Être et temps : § 78. L’incomplétude de l’analyse temporelle précédente du Dasein.

Afin de manifester que et comment la temporalité constitue l’être du Dasein, nous avons montré que l’historialité comme constitution d’être de l’existence est « en son fond » temporalité. L’interprétation du caractère temporel de l’histoire s’est accomplie sans égard pour le « fait » que tout provenir se déroule « dans le temps ». À la compréhension quotidienne du Dasein, qui ne connaît facticement toute histoire qu’en tant que devenir « intratemporel », notre analyse temporalo-existentiale de l’historialité a refusé la parole. Mais si l’analytique existentiale doit justement rendre le Dasein ontologiquement transparent en sa facticité, il faut aussi que son droit soit expressément restitué à l’explicitation « ontico-temporelle » factice de l’histoire. Le temps « où » de l’étant fait encontre requiert d’autant plus nécessairement une analyse fondamentale, que, en dehors de l’histoire, les processus naturels sont eux aussi déterminés « par le temps ». Néanmoins, plus élémentaire encore que cette circonstance : le « facteur temps » intervient dans les sciences de l’histoire et de la nature est le fait que le Dasein, avant même toute recherche thématique, « compte avec le temps » et s’oriente sur lui. Et ici, de nouveau, ce qui apparaît décisif, c’est ce « compte » du Dasein « avec son temps » qui est antérieur à tout usage d’un instrument spécialement destiné à la détermination du temps. Celui-là précède celui-ci, et c’est donc lui qui rend pour la première fois possible quelque chose comme un usage d’horloges.

Existant facticement, le Dasein, à chaque fois, « a » ou n’« a » pas « le temps ». Il prend « le temps de… » Or pourquoi le Dasein prend-il « du temps » et pourquoi peut-il le « perdre » ? Où prend-il le temps ? Comment ce temps se rapporte-t-il à la temporalité du Dasein ?

Le Dasein factice tient compte du temps sans comprendre existentialement la temporalité. Avant même de poser la question de savoir ce que cela signifie : de l’étant est « dans le temps », le comportement élémentaire du « compter » avec le temps a donc besoin d’être éclairci. Or tout comportement du Dasein doit être interprété à partir de son être, [405] c’est-à-dire de la temporalité. Il faut montrer comment le Dasein comme temporalité temporalise un comportement qui se rapporte de telle manière au temps qu’il tient compte de lui. Par suite, la caractérisation de la temporalité que nous avons donnée jusqu’à maintenant n’est pas seulement en général incomplète, dans la mesure où nous n’avons pas pris garde à toutes les dimensions du phénomène, mais elle est fondamentalement lacunaire, puisqu’il appartient à la temporalité elle-même quelque chose comme un temps-du-monde au sens strict du concept temporalo-existential du monde. Comment cela est-il possible, pourquoi est-ce nécessaire ? Voilà ce qui doit être rendu compréhensible. Ainsi le « temps » vulgaire bien connu « où » survient l’étant, et, avec lui, l’intratemporalité de cet étant, recevront-ils un éclairage.

Le Dasein qui, chaque jour, prend le temps, trouve tout d’abord le temps à même l’étant à-portée-de-la-main et sous-la-main qui lui fait encontre à l’intérieur du monde. Le temps ainsi « expérimenté », il le comprend dans l’horizon de la compréhension prochaine de l’être, c’est-à-dire lui-même comme quelque chose de sous-la-main en quelque manière. Comment et pourquoi en arrive-t-on à l’élaboration du concept vulgaire du temps, c’est ce qui exige d’être éclairci à partir de la constitution d’être, temporellement fondée, du Dasein préoccupé du temps. Le concept vulgaire de temps doit sa provenance à un nivellement du temps originaire. La monstration de cette origine du concept vulgaire de temps servira donc de justification à l’interprétation, antérieurement accomplie, de la temporalité comme temps originaire.

Dans l’élaboration du concept vulgaire de temps se manifeste une hésitation remarquable sur la question de savoir s’il convient d’attribuer au temps un caractère « subjectif » ou « objectif ». Même lorsqu’on le conçoit comme étant en soi, on ne laisse pas de l’assigner de manière privilégiée à l’« âme », et, au contraire, lorsqu’il est doué d’un caractère « conscient », il fonctionne pourtant « objectivement ». Dans l’interprétation du temps par Hegel, l’une et l’autre possibilités sont portées à une certaine assomption. Hegel s’efforce de déterminer la connexion entre « temps » et « esprit » afin de faire comprendre par là pourquoi l’esprit comme histoire « tombe dans le temps ». Dans son résultat, l’interprétation précédente de la temporalité du Dasein et de l’appartenance à elle du temps-du-monde parait converger avec celle de Hegel. Cependant, comme la présente analyse du temps se distingue fondamentalement de Hegel dès le point de départ, et comme elle est orientée par son but propre – à savoir son intention fondamental-ontologique – en sens contraire de la sienne, une brève exposition de la conception hegélienne de la relation entre temps et esprit pourra n’être pas inutile pour clarifier – et conclure provisoirement – l’interprétation ontologico-existentiale de la temporalité du Dasein, du temps-du-monde et de l’origine du concept vulgaire de temps. [406] La question de savoir si et comment un « être » échoit au temps, pourquoi et en quel sens nous l’appelons « étant », ne peut recevoir réponse que s’il est montré en quelle mesure la temporalité elle-même, dans le tout de sa temporalisation, rend possible quelque chose comme une compréhension de l’être et une advocation de l’étant. Par suite, le plan de ce chapitre sera celui-ci : la temporalité du Dasein et la préoccupation du temps ([§79->art92]) ; le temps de la préoccupation et l’intratemporalité ([§80->art93]) ; l’intratemporalité et la genèse du concept vulgaire de temps ([§81->art94]) ; dissociation de la connexion ontologico-existentiale de la temporalité, du Dasein et du temps-du-monde par rapport à la conception hegélienne de la relation entre temps et esprit ([§82->art95]) ; l’analytique temporalo-existentiale du Dasein et la question fondamental-ontologique du sens de l’être en général ([§83->art96]).