étant en son être

Mais pareille entreprise ne se meut-elle point dans un cercle manifeste ? Devoir d’abord nécessairement déterminer un étant en son être, puis, sur cette base, vouloir poser seulement la question de l’être – qu’est-ce d’autre que tourner en rond ? N’est-ce pas déjà « présupposer » pour l’élaboration de la question ce que seule la réponse à cette question doit apporter ? Mais ces objections formelles – ainsi de l’argument cité sur le « cercle dans la démonstration », qu’il n’est toujours que trop aisé d’alléguer dans le domaine de la recherche des principes – sont toujours stériles lorsqu’il est question des chemins concrets d’une recherche. Loin d’apporter quoi que ce soit à la compréhension de la chose, elles empêchent de pénétrer dans le champ de la recherche. EtreTemps2

La primauté ontico-ontologique du Dasein a été très tôt aperçue, mais sans que le Dasein lui-même ait alors fait l’objet d’une saisie propre en sa structure ontologique, ou même qu’il ait été problématisé en ce sens. Aristote dit : he psyche ta onta pos estin (NA: ARISTOTE, De Anima, III, 8, 431 b 21 ; cf. 5, 430 a 14 sq.). L’âme (de l’homme) est en quelque manière l’étant ; l’« âme » qui constitue l’être de l’homme découvre, en ses guises d’être – l’aisthesis et la noesis – tout étant en son être-que et son être-ainsi, donc toujours en même temps en son être. Thomas d’Aquin a repris cette proposition, qui remonte à la thèse ontologique de Parménide, dans une élucidation caractéristique. Au sein de la tâche d’une dérivation des « transcendantaux », c’est-à-dire des caractères d’être qui dépassent toute déterminité (Bestimmtheit) réale-générique possible d’un étant, tout « modus specialis entis », il convient également, dit-il, de mettre en évidence le verum comme un transcendens de cette sorte. Ce qui advient en invoquant un étant qui, conformément à son mode d’être, a lui-même la propriété de « con-venir » avec tout étant quel qu’il soit. Cet étant insigne, l’« ens quod natum est convenire cum omni ente », c’est l’âme (anima) (NA: Quaestiones de veritate : q. 1, art.1, sol. ; voir aussi, dans l’opuscule De natura generis une « déduction » des transcendantaux en partie plus rigoureuse, et quelque peu divergente de celle qu’on vient de citer.). Le privilège du « Dasein » sur tout étant qui apparaît ici, même s’il reste ontologiquement non clarifié, n’est pas moins sans commune mesure avec une mauvaise subjectivisation du tout de l’étant. EtreTemps4

En ce qui concerne la lourdeur et l’absence de « grâce » de l’expression au cours des (39) analyses qui suivent, il est permis d’ajouter une remarque : une chose est de rendre compte de l’étant de façon narrative, autre chose de saisir l’étant en son être. Or pour la tâche à l’instant indiquée, ce ne sont pas seulement les mots qui manquent le plus souvent, mais avant tout la « grammaire ». Si l’on nous autorise à faire allusion à des recherches ontologiques plus anciennes et assurément incomparables par la dignité, que l’on compare des passages ontologiques du Parménide de Platon ou le chapitre 4 du livre VII de la Métaphysique d’Aristote avec un chapitre narratif de Thucydide, et l’on verra à quel point étaient inouïes les formulations que les Grecs se virent imposer par leurs philosophes. Or là où les forces sont sensiblement moindres et, de surcroît, le domaine d’être à ouvrir bien plus difficile ontologiquement que celui qui s’offrait aux Grecs, le caractère circonstancié de la conceptualité et la dureté de l’expression ne peuvent que s’accroître. EtreTemps7

L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois nous-mêmes. L’être de cet étant est à chaque fois mien. Dans son être, cet étant se rapporte (42) lui-même à son être. En tant qu’étant de cet être, il est remis à son propre être. C’est de son être même que, pour cet étant, il y va à chaque fois. Or deux conséquences résultent de cette caractérisation du Dasein : 1. L’« essence » de cet étant réside dans son (avoir-) à-être. Le quid (essentia) de cet étant, pour autant que l’on puisse en parler, doit nécessairement être conçu à partir de son être (existentia). C’est alors justement la tâche ontologique que de montrer que, si nous choisissons pour désigner l’être de cet étant le terme d’existence, ce titre n’a point, ne peut avoir la signification ontologique du terme traditionnel d’existentia ; existentia signifie ontologiquement autant qu’être-sous-la-main, un mode d’être qui est essentiellement étranger à l’étant qui a le caractère du Dasein. Pour éviter la confusion, nous utiliserons toujours à la place du titre existentia l’expression interprétative d’être-sous-la-main, réservant au seul Dasein la détermination d’être de l’existence. L’« essence » du Dasein réside dans son existence. Les caractères de cet étant qui peuvent être dégagés ne sont donc pas des « propriétés » sous-la-main d’un étant sous-la-main présentant telle ou telle « figure », mais, uniquement, des guises à chaque fois possibles pour lui d’être. Tout être-ainsi-ou-ainsi de cet étant est primairement être. C’est pourquoi le titre « Dasein » par lequel nous désignons cet étant n’exprime pas son quid, comme dans le cas de la table, de la maison, de l’arbre, mais l’être. 2. L’être dont il y va pour cet étant en son être est à chaque fois mien. Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main. À cet étant-ci, son être est « indifférent », ou, plus précisément, il « est » de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent. L’advocation du Dasein, conformément au caractère de mienneté de cet étant, doit donc toujours inclure le pronom personnel : « je suis », «tu es ». EtreTemps9

Que l’étant ne se montre pas de prime abord en son être authentique, Descartes le sait très bien. Ce qui est « de prime abord » donné, c’est ce morceau de cire avec sa couleur, sa saveur, sa dureté, sa froideur, sa résonance déterminées. Mais tout cela – en général tout ce que nous donnent les sens – demeure sans portée ontologique. « Satis erit, si advertamus sensuum perceptiones non referri, nisi ad istam corporis humani cum mente conjunctionem, et nobis quidem ordinarie exhibere, quid ad illam externa corpora prodesse possint aut nocere. » (NA: Id., II, 3, p. 41; NT: « Il suffira que nous remarquions que la perception des sens ne se rapporte qu’à cette union du corps humain avec l’esprit, et en effet nous montre ordinairement en quoi les corps extérieurs peuvent lui être utiles ou nuisibles. »). Les sens ne nous font absolument pas connaître l’étant en son être, ils annoncent simplement l’utilité ou la nocivité des choses « extérieures » intramondaines pour (97) l’être-homme attaché à son corps. « Nos non docent, qualia (corpora) in seipsis existant » (NA Ibid.; NT: « Ils ne nous enseignent pas quels (corps) existent en eux-mêmes. ») : des sens, nous ne recevons absolument aucune révélation sur l’étant en son être. « Quod agentes, percipiemus naturam materiae, sive corporis in universum spectati, non consistere in eo quod sit res dura vel ponderosa vel colorata vel alio aliquo modo sensus afficiens : sed tantum in eo, quod sit res extensa in longum, latum et profondum » (NA: Id., 4, p. 42; NT: (« Ce faisant, nous comprendrons que la nature de la matière, ou du corps considéré en général ne consiste pas en ce qu’elle est une chose dure ou pesante ou colorée, ou affecte les sens d’une autre matière – mais seulement en ce qu’elle est une chose étendue en longueur, largeur et profondeur. »). EtreTemps21

La constitution de cet être doit être dégagée. Mais dans la mesure où l’essence de cet étant est l’existence, la proposition existentiale : « le Dasein est son ouverture » signifie en même temps : l’être dont il y va pour cet étant en son être consiste à être son « Là ». Conformément à l’élan propre de l’analyse, il est donc besoin, en plus de la caractérisation de la constitution primaire de l’être de l’ouverture, d’une interprétation du mode d’être où cet étant est quotidienne (alltäglich)ment son là. EtreTemps28

L’énoncé est vrai, cela signifie : il découvre l’étant en lui-même. Il énonce, il met au jour, il « fait voir » (apophansis) l’étant en son être-découvert. L’être-vrai (vérité) de l’énoncé doit nécessairement être entendu comme être-découvrant. La vérité n’a donc absolument pas la structure d’un accord entre le connaître et l’objet au sens d’une (219) as-similation d’un étant (sujet) à un autre (objet). EtreTemps44

Si c’est la temporalité qui constitue le sens originaire d’être du Dasein, et si par ailleurs il y va pour cet étant en son être de cet être même, alors il faut que le souci ait besoin de « temps », et ainsi qu’il compte avec « le temps ». La temporalité du Dasein élabore un « compte (comput) du temps ». Le « temps » expérimenté en lui est l’aspect phénoménal prochain de la temporalité. C’est de lui que provient la compréhension quotidienne (alltäglich)-vulgaire du temps. Et celle-ci se déploie dans le concept traditionnel du temps. EtreTemps45