Et pourtant, dans toutes les sciences quand nous suivons en chacune sa visée la plus propre, nous nous rapportons à l’étant lui-même. Du seul point de vue des sciences, aucun domaine n’a préséance sur l’autre, ni la nature sur l’histoire, ni inversement. Aucune manière de traiter un objet ne l’emporte sur l’autre. La connaissance mathématique n’est pas plus rigoureuse que l’historique ou la philologique. Elle n’a que le caractère de l’”exactitude”, laquelle ne se confond pas avec la rigueur. Exiger de l’histoire l’exactitude serait trahir l’idée de la rigueur spécifique aux sciences de l’esprit. La relation au monde qui gouverne toutes les sciences comme telles les porte à rechercher l’étant lui-même, pour en faire à chaque fois, selon son contenu qualitatif et son mode d’être, l’objet d’une exploration et d’une détermination qui le fonde en raison. Dans les sciences s’accomplit — selon l’idée — un mouvement de venue en la proximité vers l’essentiel de toutes choses. QQMETA: Le déploiement d’une interrogation métaphysique
Cette relation mondaine signalée à l’étant lui-même est portée et conduite par une attitude librement choisie de l’existence humaine. Sans doute l’agir pré- ou extra-scientifique de l’homme se rapporte-t-il aussi à l’étant. Mais la science a son trait distinctif en ceci qu’elle donne, expressément et uniquement, d’une manière qui lui est propre, le premier et le dernier mot à la chose même. En une telle soumission à la chose, de l’interrogation, de la détermination et de la fondation en raison, s’accomplit un assujettissement, spécifiquement délimité, à l’étant lui-même, selon lequel c’est à celui-ci qu’il renvient de se manifester. Ce rôle subordonné de la recherche et de l’enseignement se déploie comme fondement de la possibilité d’un rôle directeur propre, quoique délimité, dans l’ensemble de l’existence humaine. La relation mondaine particulière de la science et l’attitude de l’homme qui la conduit ne sont assurément pleinement comprises que lorsque nous voyons et saisissons ce qui advient dans la relation mondaine soutenue de la sorte. L’homme — un étant parmi d’autres — “fait de la science”. Dans ce “faire de…” [NT: treibt Wissenschaft : expression courante (Sport treiben : faire du sport) à laquelle Heidegger rend sa portée, en jouant sur le sens du verbe treiben : pousser, faire avancer (treibende Kraft : force motrice).] n’advient rien de moins que l’irruption d’un étant, appelé homme, dans l’ensemble de l’étant, et cela de telle sorte que dans et par cette irruption l’étant s’ouvre en ce qu’il est et comment il est. L’irruption qui fait s’ouvrir aide, en sa manière, avant tout l’étant à s’atteindre lui-même. QQMETA: Le déploiement d’une interrogation métaphysique
Nous tenterons pourtant de questionner sur le rien. Qu’est-ce que le rien ? La première approche de cette question a déjà quelque chose d’insolite. En questionnant ainsi, nous posons au préalable le rien comme quelque chose qui, de quelque manière, “est” — comme un étant. Or c’est justement de quoi il diffère du tout au tout. Questionner sur le rien — ce qu’il est et comment il est, le rien — inverse en son contraire ce sur quoi l’on questionne. La question s’ôte à elle-même son propre objet. QQMETA: L’élaboration de la question
Seulement, même si l’on fait abstraction de la nature problématique du rapport entre la négation et le rien, comment pourrons-nous — comme être finis — rendre accessible en soi en même temps qu’à nous-mêmes l’ensemble de l’étant dans sa totalité ? Tout au plus pouvons-nous imaginer l’ensemble de l’étant dans l’”idée”, nier en pensée cet imaginaire et le “penser” comme nié. Sur cette voie, nous atteignons sans doute le concept formel du rien imaginé, mais jamais le rien lui-même. Or le rien n’est rien et entre le rien imaginé et le rien “en propre”, il ne peut y avoir de différence, s’il est vrai que le rien représente la totale indifférenciation. Le rien lui-même “en propre” — ne serait-ce pas toutefois de nouveau ce concept masqué mais à contresens, d’un rien étant ? C’est la dernière fois que les objections de l’entendement arrêteront notre recherche, dont la légitimité ne peut être établie que par une épreuve fondamentale du rien. QQMETA: L’élaboration de la question
S’il est sûr que jamais nous n’appréhendons absolument en soi l’ensemble de l’étant, il est non moins certain que nous nous trouvons pourtant placés au coeur de l’étant dévoilé en quelque façon dans son ensemble. Finalement subsiste une différence essentiale entre appréhender l’ensemble de l’étant en soi et se trouver au coeur de l’étant dans son ensemble. Cela est, par principe, impossible. Ceci advient constamment dans notre être-là. Sans doute semble-t-il que, dans le cours quotidien de la vie, nous ne nous attachions en fait, à chaque fois, qu’à tel ou tel étant, que nous nous répandions en tel ou tel secteur de l’étant. Aussi dispersée que puisse paraître la vie de tous les jours, elle n’en maintient pas moins l’étant, quoique de façon incertaine, dans une unité de l’”ensemble”. Alors même, et précisément alors, que nous ne sommes pas spécialement occupés des choses ni de nous-mêmes, vient sur nous cet “en son ensemble”, par exemple dans le véritable ennui. Celui-ci est loin encore, lorsque c’est seulement tel livre ou tel spectacle, telle occupation ou tel désoeuvrement qui nous ennuient. Il se déclare lorsque “l’ennui nous gagne” [NT: wenn “es einem langweilig ist”… “lorsque l’on s’ennuie”, disons-nous en français. Traduite littéralement, l’expression allemande met en jeu comme une puissance neutre (es…ist), affectant une zone impersonnelle de l’humain (einem).]. L’ennui profond, s’étirant comme un brouillard silencieux dans les abîmes de l’être-là, confond toutes choses, les hommes et nous-mêmes avec eux, dans une étrange indifférence. Cet ennui manifeste l’étant dans son ensemble. [51] QQMETA: L’élaboration de la question
Cet advenir est possible ; il n’est réel aussi — bien qu’assez rarement — que par instants, dans la disposition fondamentale de l’angoisse. Par cette angoisse, nous n’entendons pas l’anxiété assez fréquente venant, au fond, d’une complexion craintive qui n’est que trop prête à se manifester. L’angoisse diffère fondamentalement de la crainte. C’est toujours devant tel ou tel étant déterminé qui, sous tel ou tel aspect déterminé, nous menace, que nous éprouvons de la crainte. La crainte devant… craint à chaque fois aussi pour quelque chose de déterminé. Parce que le propre de la crainte est ce caractère limité de son devant-quoi et de son pour-quoi, celui qui craint, le craintif, est retenu par ce qui l’affecte. Dans l’effort pour se préserver là devant — devant ce quelque chose de déterminé — il perd toute assurance par rapport à autre chose ; en somme il “perd la tête”. QQMETA: L’élaboration de la question
Dans l’angoisse nous “sommes en suspens”. Plus précisément : l’angoisse nous tient en suspens, parce qu’elle porte à la dérive l’étant dans son ensemble. D’où vient que nous-mêmes — nous, ces hommes étant — glissons dans cette dérive au coeur de l’étant. C’est pourquoi ce n’est au fond, ni “toi”, ni “moi”, qu’un malaise gagne, mais un “nous” [NT: einem : un “nous” impersonnel.]. Seul est encore là, dans l’ébranlement de ce suspens où l’on ne peut se tenir à rien, le pur être “là”. QQMETA: L’élaboration de la question
Le rien se dévoile dans l’angoisse — mais non comme étant. Il est tout aussi peu donné comme objet. L’angoisse n’est pas une appréhension du rien. Pourtant le rien se fait par elle et en elle manifeste, mais non toutefois de telle manière qu’il se montrerait séparément “à côté” de l’étant dans son ensemble, lequel se tiendrait dans son inquiétante étrangeté. Nous dirions plutôt : le rien fait face dans l’angoisse en n’étant qu’un avec l’étant dans son ensemble. Qu’entendre par ce mots : “en n’étant qu’un avec…” ? QQMETA: La réponse à la question
Le néantir n’est pas un événement quelconque, mais, en tant que renvoi répulsif à l’étant dérivant dans son ensemble, il manifeste cet étant dans sa pleine étrangeté jusqu’alors cachée, comme l’absolument autre — vis-à-vis du rien. QQMETA: La réponse à la question
Dans la claire nuit du rien de l’angoisse, c’est là seulement que s’élève l’ouverture originelle de l’étant comme tel, à savoir : qu’il est étant — et non pas rien. Cet “et non pas rien” [53] ajouté par nous dans le discours n’est pas une explication subsidiaire, mais bien ce qui rend possible, au préalable, la manifestation de l’étant en général. L’essence du rien originellement néantissant réside en ceci : qu’il porte avant tout l’être “là” devant l’étant comme tel. QQMETA: La réponse à la question
Par là est acquise la réponse à la question portant sur le rien. Le rien n’est ni un objet, ni d’une façon générale un étant. Le rien ne se lève, ni pour soi, ni à côté de l’étant, auquel, pour ainsi dire, il s’adjoindrait. Le rien est ce qui rend possible la manifestation de l’étant comme tel pour l’être-là humain. Le rien ne fournit pas d’abord le concept antithétique de l’étant, mais appartient originellement à l’essence elle-même. Dans l’être de l’étant advient le néantir du rien. QQMETA: La réponse à la question
Dans la question portant sur le rien advient un tel passage au-delà de l’étant comme étant dans son ensemble. C’est par là que cette question s’avère être une question “métaphysique”. Des questions de cette sorte, nous donnions en commençant une double caractéristique. D’abord que toute question métaphysique embrasse à chaque fois l’ensemble de la métaphysique. Ensuite, qu’en toute question métaphysique l’être-là questionnant est à chaque fois pris dans la question. QQMETA: La réponse à la question
[55] Sur le rien, la métaphysique s’exprime, de longue date, en une formule assurément équivoque : ex nihilo nihil fit, rien ne vient de rien [NT: aus Nichts wird Nichts. On notera ici les majuscules.]. Quoique, dans la discussion de la formule, jamais le rien lui-même proprement ne fasse problème, celle-ci porte cependant à l’expression, à partir de la référence faite à chaque fois au rien, la conception fondamentale de l’étant en l’occurrence directrice. La métaphysique antique conçoit le rien sous l’espèce du non-étant, c’est-à-dire de l’élément sans forme, qui ne peut lui-même se forme en un étant doué de forme et offrant, par là même, un aspect (eidos). L’étant est la configuration se figurant qui se présente comme telle dans la figure (ce qui s’offre à la vue). L’origine, la légitimité et les limites de cette conception de l’être sont aussi peu discutées que le rien lui-même. La dogmatique chrétienne, par contre, nie la vérité de la formule ex nihilo nihil fit et donne au rien, ce faisant une signification modifiée, au sens de l’absence totale de l’étant extra-divin : ex nihilo fit — ens creatum. Le rien devient alors le concept antithétique de l’Étant proprement dit, du summum ens, de Dieu comme ens increatum. Ici aussi, l’interprétation du rien annonce la conception fondamentale de l’étant. Mais la discussion métaphysique de l’étant se place sur le même plan que la question portant sur le rien. Les questions portant sur l’être et le rien restent comme telles toutes deux hors de débat. C’est aussi pourquoi l’on ne s’embarrasse nullement de cette difficulté que, si Dieu crée à partir du rien, il faut bien qu’il puisse se rapporter à lui. Mais si Dieu est Dieu, il ne peut connaître le rien, s’il est vrai que l’”absolu” exclut de soi toute nullité. QQMETA: La réponse à la question