L’analyse de la temporalité de la préoccupation a montré que les structures essentielles de la constitution fondamentale du Dasein, qui avaient été interprétées avant le dégagement de la temporalité et avec l’intention d’introduire à celle-ci, doivent elles-mêmes être existentialement reprises dans la temporalité. À son point de départ, l’analytique n’avait pas choisi pour thème une possibilité déterminée, insigne d’existence du Dasein, mais elle s’orientait sur la guise inapparente, moyenne de son exister. Nous appelons le mode d’être où le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent, la quotidienneté 1.
Quel est le sens de ce que cette expression délimite fondamentalement et ontologiquement ? Voilà qui est demeuré obscur. Du reste, au début de notre recherche, aucune voie ne s’est même offerte pour élever au rang de problème le sens ontologico-existential de la quotidienneté. Or dorénavant, le sens d’être du Dasein a été mis au jour comme temporalité. Un doute peut-il alors encore subsister quant à la signification temporalo-existentiale du titre de « quotidienneté » ? Certes non, ce qui n’empêche, pourtant, que nous ne demeurions fort éloignés d’un concept ontologique de ce phénomène. La question reste même entière de savoir si l’explicitation de la temporalité qui a été jusqu’ici accomplie peut suffire à délimiter le sens existential de la quotidienneté.
C’est pourtant manifeste : la quotidienneté désigne le mode d’exister où le Dasein se tient « tous les jours ». Certes, le « tous les jours » ne signifie pas la somme des « jours » qui sont dévolus au Dasein durant son « temps de vie », et cependant, même si le « tous les jours » ne doit pas être compris de manière calendaire, il n’en reste pas moins qu’une telle déterminité temporelle reste attachée à la signification du « quotidien ». Néanmoins, ce que l’expression quotidienneté désigne primairement, c’est un certain comment de l’existence, qui régit « sa vie durant » le Dasein. Dans les analyses antérieures, nous nous sommes souvent servi de la double expression « de prime abord et le plus souvent ». « De prime abord » signifie : la guise en laquelle le Dasein, dans l’être-l’un-avec-l’autre de la publicité, est « manifeste », même si « dans le fond » il a justement pu « surmonter » existentiellement la quotidienneté ; « le plus souvent » signifie : la guise en laquelle le Dasein se montre non certes toujours, mais « régulièrement » à tout un chacun.
La quotidienneté désigne le comment conformément auquel le Dasein « vit au jour le jour », soit dans toutes ses conduites, soit seulement dans certaines, qui lui sont pré-dessinées par l’être-l’un-avec-l’autre. À ce comment appartient en outre la complaisance dans l’habitude, celle-ci le contraindrait-elle même à des choses qui lui sont pénibles ou lui [371] « répugnent ». Le lendemain auquel la préoccupation quotidienne demeure attentive est l’« éternel hier ». Ce que le jour apporte, la quotidienneté comme simple alternance monotone l’a déjà repris. La quotidienneté détermine le Dasein même lorsqu’il ne s’est pas choisi le On pour « héros ».
Pourtant, ces caractères variés de la quotidienneté ne font nullement d’elle un simple « aspect » qu’offrirait le Dasein lorsque « l’on considère » les faits et gestes des hommes. La quotidienneté est une guise d’être, à laquelle appartient d’ailleurs la manifesteté publique. Mais, en tant que guise de son propre exister, la quotidienneté est également plus ou moins « connue » de tout Dasein « singulier », et cela grâce à l’affection de l’a-tonie blafarde. Le Dasein, dans la quotidienneté, peut « souffrir » sourdement, il peut sombrer dans sa torpeur, ou bien s’y dérober en cherchant à se distraire de sa distraction première dans ses activités. L’existence peut se rendre également maîtresse dans l’instant – et seulement bien entendu, « pour un instant » – du quotidien, mais jamais elle ne peut l’éteindre.
Ce qui, dans l’être-explicité factice du Dasein, est si bien connu ontiquement que nous n’y prêtons même pas attention ajoute pourtant, si on le considère ontologico-existentialement, l’énigme à l’énigme. L’horizon « naturel » de l’amorçage premier de l’analytique existentiale du Dasein ne va qu’apparemment de soi.
Est-ce à dire que nous nous trouvions maintenant, après notre interprétation de la temporalité, mieux en mesure de délimiter existentialement la structure de la quotidienneté ? Ou bien ce phénomène troublant ne contribue-t-il pas bien plutôt à manifester l’insuffisance de notre explication antérieure de la temporalité ? N’avons-nous pas jusqu’ici fixé constamment le Dasein dans certaines situations déterminées, et, « conséquemment », manqué d’apercevoir que le Dasein, vivant au jour le jour, ne s’en étend pas moins « temporellement » dans la suite de ces jours ? La monotonie, l’habitude, le « aujourd’hui comme hier et demain comme aujourd’hui », le « le plus souvent » – autant de phénomènes qu’il est exclu de saisir sans faire retour vers l’extension « temporelle » du Dasein.
Plus encore : le fait que, tout en passant son temps, il tienne au jour le jour compte du « temps » et qu’il règle un tel « calcul » grâce à l’astronomie et au calendrier, n’appartient-il pas tout aussi essentiellement au Dasein existant ? C’est seulement si nous parvenons à intégrer à notre interprétation de la temporalité du Dasein son « provenir » quotidien, ainsi que le compte du « temps » dont il se préoccupe en un tel provenir, que notre orientation sera assez ample pour nous permettre d’élever le sens ontologique de la quotidienneté comme telle au rang de problème. Toutefois, comme ce n’est rien d’autre, sous le titre de la quotidienneté, [372] qui est visé que la temporalité elle-même, et que c’est celle-ci qui possibilise l’être du Dasein, la délimitation conceptuelle suffisante de la quotidienneté ne pourra s’accomplir que dans le cadre de l’élucidation fondamentale du sens de l’être en général et de ses possibles modifications.