étant comme étant

Au seuil de cette recherche, nous ne pouvons élucider en détail tous les préjugés qui ne cessent d’entretenir l’indifférence à l’égard d’un questionner de l’être. Ils jettent leurs racines dans l’ontologie antique elle-même. Quant à celle-ci, elle ne saurait à son tour être interprétée [3] de manière satisfaisante – en ce qui concerne le sol où sont nés les concepts ontologiques fondamentaux ainsi que la légitimation adéquate de l’assignation des catégories et de leur énumération complète – qu’au fil conducteur de la question de l’être préalablement clarifiée et résolue. Par conséquent, nous ne discuterons ici les préjugés cités qu’autant qu’il est requis pour faire apercevoir la nécessité d’une répétition de la question du sens de l’être. Ils sont au nombre de trois : 1. L’« être » est le concept « le plus universel » : to on esti katholou malista panton [NA: ARISTOTE, Met., B 4, 1001 a 21.]. « Illud quod primo cadit sub apprehensione est ens, cujus intellectus includitur in omnibus, quaecumque quis apprehendit » : « Une compréhension de l’être est toujours déjà comprise dans tout ce que l’on saisit de l’étant » [NA: THOMAS D’AQUIN, Summa theol., I-II, q. 94, a. 2.]. Mais l’« universalité » de l’« être » n’est pas celle du genre. L’« être » ne délimite pas la région suprême de l’étant pour autant que celui-ci est articulé conceptuellement selon le genre et l’espèce : oute to on genos [NA: ARISTOTE, Met., B 3, 998 b 22.]. L’« universalité » de l’être « transcende » toute universalité générique. Selon la terminologie de l’ontologie médiévale, l’être est un transcendens. L’unité de ce transcendantalement « universel », par opposition à la multiplicité des concepts génériques réals suprêmes, a déjà été reconnue par Aristote comme unité d’analogie. Par cette découverte, Aristote, en dépit de toute sa dépendance à l’égard de la problématique ontologique de Platon, a situé le problème de l’être sur une base fondamentalement nouvelle. Bien sûr, lui non plus n’a point éclairci l’obscurité de ces relations catégoriales. L’ontologie médiévale a discuté multiplement ce problème dans les écoles thomiste et scotiste, sans parvenir à une clarté fondamentale. Et lorsque finalement Hegel détermine l’« être » comme l’« immédiat indéterminé » et qu’il place cette détermination à la base de toutes les explications catégoriales ultérieures de sa Logique, il se maintient dans la même perspective que l’ontologie antique, à ceci près qu’il abandonne le problème, déjà posé par Aristote, de l’unité de l’être par rapport à la multiplicité des « catégories » réales. Lorsque l’on dit par conséquent, que l’ « être » est le concept le plus universel, cela ne peut pas vouloir dire qu’il est le plus clair, celui qui a le moins besoin d’élucidation supplémentaire. Bien plutôt le concept d’« être » est-il le plus obscur. [4] 2. Le concept d’« être » est indéfinissable. C’est ce que l’on concluait de son universalité [NA: Cf. PASCAL, Pensées et Opuscules, éd. L. Brunschvig, Paris, 1912, p. 169 : « On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité : car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition. »]. À bon droit – si « definitio fit per genus proximum et differentiam specificam ». L’être ne peut en effet être conçu comme étant ; « enti non additur aliqua natura » ; l’être ne peut venir à la déterminité [Bestimmtheit] selon que de l’étant lui est attribué. L’être n’est ni dérivable définitionnellement de concepts supérieurs, ni exposable à l’aide de concepts inférieurs. Mais suit-il de là que l’« être » ne puisse plus poser de problème ? Nullement. Tout ce qu’il est permis d’en conclure, c’est ceci : l’« être » n’est pas quelque chose comme de l’étant. Par suite, le mode de détermination de l’étant justifié dans certaines limites – la « définition » de la logique traditionnelle, qui a elle-même ses fondations dans l’ontologie antique – n’est pas applicable à l’être. L’indéfinissabilité de l’être ne dispense point de la question de son sens, mais précisément elle l’exige. 3. L’« être » est le concept « évident ». Dans toute connaissance, dans tout énoncé, dans tout comportement par rapport à l’étant, dans tout comportement par rapport à soi-même, il est fait usage de l’« être », et l’expression est alors « sans plus » compréhensible. Chacun comprend : « le ciel est bleu », « je suis joyeux », etc. Seulement, cette intelligence moyenne ne démontre guère qu’une incompréhension. Ce qu’elle manifeste, c’est qu’il y a a priori, dans tout comportement, dans tout être par rapport à l’étant comme étant, une énigme. Que toujours déjà nous vivions dans une compréhension de l’être et qu’en même temps le sens de l’être soit enveloppé dans l’obscurité, voilà qui prouve la nécessité fondamentale de répéter la question du sens de l’« être ». EtreTemps1

Le questionné de la question à élaborer est l’être : ce qui détermine l’étant comme étant, ce par rapport à quoi l’étant, de quelque manière qu’il soit élucidé, est toujours déjà compris. L’être de l’étant n’« est » pas lui-même un étant. Le premier pas philosophique dans la compréhension du problème de l’être consiste à ne pas mython tina diegeisthai (NA: Platon, Sophiste, 242c), « raconter d’histoire », c’est-à-dire à ne pas déterminer l’étant comme étant en sa provenance par le recours à un autre étant, comme si l’être avait le caractère d’un étant possible. L’être comme questionné requiert donc un mode propre de mise en lumière, qui se distingue essentiellement de la découverte de l’étant. Par suite le demandé, le sens de l’être, requerra lui aussi une conceptualité propre, qui se dissocie à nouveau essentiellement des concepts où l’étant atteint sa déterminité [Bestimmtheit] significative. EtreTemps2