire » ontique que l’être, à coup sûr, ne peut être « expliqué » à partir de l’étant. Finalement, il nous apparaîtra que l’idée de l’être en général est tout aussi peu « simple » que l’être du Dasein. La détermination du souci comme être-en-avant-de-soi-dans-l’être-déjà-dans… – comme être-auprès… montre nettement que ce phénomène est lui aussi en soi structurellement articulé. Or n’est-ce pas là l’indice phénoménal que la question ontologique doit être poussée encore plus loin pour dégager un phénomène encore plus originaire, qui porte ontologiquement l’unité et la totalité de la multiplicité structurelle du souci ? Mais avant que la recherche poursuive cette question, il est besoin d’une appropriation rétrospective et plus aiguë de ce qui a été jusqu’ici interprété, du point de vue de la question fondamental-ontologique du sens de l’être en général. Toutefois, nous devons auparavant montrer que ce qui en cette interprétation est ontologiquement « nouveau » est ontiquement tout à fait ancien. Bien loin de le plier à une idée imaginaire, l’explication de l’être du Dasein porte pour nous existentialement au concept ce qui a déjà été ouvert ontico-existentiellement. EtreTemps41

C’est pourquoi non seulement l’analytique du Dasein, mais encore l’élaboration de la question du sens de l’être en général doit être détachée de cette orientation unilatérale sur l’être au sens de réalité. Une chose doit être avant tout montrée : la réalité n’est pas seulement un mode d’être parmi d’autres, mais elle se tient ontologiquement dans une certaine connexion de dérivation avec le Dasein, le monde et l’être-à-portée-de-la-main. Cette monstration exige une élucidation fondamentale du problème de la réalité, de ses conditions et de ses limites. EtreTemps43

La réalité, en tant que titre ontologique, est rapportée à l’étant intramondain. Si ce titre sert de désignation pour ce mode d’être en général, c’est qu’être-à-portée-de-la-main et être-sous-la-main fonctionnent comme modes de la réalité. Au contraire, si on laisse au mot sa signification traditionnelle, il désigne alors l’être au sens du pur être-sous-la-main chosique. Toutefois, tout être-sous-la-main n’est pas être-sous-la-main chosique. La « nature » qui nous « environne » et nous « embrasse » est sans doute de l’étant intramondain, mais elle ne manifeste ni le mode d’être de l’être-à-portée-de-la-main ni celui du sous-la-main selon la guise de la « choséité [Dinglichkeit] naturelle ». Mais de quelque manière que cet « être » de la nature puisse être interprété, il n’en reste pas moins que tous les modes d’être de l’étant intramondain sont ontologiquement fondés dans la mondanéité [Weltlichkeit] du monde, et, par là, dans le phénomène de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. D’où il résulte cet aperçu : pas plus que la réalité n’a de primauté à l’intérieur des modes d’être de l’étant intramondain, pas davantage ce mode d’être ne peut-il adéquatement caractériser ontologiquement quelque chose comme le monde et le Dasein. EtreTemps43

Est cherchée la réponse à la question du sens de l’être en général, et avant tout la possibilité d’une élaboration radicale de cette question fondamentale de toute ontologie. Or libérer l’horizon où quelque chose comme l’être en général devient compréhensible, cela équivaut à éclaircir la possibilité de la compréhension de l’être en général, laquelle appartient elle-même à la constitution de l’étant que nous appelons Dasein [NA: Cf. supra, §6, p. [19] sq., §21 [EtreTemps21], p. [95] sq. et §43 [EtreTemps43] p. [201].]. Néanmoins, la compréhension de l’être ne peut être éclaircie radicalement en tant que moment essentiel d’être du Dasein que si l’étant à l’être duquel elle appartient est en lui-même interprété originairement quant à son être. EtreTemps45

Dans le cadre de la présente recherche, la caractérisation ontologique de la fin et de la totalité ne peut être que provisoire. Son achèvement requiert non seulement le dégagement de la structure formelle de la fin en général et de la totalité en général, mais encore elle a besoin d’un développement de ses possibles modifications structurelles régionales, autrement dit de ses modifications en tant que dé-formalisées, à chaque fois rapportées à l’étant « spécifique » concerné et déterminées à partir de l’être de celui-ci. Tâche qui, à son tour, présuppose une interprétation positive suffisamment univoque des modes d’être qui exigent une division régionale du tout de l’étant. Cependant, la compréhension de telle guise d’être exige derechef une idée clarifiée de l’être en général. Bref, un achèvement adéquat de l’analyse ontologique de la fin et de la totalité n’échoue pas seulement devant l’ampleur de son thème, mais encore sur la difficulté fondamentale consistant en ce que, pour maîtriser cette tâche, ce qui est cherché par une telle recherche (le sens de l’être en général) doit précisément être déjà présupposé comme trouvé et bien connu. EtreTemps48

Certes nous avions montré, dès notre analyse de la structure du comprendre en général, que ce qui est couramment blâmé sous le titre impropre de « cercle » appartient en réalité à l’essence et au privilège du comprendre lui-même [NA: Cf. supra, §32 [EtreTemps32], p. [152] sq.]. Néanmoins, la recherche se doit désormais, dans la perspective de la clarification de la situation herméneutique de la problématique fondamental-ontologique, d’en revenir explicitement à l’« argument du cercle » en effet, « l’objection du cercle » opposée à l’interprétation existentiale veut dire ceci : l’idée de l’existence et de l’être en général est « présupposée », et c’est « d’après » elle que le Dasein est interprété, afin d’obtenir par là l’idée de l’être. Seulement, que veut dire « présupposer » ? Est-ce qu’avec cette idée de l’existence une proposition de base est posée, à partir de laquelle nous déduirions, conformément aux règles formelles du raisonnement, d’autres propositions relatives à l’être du Dasein ? Ou bien ce pré-supposer n’a-t-il pas plutôt le caractère du projeter compréhensif, de telle sorte que l’interprétation qui configure ce [315] comprendre donne justement pour la première fois la parole à l’étant à expliciter lui-même, afin qu’il décide de lui-même s’il fournira, en tant que cet étant, la constitution d’être en direction de laquelle il fut ouvert, de manière formelle-indicative, dans le projet ? Un étant peut-il en général venir autrement à la parole quant à son être ? S’il est impossible d’« éviter », dans l’analytique existentiale, un « cercle » dans la preuve, c’est parce qu’elle ne prouve absolument pas d’après les règles de la « logique de la conséquence [Abfolge] ». Ce que l’entendement, s’imaginant ainsi satisfaire à la suprême rigueur de la recherche scientifique, souhaite éliminer en évitant le « cercle », n’est rien moins que la structure fondamentale du souci. Originairement constitué par celui-ci, le Dasein est à chaque fois déjà en-avant-de-soi-même. Étant, il s’est à chaque fois déjà projeté vers des possibilités déterminées de son existence, et, dans de tels projets existentiels, il a déjà co-projeté préontologiquement quelque chose comme l’existence et l’être. Est-il alors possible de refuser ce projeter essentiel au Dasein à la recherche qui, étant comme toute recherche elle-même un mode d’être du Dasein ouvrant, cherche à configurer et à porter au concept la compréhension d’être qui appartient à l’existence ? EtreTemps63

L’élaboration de la temporalité du Dasein comme quotidienneté [Alltäglichkeit], historialité et intratemporalité ouvre seule un aperçu sans concessions sur les enchevêtrements d’une ontologie originaire du Dasein. En tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein], le Dasein existe facticement avec et auprès de l’étant rencontré à l’intérieur du monde. Par suite, l’être du Dasein n’obtient sa transparence ontologique totale que dans l’horizon de l’être – pourvu que celui-ci soit clarifié – de l’étant qui n’est pas à sa mesure, y compris de celui qui, sans être ni à-portée-de-la-main ni sous-la-main, « subsiste » simplement. Seulement, l’interprétation des modifications de l’être de tout ce dont nous disons que c’est a besoin d’une idée préalablement assez éclairée de l’être en général. Tant que celle-ci n’est pas conquise, l’analyse temporelle répétitive du Dasein demeure elle aussi imparfaite et entachée d’obscurités – pour ne point parler en détail de ses difficultés intrinsèques. L’analyse temporalo-existentiale du Dasein, enfin, requiert de son côté une répétition renouvelée dans le cadre de la discussion fondamentale du concept d’être. EtreTemps66

Grâce à la reconduction de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] à l’unité ekstatico-horizontale de la temporalité a été rendue intelligible la possibilité ontologico-existentiale de cette constitution fondamentale du Dasein. En même temps, il apparaît que l’élaboration concrète de la structure du monde en général et de ses possibles modifications ne peut être entreprise que si l’ontologie de l’étant intramondain possible est orientée de façon suffisamment sûre sur une idée clarifiée de l’être en général. Mais l’interprétation possible de cette idée requiert préalablement le dégagement de la temporalité du Dasein, au service duquel se trouve notre caractérisation actuelle de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. EtreTemps69

Tous les efforts de l’analytique existentiale sont tournés vers cet unique but : trouver une possibilité de réponse à la question du sens de l’être en général. L’élaboration de cette question requiert une délimitation du phénomène où devient accessible quelque chose comme l’être – la compréhension de l’être. Or celle-ci appartient à la constitution d’être du Dasein. C’est seulement si cet étant a tout d’abord été interprété de manière suffisamment originaire que la compréhension d’être incluse dans sa constitution d’être peut elle-même être conçue, et, sur cette base, être posée la question de l’être compris en elle et des « présupposés » de ce comprendre. EtreTemps72

Ce n’est pas un hasard si Yorck appelle « l’ontique », purement et simplement, l’étant qui n’est pas historial – mais plutôt un effet indirect de la souveraineté intacte de l’ontologie traditionnelle, qui, provenant du questionnement antique sur l’être, maintient la problématique ontologique dans une restriction fondamentale. Le problème de la différenciation entre l’ontique et l’historique ne peut être élaboré à titre de problème de recherche que s’il s’est préalablement assuré, grâce à la clarification fondamental-ontologique de la question du sens [404] de l’être en général, de son fil conducteur [NA: Cf. supra, §5 et 6, p. [15] sq.]. Et ainsi comprend-on aussi en quel sens l’analytique temporalo-existentiale préparatoire du Dasein est résolue à cultiver l’esprit du comte Yorck afin de mieux servir l’œuvre de Dilthey. EtreTemps77

Dans l’élaboration du concept vulgaire de temps se manifeste une hésitation remarquable sur la question de savoir s’il convient d’attribuer au temps un caractère « subjectif » ou « objectif ». Même lorsqu’on le conçoit comme étant en soi, on ne laisse pas de l’assigner de manière privilégiée à l’« âme », et, au contraire, lorsqu’il est doué d’un caractère « conscient », il fonctionne pourtant « objectivement ». Dans l’interprétation du temps par Hegel, l’une et l’autre possibilités sont portées à une certaine assomption. Hegel s’efforce de déterminer la connexion entre « temps » et « esprit » afin de faire comprendre par là pourquoi l’esprit comme histoire « tombe dans le temps ». Dans son résultat, l’interprétation précédente de la temporalité du Dasein et de l’appartenance à elle du temps-du-monde parait converger avec celle de Hegel. Cependant, comme la présente analyse du temps se distingue fondamentalement de Hegel dès le point de départ, et comme elle est orientée par son but propre – à savoir son intention fondamental-ontologique – en sens contraire de la sienne, une brève exposition de la conception hegélienne de la relation entre temps et esprit pourra n’être pas inutile pour clarifier – et conclure provisoirement – l’interprétation ontologico-existentiale de la temporalité du Dasein, du temps-du-monde et de l’origine du concept vulgaire de temps. [406] La question de savoir si et comment un « être » échoit au temps, pourquoi et en quel sens nous l’appelons « étant », ne peut recevoir réponse que s’il est montré en quelle mesure la temporalité elle-même, dans le tout de sa temporalisation, rend possible quelque chose comme une compréhension de l’être et une advocation de l’étant. Par suite, le plan de ce chapitre sera celui-ci : la temporalité du Dasein et la préoccupation [Besorgen] du temps (§79 [EtreTemps79]) ; le temps de la préoccupation [Besorgen] et l’intratemporalité (§80 [EtreTemps80]) ; l’intratemporalité et la genèse du concept vulgaire de temps (§81 [EtreTemps81]) ; dissociation de la connexion ontologico-existentiale de la temporalité, du Dasein et du temps-du-monde par rapport à la conception hegélienne de la relation entre temps et esprit (§82 [EtreTemps82]) ; l’analytique temporalo-existentiale du Dasein et la question fondamental-ontologique du sens de l’être en général (§83 [EtreTemps83]). EtreTemps78

La tâche des méditations jusqu’ici poursuivies était d’interpréter ontologico-existentialement à partir de son fondement le tout originaire du Dasein factice envisagé quant aux possibilités de l’exister authentique et inauthentique. Or c’est la temporalité qui s’est manifestée comme ce fondement, et ainsi comme le sens d’être du souci. Par suite, ce que l’analytique existentiale préparatoire du Dasein avait établi avant le dégagement de la temporalité est désormais repris dans la structure originaire de la totalité d’être du Dasein, la temporalité. Des possibilités de temporalisation du temps originaire que nous avons analysées, les structures auparavant seulement « mises en évidence » ont reçu leur « justification ». Néanmoins, le dégagement de la constitution d’être du Dasein demeure seulement un chemin. Le but est l’élaboration de la question de l’être en général. L’analytique thématique de l’existence, de son côté, a tout d’abord besoin de la lumière provenant de l’idée préalablement clarifiée de l’être en général. Et cela est particulièrement vrai si le principe exprimé dans notre introduction est maintenu comme mesure de toute recherche philosophique : la philosophie est ontologie phénoménologique universelle, partant de l’herméneutique du Dasein, qui, en tant qu’analytique de l’existence, a fixé le terme du fil conducteur de tout questionner philosophique là où il jaillit et vers où il rejaillit [NA: Cf. supra, §7 [EtreTemps7], p. [38].]. Bien entendu, cette thèse ne doit pas non plus être prise comme un dogme, mais comme la formulation d’un problème fondamental encore « enveloppé » : l’ontologie se laisse-t-elle ontologiquement fonder, ou bien est-il besoin pour cela d’un fondement ontique, et quel étant doit-il assumer la fonction de la fondation ? EtreTemps83

Ce qui parait aussi éclairant que la différence séparant l’être du Dasein existant de l’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] (la réalité, par exemple) n’est pourtant que le [437] départ de la problématique ontologique, et non point quelque chose où la philosophie pourrait trouver son apaisement. Que l’ontologie antique travaille avec des « concepts de choses » et que le péril subsiste de « réifier la conscience [Gewissen] », on le sait depuis longtemps. Mais que signifie réification ? D’où provient-elle ? Pourquoi l’être est-il justement « de prime abord » « conçu » à partir du sous-la-main et non pas à partir de l’à-portée-de-la-main, qui pourtant se trouve encore davantage à proximité ? Pourquoi cette réification assure-t-elle constamment de nouveau sa souveraineté ? Comment l’être de la « conscience [Gewissen] » est-il positivement structuré pour que la réification lui demeure inadéquate ? La « différence » entre « conscience [Gewissen] » et « chose » suffit-elle en général à un déploiement originaire de la problématique ontologique ? Les réponses à ces questions sont-elles obvies ? Et la réponse peut-elle même être seulement cherchée tant que la question du sens de l’être en général demeure non posée et non clarifiée ? EtreTemps83

Il est exclu de se mettre en quête de l’origine et de la possibilité de l’« idée » d’être en général avec les moyens de l’« abstraction » logico-formelle, autrement dit sans un horizon sûr de questionnement et de réponse. Ce qu’il faut, c’est chercher et emprunter un chemin pour la mise au jour de la question-fondamentale ontologique. Ce chemin est-il le seul, ou en général le bon, voilà qui ne peut être décidé qu’après son parcours. Le litige au sujet de l’interprétation de l’être ne peut pas être aplani parce qu’il n’est même pas encore allumé. Et finalement, il ne saurait l’être « de but en blanc », et le déclenchement du litige a bien plutôt déjà besoin d’une préparation. Or c’est vers cela seulement que la présente recherche est en chemin. Où en est-elle arrivée ? EtreTemps83

Quelque chose comme l’« être » est ouvert dans la compréhension de l’être, qui, en tant que comprendre, appartient au Dasein existant. L’ouverture préalable, quoique non conceptuelle, de l’être rend possible que le Dasein, en tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein] existant, se rapporte à de l’étant – aussi bien à celui qui lui fait encontre à l’intérieur du monde qu’à lui-même, qui existe. Comment un comprendre ouvrant de l’être est-il en général possible à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] ? La question peut-elle trouver sa réponse grâce à un retour à la constitution d’être originaire du Dasein qui comprend l’être ? La constitution ontologico-existentiale de la totalité du Dasein se fonde dans la temporalité. Par suite, il faut qu’une guise de temporalisation originaire de la temporalité ekstatique possibilise elle-même le projet ekstatique de l’être en général. Comment ce mode de temporalisation de la temporalité doit-il être interprété ? Un chemin conduit-il du temps originaire au sens de l’être ? Le temps lui-même se manifeste-t-il comme horizon de l’être ? EtreTemps83