Être et temps : § 79. La temporalité du Dasein et la préoccupation du temps.

Le Dasein existe comme un étant pour lequel, en son être, il y va de cet être même. Essentiellement « en-avant-de soi » il s’est projeté, avant toute simple considération après coup de soi-même, vers son pouvoir-être. Dans le projet, il est dévoilé comme jeté. Remis par le jet au « monde », il échoit contre lui dans la préoccupation. En tant que souci, c’est-à-dire existant dans l’unité du projet échéant-jeté, cet étant est ouvert comme Là. Étant-avec autrui, il se tient dans un être-explicité médiocre qui est articulé dans le parler et ex-primé dans la parole. L’être-au-monde s’est toujours déjà ex-primé, et, en tant qu’être auprès de l’étant qui lui fait encontre à l’intérieur du monde, il s’ex-prime constamment dans l’advocation et la discussion de l’étant même dont il se préoccupe. La préoccupation circon-spectivement compréhensive se fonde dans la temporalité, et cela sur le mode du présentifier qui s’attend et conserve. En tant que, dans sa préoccupation, il calcule, planifie, pourvoit et prévient, il dit toujours déjà, que ce soit à haute voix ou non : « alors », cela doit arriver ; « d’abord », ceci doit être réglé ; « maintenant », il faut rattraper ce qui « alors » avait échoué et échappé.

La préoccupation s’ex-prime dans le « alors » (futur) comme s’attendant, dans le « alors » (passé) comme conservant, dans le « maintenant » comme présentifiant. Dans le « alors » (futur) est contenu le plus souvent implicitement le « maintenant pas encore », c’est-à-dire qu’il est parlé dans un présentifier s’attendant-préservant (ou oubliant). Le « alors » (passé) abrite en soi le « maintenant ne plus ». Avec lui s’ex-prime le conserver comme présentifier qui s’attend. Le « alors » futur et le « alors » passé sont co-compris par rapport à un « maintenant », c’est-à-dire que le présentifier a son poids spécifique. Sans doute il se [407] temporalise toujours en unité avec le s’attendre et le conserver, quand bien même ceux-ci peuvent être également modifiés en oubli sans attente, mode en lequel alors la temporalité s’empêtre dans le présent qui, purement présentifiant, ne dit plus que « maintenant-maintenant ». Ce à quoi la préoccupation s’attend comme plus proche est advoqué dans le « dans un instant », et ce qui est rendu de prime abord disponible – ou perdu – est advoqué dans un « à l’instant ». L’horizon du préserver qui s’ex-prime dans le « alors » (passé) est le « plus tôt », celui du « alors » (futur) est le « plus tard » (« à l’avenir »), celui du « maintenant » l’« aujourd’hui ».

Mais tout « alors » (futur) est comme tel un « alors que… », tout « alors » (passé) un « alors que… », tout « maintenant », un « maintenant que… » Cette structure relative apparemment « évidente » du « maintenant », du « alors » (passé) et du « alors » (futur), nous l’appelons la databilité. Cependant, il doit alors être encore fait totalement abstraction de la question de savoir si la datation s’accomplit facticement par rapport à une « date » calendaire. Même sans de telles « dates », les « maintenant », les « alors » (futurs) et les « alors » (passés) sont datés de manière plus ou moins déterminée. Si la déterminité de la datation fait défaut, cela ne veut pas dire que la structure de databilité soit absente ou fortuite.

Qu’est-ce donc qui appartient essentiellement à une telle databilité, et où se fonde celle-ci ? Mais, dira-t-on, est-il possible de poser une question plus superflue que celle-là ? Car avec le « maintenant que », nous visons bel et bien « notoirement » un « point temporel » ! Le « maintenant » est temps. Incontestablement, nous comprenons non seulement le « maintenant que » et les « alors que », mais encore nous comprenons qu’ils sont liés « au temps ». Oui, mais qu’ils désignent le « temps » « lui-même » comment cela est possible et ce que « temps » veut dire, tout cela, pour autant, n’est point déjà conçu avec la compréhension « naturelle » du « maintenant », etc. Et même, est-il donc si « évident » que nous « comprenions sans autre forme de procès » et ex-primions si « naturellement » quelque chose comme le « maintenant », le « alors » (futur) et le « alors » (passé) ? D’où prenons-nous ces « maintenant, que… » ? Les aurions-nous trouvés parmi l’étant intramondain, parmi le sous-la-main ? Manifestement non. Et les avons-nous même en général trouvés ? Avons-nous formé le projet de les chercher et de les constater ? « En tous temps » nous en disposons, sans les avoir expressément faits nôtres, constamment nous en faisons usage, quoique non toujours à haute voix. La plus triviale et quotidienne des expressions, par exemple : « il fait froid » vise conjointement un « maintenant que… ». Or pourquoi le Dasein, dans l’advocation de ce dont il se préoccupe, ex-prime-t-il conjointement, quoique le plus souvent en silence, un « maintenant que… » ou un « alors que… » ? Réponse : parce que l’advocation explicitante de… s’ex-prime conjointement elle-même, c’est-à-dire l’être circon-spectivement [408] compréhensif auprès de l’à-portée-de-la-main qui laisse faire encontre celui-ci en le découvrant, et parce que cet advoquer et ce discuter qui se co-explicite se fonde dans un présentifier et n’est possible que comme tel 1.

Le présentifier s’attendant-conservant s’explicite. Ce qui derechef n’est possible que parce que – en lui-même ekstatiquement ouvert – il est à chaque fois déjà ouvert pour lui-même et articulable dans l’explicitation compréhensive-parlante. C’est parce que la temporalité constitue ekstatico-horizontalement l’être-éclairci du Là, que, dès l’origine elle est toujours déjà explicitable – et ainsi reconnue – dans le Là. Le présentifier s’explicitant, autrement dit l’explicité advoqué dans le « maintenant », nous l’appelons le « temps ». Tout ce qui s’annonce ici, c’est que la temporalité, connaissable en tant qu’ekstatiquement ouverte, n’est de prime abord et le plus souvent connue que dans cet être-explicité préoccupé. Toutefois, la compréhensibilité et la connaissabilité « immédiates » du temps n’excluent pas qu’aussi bien la temporalité originaire comme telle que, aussi, l’origine se temporalisant en elle du temps ex-primé ne demeurent in-connues et non-conçues.

Que la structure de la databilité appartienne essentiellement à ce qui est explicité avec le « maintenant », le « alors » (futur) et le « alors » (passé), cela devient une preuve élémentaire de la provenance de cet explicité à partir de la temporalité s’explicitant. Disant « maintenant », nous comprenons toujours déjà conjointement, même sans le dire, un « (lors)que ceci est cela ». Pourquoi donc ? Parce que le « maintenant » explicite un présentifier d’étant. Dans le « maintenant que… » se trouve le caractère ekstatique du présent. La databilité du « maintenant », du « alors » (futur) et du « alors » (passé) n’est que le reflet de la constitution ekstatique de la temporalité, et c’est pourquoi elle est essentielle au temps ex-primé lui-même. La structure de databilité du « maintenant », du « alors » (futur) et du « alors » (passé) est l’attestation que ceux-ci ont la temporalité pour souche, qu’ils sont eux-mêmes du temps. L’ex-pression explicitante du « maintenant », du « alors » (futur) et du « alors » (passé) est l’indication la plus originaire du temps. Et s’il est vrai que le Dasein, dans l’unité ekstatique de la temporalité qui est comprise non-thématiquement et, comme telle, in-connaissablement dans la databilité, est à chaque fois déjà ouvert à lui-même comme être-au-monde, et que de l’étant intramondain, conjointement, est à chaque fois déjà découvert, alors le temps explicité a à chaque fois aussi déjà une datation à partir de l’étant qui fait encontre dans l’ouverture du Là : maintenant que… la porte bat : maintenant que… ce livre me fait défaut, etc.

Sur la base de cette même origine à partir de la temporalité ekstatique, les horizons [409] propres aux « maintenant » et aux « alors » ont eux aussi le caractère de la databilité, sous la forme d’un « aujourd’hui, où… », « plus tard, quand… », « auparavant, lorsque… »

Si le s’attendre, se comprenant dans le « alors » (futur), s’explicite, et, en tant que présentifier de ce à quoi il s’attend, se comprend à partir de son « maintenant », cela signifie que l’« indication » du « alors » (futur) contient déjà le « et maintenant pas encore ». Le s’attendre présentifiant comprend le « jusque là ». L’expliciter articule ce « jusque » (à savoir : « jusqu’à ce qu’il y ait le temps ») comme l’entre-temps, lequel a lui-même aussi bien son rapport de datation : car ce rapport vient à l’expression dans le « pendant ce temps ». Derechef, la préoccupation peut articuler attentivement le « pendant » en fournissant de nouvelles indications d’« alors » (futurs). Le « jusque » est subdivisé par un certain nombre de « depuis tel moment – jusqu’à tel moment », qui cependant sont « enveloppés » dans le projet attentif du « alors » primaire. Avec le comprendre attentif-présentifiant du « pendant », c’est le « durant » qui est articulé. Et cette « durée », à nouveau, est le temps manifeste dans le s’expliciter de la temporalité, temps qui est ainsi à chaque fois compris non-thématiquement dans la préoccupation comme « laps de temps ». Mais si le présentifier attentif-conservant « ex »-plicite un « durant » é-tendu, c’est uniquement parce qu’il est alors ouvert à soi comme l’être-é-tendu ekstatique de la temporalité historiale (quoique non connue comme telle). Or ici, justement, se manifeste une nouvelle spécificité du temps « indiqué » : non seulement le « durant » est tendu, mais encore tout « maintenant » et tout « alors » (futur ou passé) possède à chaque fois, avec la structure de databilité, une é-tendue d’« étendue » variable : « maintenant » : à la pause, au repas, le soir, en été ; « alors » (futur) : au petit déjeuner, lors d’une ascension, etc.

La préoccupation attentive-conservante-présentifiante se « laisse » ainsi du temps de telle ou telle manière, et elle se le donne en tant même que préoccupation, c’est-à-dire même sans – et préalablement à – aucune détermination spécifiquement computative de temps. Le temps, ici, se date à chaque fois au sein d’un mode du se-laisser-du-temps préoccupé à partir de ce dont le Dasein se préoccupe justement dans le monde ambiant et qu’il ouvre dans le comprendre affecté – bref à partir de ce que, « le jour durant », on fait. Et selon que le Dasein s’identifie attentivement au sujet de sa préoccupation, et, in-attentif à lui-même, s’oublie, son temps qu’il se « laisse » demeure lui aussi recouvert par cette guise du « laisser ». Dans le « se-laisser-vivre » quotidiennement préoccupé, le Dasein ne se comprend justement jamais comme courant le long d’une séquence continuellement perdurante de « maintenant » purs. Le temps que le Dasein se laisse a, sur la base de ce recouvrement, pour ainsi dire des trous. Souvent, si nous nous penchons sur le temps « employé », nous ne parvenons plus à reconstruire une « journée ». Cette in-cohérence du temps trouvé, [410] néanmoins, n’est point un morcellement, mais un mode de la temporalité à chaque fois déjà ouverte, ekstatiquement é-tendue. La guise selon laquelle le temps « laissé » « s’écoule » et le mode en lequel la préoccupation se l’indique plus ou moins expressément ne sauraient être expliqués de manière phénoménalement adéquate qu’à cette double condition : d’une part, tenir éloignée la « représentation » théorique d’un flux continu de maintenant ; d’autre part, s’aviser que les guises possibles en lesquelles le Dasein se donne et se laisse du temps doivent être déterminées à partir de la manière dont, conformément à ce qui est à chaque fois son existence, il « a » son temps.

Antérieurement, nous avons caractérisé l’exister authentique et inauthentique du point de vue des modes de la temporalisation de la temporalité qui le fonde. Conformément à cette analyse, l’ir-résolution de l’existence inauthentique se temporalise selon le mode d’un présentifier in-attentif-oublieux. L’ir-résolu se comprend à partir des événements et des ac-cidents qui font encontre et se pressent alternativement dans ce type de présentifier. Se perdant dans ce dont il se préoccupe, ou plutôt dans ce à quoi il s’affaire l’ir-résolu y perd son temps. D’où son discours caractéristique : « je n’ai pas le temps ». De même que l’existant inauthentique perd constamment du temps et n’en « a » jamais, de même la temporalité de l’existence authentique se caractérise-t-elle de façon privilégiée par le fait que, dans la résolution, elle ne perd jamais de temps et « a toujours le temps ». Car la temporalité de la résolution a, du point de vue de son présent, le caractère de l’instant. Le présentifier authentique de la situation propre à celui-ci n’a pas lui-même la direction, mais il est tenu dans l’avenir étant-été. L’existence instantanée se temporalise en tant qu’être-é-tendu destinalement total au sens du maintien authentique, historial du Soi-même. L’existence temporelle en ce sens a « constamment » son temps pour ce que la situation requiert d’elle. Mais du même coup, la résolution n’ouvre le Là que comme situation. Et c’est pourquoi ce qui est ouvert ne peut jamais faire encontre à qui est résolu de telle manière qu’il pourrait, sans s’y résoudre, y perdre son temps.

Si le Dasein facticement jeté peut « prendre » son temps ou le perdre, c’est uniquement parce qu’un « temps » est dévolu à lui en tant que temporalité ekstatiquement é-tendue, avec l’ouverture du Là fondée en celle-ci.

En tant qu’ouvert, le Dasein existe facticement selon la guise de l’être-avec avec autrui. Il se tient dans une compréhensivité publique, médiocre. Les « maintenant que… » et les « alors que… » explicités et ex-primés dans l’être-l’un-avec-l’autre quotidien sont fondamentalement compris, même s’ils ne sont univoquement datés que dans certaines [411] limites. Dans l’être-l’un-avec-l’autre « prochain », plusieurs peuvent dire ensemble « maintenant », chacun datant alors différemment le « maintenant » qu’il ex-prime maintenant que ceci ou cela se produit. Le « maintenant » ex-primé est dit par chacun dans la publicité de l’être-l’un-avec-l’autre-au-monde. Le temps explicité, ex-primé de chaque Dasein est par suite aussi à chaque fois déjà publié comme tel sur la base de son être-au-monde ekstatique. Or dans la mesure où la préoccupation quotidienne se comprend à partir du « monde » dont elle se préoccupe, elle ne connaît pas le « temps » qu’elle prend comme sien, mais, préoccupée qu’elle est de lui, elle se sert du temps qu’« il y a », avec lequel on compte. Mais la publicité du « temps », au fur et à mesure que le Dasein factice se préoccupe expressément de lui, ne va devenir que plus insistante lorsque celui-ci en tiendra proprement compte.

  1. Cf. supra, [§33->art40], p. [154] sq.[]