Que l’enquête historique, comme toute science, soit à chaque fois et facticement « dépendante », en tant que mode d’être du Dasein, de la « conception du monde dominante », il n’est pas besoin d’y insister. Néanmoins, par-delà ce fait, il est nécessaire de s’enquérir de la possibilité ontologique de l’origine des sciences à partir de la constitution d’être du Dasein. Or cette origine est encore fort peu claire. Dans le cadre présent, l’analyse ne se doit que de dégager sommairement l’origine existentiale de l’enquête historique, autant qu’il est requis pour que vienne encore plus clairement en lumière l’historialité du Dasein et son enracinement dans la temporalité.
Si l’être du Dasein est fondamentalement historial, alors, manifestement, toute science factice demeure rattachée à ce provenir. Néanmoins, si la science historique a l’historialité du Dasein pour présupposition, c’est également d’une autre manière, spécifique et privilégiée.
On pourrait essayer, de prime abord, de préciser ce rapport en soulignant que l’enquête historique en tant que science de l’histoire du Dasein doit nécessairement avoir l’étant originairement historial pour « présupposition » en tant que son « objet » possible. Seulement, il ne suffit pas que l’histoire soit pour qu’un objet historique devienne accessible ; d’autre part, la connaissance historique n’est pas seulement historiale en tant que conduite provenante du Dasein, mais l’ouverture historique de l’histoire est en elle-même enracinée de par sa structure ontologique, qu’elle s’accomplisse ou non facticement, dans l’historialité du Dasein. C’est là ce que signifie l’expression d’origine existentiale de l’enquête historique à [393] partir de l’historialité du Dasein. Mettre cette origine au jour, cela veut dire méthodiquement : projeter ontologiquement l’idée de l’enquête historique à partir de l’historialité du Dasein. En revanche, il ne s’agit alors nullement d’« abstraire » le concept de l’enquête historique à partir d’une activité actuellement factice de la science, ou de l’identifier à elle. Car qu’est-ce qui nous garantit, au fond, que ces procédures factices représentent effectivement l’enquête historique envisagée selon ses possibilités originaires et authentiques ? Et en serait-il même ainsi – ce que nous nous abstenons de trancher -, il reste que le concept en question ne pourrait être « découvert » sur le fait en question qu’au fil conducteur de l’idée déjà comprise de l’enquête historique. Mais à l’inverse, il ne suffit nullement, pour que l’idée existentiale de l’enquête historique obtienne un droit supérieur, que l’historien nous confirme que son comportement factice est en accord avec elle, et elle ne devient pas non plus « fausse » sous prétexte qu’il y contredit.
L’idée de l’enquête historique comme science implique qu’elle se soit saisie de l’ouverture de l’étant historial comme d’une tâche propre. Toute science se constitue primairement par la thématisation. Ce qui, dans le Dasein comme être-au-monde ouvert, est connu préscientifiquement est projeté vers son être spécifique. Avec un tel projet se délimite la région de l’étant considéré. Les accès à lui reçoivent ainsi leur « direction » méthodique, la structure de la conceptualité de l’explicitation obtient ainsi sa pré-esquisse. Si, réservant la question de la possibilité d’une « histoire du présent », nous assignons pour tâche à l’enquête historique l’ouverture du « passé », la thématisation historique de l’histoire n’est alors possible que si en général du « passé » est à chaque fois déjà ouvert. Même abstraction faite de la question de savoir si sont disponibles des sources suffisantes pour une re-présentation du passé, il faut bel et bien qu’en général le chemin vers lui soit en général ouvert pour que le retour historique vers lui soit possible. Or le sens de telles requêtes et la possibilité d’y satisfaire sont rien moins qu’évidents.
Mais pour autant que l’être du Dasein est historial, c’est-à-dire qu’il est ouvert, sur le fondement de la temporalité ekstatico-horizontale, en son être-été, la thématisation du « passé » accomplissable dans l’existence a la voie libre. Et parce que le Dasein – et le Dasein seul – est originairement historial, il faut que ce que la thématisation historique propose comme objet possible à la recherche possède le mode d’être du Dasein ayant-été-Là. Avec le Dasein factice comme être-au-monde est à chaque fois aussi l’histoire du monde. Que le Dasein ne soit plus Là, et le monde, lui aussi, est ayant-été-Là, et à cela ne contrevient [394] point le fait que l’à-portée-de-la-main auparavant intramondain ne passe pas encore, et, en tant que non-passé du monde qui a été Là, est « historiquement » trouvable pour un présent.
Des restes encore sous-la-main, des monuments, des récits, sont un « matériel » possible pour l’ouverture concrète du Dasein ayant-été-Là. De tels étants ne peuvent devenir matériau historique que parce qu’ils ont, selon leur mode d’être propre, un caractère mondo-historial. D’autre part, ils ne deviennent matériau que pour autant qu’ils sont d’emblée compris en leur intramondanéité. Le monde déjà projeté se détermine par l’interprétation du matériau mondo-historial « conservé ». Ce n’est nullement la récollection, l’examen et la mise en sûreté du matériau qui met en route le retour au « passé » : bien plutôt présuppose-t-il déjà l’être historial pour le Dasein ayant-été-Là, c’est-à-dire l’historialité de l’existence de l’historien. C’est celle-ci qui fonde existentialement l’enquête historique comme science jusqu’en ses procédures « artisanales » les plus inapparentes 1.
Si l’enquête historique s’enracine ainsi dans l’historialité, il doit être également possible de déterminer à partir de là ce qui est « à proprement parler » objet de cette enquête. La délimitation du thème originaire de l’enquête historique devra s’accomplir en prenant mesure sur l’historialité authentique et le mode à elle propre d’ouverture de ce qui a été Là, la répétition. Celle-ci comprend le Dasein qui a été Là en sa possibilité authentique étant-été. La « naissance » de l’enquête historique à partir de l’historialité authentique signifiera donc ceci : la thématisation primaire de l’objet historique projette le Dasein ayant-été-Là vers sa possibilité la plus propre d’existence. Serait-ce alors que l’enquête historique doit avoir le possible pour thème ? Et toute son « intention » n’est-elle pas au contraire tournée vers les « faits », vers ce qui a été en tant qu’il a été factuellement ?
Mais qu’est-ce que cela veut dire : le Dasein est « factuel » ? Si le Dasein n’est « à proprement parler » effectif que dans l’existence, alors sa « factualité » se constitue justement dans le se-projeter résolu vers un pouvoir-être choisi. Par suite, ce qui a à proprement parler été-Là « en fait », c’est la possibilité existentielle en laquelle se déterminèrent facticement un destin, un co-destin et une histoire du monde. L’existence n’étant jamais que comme facticement jetée, l’enquête historique ouvrira de manière d’autant plus pénétrante la force tranquille du possible qu’elle comprendra plus simplement et concrètement l’être-été-au-monde à partir de sa possibilité et se « bornera » à le présenter comme tel.
[395] Si l’enquête historique, naissant elle-même de l’historialité authentique, dévoile répétitivement le Dasein ayant-été-Là en sa possibilité, alors elle a aussi et déjà manifesté l’« universel » dans l’unique. La question de savoir si l’enquête historique n’a pour objet que la série des événements uniques, « individuels », ou aussi des « lois », est donc radicalement aberrante. Ce qui constitue son thème, ce n’est ni ce qui s’est produit une seule fois, ni un universel flottant au-dessus de lui, mais la possibilité étant-été de manière facticement existante. Et celle-ci n’est point répétée comme telle, c’est-à-dire comprise de manière authentiquement historique, si elle est travestie en un pâle modèle supra-temporel. Seule l’historialité authentique factice peut, en tant que destin résolu, ouvrir de telle sorte l’histoire ayant-été-Là que, dans la répétition, la « force » du possible rejaillit sur l’existence factice, c’est-à-dire ad-vient à elle en son être-avenant. Par suite l’enquête historique prend tout aussi peu que l’historialité du Dasein an-historique son point de départ dans le « présent » et dans ce qui n’est « effectif » qu’aujourd’hui, pour ne tâtonner qu’à partir de là vers un passé – non, même l’ouverture historique se temporalise à partir de l’avenir. La « sélection » de ce qui doit devenir pour l’enquête son possible objet est déjà impliquée dans le choix factice, existentiel de l’historialité du Dasein, choix d’où seulement l’enquête prend naissance et où seulement elle est.L’ouverture historique, fondée dans la répétition destinale, du « passé » est si peu « subjective » que c’est elle seule au contraire qui garantit l’« objectivité » de l’enquête historique. Car l’objectivité d’une science se règle primairement sur ce critère : est-elle capable d’ap-porter à découvert au comprendre l’étant thématique concerné selon l’originarité de son être. Il n’est point de science où la « validité universelle » des normes et les revendications d’« universalité » élevées par le On et son entente puissent moins s’imposer comme critères de la « vérité » que dans l’enquête historique authentique.
C’est seulement parce que le thème central de l’enquête historique est à chaque fois la possibilité de l’existence ayant-été-Là, c’est seulement parce que celle-ci, facticement, existe toujours de manière mondo-historiale, qu’elle peut exiger d’elle-même une orientation inexorable sur les « faits ». C’est pourquoi la recherche factice se ramifie, faisant de l’histoire des outils, des ouvrages, de la culture, de l’esprit, des idées, son objet. En même temps, l’histoire est en elle-même chaque fois, en tant qu’elle se délivre, incluse dans un être-explicité à elle propre, qui a lui-même son histoire, de telle sorte, que le plus souvent, l’enquête historique ne peut percer jusqu’à ce qui a-été-Là qu’en traversant l’histoire de la tradition. À cela tient le fait que la recherche historique concrète peut se rapporter à son thème [396] propre dans une proximité variable. L’historien qui se « lance » d’emblée dans la « conception du monde » d’une époque n’a point encore prouvé pour autant qu’il comprend son objet de manière authentiquement historiale, et pas seulement « esthétique » ; et à l’inverse, l’existence d’un historien qui « ne fait qu’ » éditer des sources peut être déterminée par une historialité authentique.
C’est ainsi que la prédominance d’un intérêt historique différencié jusqu’aux cultures les plus lointaines et les plus primitives n’est pas encore en soi, elle non plus, une preuve en faveur de l’historialité authentique d’un « temps ». En fin de compte, le surgissement du problème de l’« historicisme » est le signe le plus clair que l’enquête historique du Dasein ne demande qu’à s’aliéner de son historialité authentique. Car celle-ci n’a point nécessairement besoin d’enquête historique. Telle époque, sous prétexte qu’elle est an-historique, n’est point comme telle déjà aussi an-historiale.
La possibilité que l’enquête historique présente « pour la vie » une « utilité » ou des « inconvénients » se fonde dans le fait que la vie même est historiale à la racine de son être, et qu’elle s’est par suite à chaque fois déjà décidée, en tant que facticement existante, pour une historialité authentique ou inauthentique. Nietzsche, dans la deuxième de ses Considération intempestives (1874) a reconnu, et a dit avec autant de netteté que de pénétration l’essentiel au sujet de « l’utilité et les inconvénients de la science historique pour la vie ». Il y distingue trois sortes d’enquête historique : la monumentale, l’antiquaire et la critique, mais sans pour autant mettre en lumière de manière expresse la nécessité de cette trinité et le fondement de son unité. La triplicité de l’enquête historique est pré-dessinée dans l’historialité du Dasein, et celle-ci permet en même temps de comprendre dans quelle mesure l’enquête historique authentique doit nécessairement être l’unité facticement concrète de ces trois possibilités. La division citée de Nietzsche ne doit rien au hasard, et le commencement de sa deuxième Considération laisse présumer qu’il comprenait plus qu’il n’en disait.
En tant qu’historial, le Dasein n’est possible que sur le fondement de la temporalité. Celle-ci se temporalise dans l’unité ekstatico-horizontale de ses échappées. Le Dasein n’existe, en tant qu’avenant, authentiquement que dans l’ouvrir résolu d’une possibilité choisie. Revenant à soi dans la résolution, il est répétitivement ouvert pour les possibilités « monumentales » de l’existence humaine. L’enquête historique provenant d’une telle historialité est « monumentale ». Le Dasein, en tant qu’étant-été, est remis à son être-jeté.
Dans l’appropriation répétitive du possible est en même temps pré-dessinée la possibilité de la préservation honorifique de l’existence ayant-été-Là, existence où la possibilité saisie est [397] devenue manifeste. En tant même que monumentale l’enquête historique authentique est donc par conséquent « antiquaire ». Le Dasein se temporalise dans l’unité de l’avenir et de l’être-été en tant que présent. Celui-ci ouvre – à savoir en tant qu’instant – authentiquement l’aujourd’hui. Mais dans la mesure où celui-ci est explicité à partir du comprendre avenant-répétant d’une possibilité saisie d’existence, l’enquête historique authentique devient la dé-présentification de l’aujourd’hui, autrement dit la douleur de se délier de la publicité échéante de l’aujourd’hui. L’enquête historique monumentale-antiquaire est nécessairement, en tant qu’authentique, critique du « présent ». L’historialité authentique est le fondement de la possible unité des trois guises de l’enquête historique. Mais le fondement du fondement de l’enquête historique authentique est la temporalité en tant que sens d’être existential du souci.
La présentation concrète de l’origine historialo-existentiale de l’enquête historique s’accomplit dans l’analyse de la thématisation qui constitue cette science. La thématisation historique a sa pièce essentielle dans l’élaboration de la situation herméneutique qui s’ouvre, avec la décision du Dasein historialement existant, à l’ouverture répétitrice de ce qui a-été-Là. C’est à partir de l’ouverture (« vérité ») authentique de l’existence historiale que doit être exposée la possibilité et la structure de la vérité historique. Mais comme les concepts fondamentaux des sciences historiques, qu’ils concernent leurs objets ou leurs modes de traitement, sont des concept d’existence, la théorie des sciences de l’esprit a pour présupposé une interprétation thématiquement existentiale de l’historialité du Dasein. Tel est le but constant dont tente de se rapprocher le travail de recherche de W. Dilthey, et qui est éclairé d’un jour plus vif par les idées du comte Yorck von Wartenburg.
- Sur la constitution du comprendre historique, cf. E. SPRANGER, « Zur Theorie des Verstehens und zur geisteswissenschaftlichen Psychologie » [« Sur la théorie du comprendre et la psychologie des sciences l’esprit »] , dans la Festschrift J. Volkelt, 1918, p. 357 sq.[↩]