Être et temps : §70. La temporalité de la spatialité propre au Dasein.

Bien que l’expression « temporalité » ne signifie point ce que le discours sur « l’espace et le temps » comprend comme temps, il semble pourtant que la spatialité, elle aussi, constitue une déterminité fondamentale du Dasein, au même titre que la temporalité elle-même. Du coup, l’analyse temporalo-existentiale, lorsqu’elle aborde la spatialité du Dasein, semble atteindre une limite – de telle sorte que cet étant que nous appelons Dasein doit être advoqué et comme « temporel » et « aussi » comme spatial. Nous demandons : le phénomène que nous avons découvert au titre de spatialité propre au Dasein et dont nous avons mis en évidence l’appartenance à l’être-au-monde [Cf. supra, [§22->art29], [§23->art30], [§24->art31], p. [101] sq.]] impose-t-il un coup d’arrêt à l’analyse temporalo-existentiale du Dasein ?

Que le fait de parler, au cours de l’interprétation existentiale, d’une déterminité « spatio-temporelle » du Dasein ne puisse signifier que cet étant se trouve « dans l’espace et aussi dans le temps », c’est ce qu’il n’est plus besoin d’élucider. La temporalité est le sens d’être du souci. La constitution du Dasein et ses guises d’être ne sont ontologiquement possibles que sur la base de la temporalité, abstraction faite de ce que cet étant survient – ou non – « dans le temps ». Mais alors, il faut que la spatialité spécifique du Dasein, elle aussi, se fonde dans la temporalité. D’un autre côté, la monstration que cette spatialité n’est existentialement possible que par la temporalité ne saurait avoir pour but de déduire l’espace du temps, voire de le dissoudre en pur temps. Si la spatialité du Dasein est « embrassée » par la temporalité dans le sens d’une dérivation existentiale, cette connexion – qu’il nous faudra clarifier dans la suite – est alors elle-même différente de la primauté du temps sur l’espace entendue au sens du Kant. Que les représentations empiriques de l’étant sous-la-main « dans l’espace » se déroulent, en tant qu’événements psychiques, « dans le temps », et que le « physique » survienne ainsi lui aussi médiatement « dans le temps » cela ne constitue nullement une interprétation ontologico-existentiale de l’espace en tant que forme de l’intuition, mais n’est que la constatation ontique du déroulement du psychiquement sous-la-main « dans le temps ».

Il convient donc de s’enquérir ontologico-existentialement des conditions temporelles de possibilité de la spatialité propre au Dasein, qui, à son tour, fonde la découverte de l’espace intramondain. Tout d’abord, nous devons rappeler en quelle guise le Dasein est spatial. Spatial, le Dasein ne pourra l’être qu’en tant que souci, au sens de l’exister facticement échéant. Négativement, cela signifie : le Dasein n’est jamais – ni jamais de prime abord – [368] sous-la-main dans l’espace. Il ne remplit pas, comme une chou ou un outil réel, une portion d’espace, de telle manière que sa limite par rapport à l’espace qui l’entoure ne soit elle-même qu’une détermination spatiale de l’espace. Le Dasein occupe – au sens littéral du terme – de l’espace. Il n’est en aucune manière seulement sous-la-main dans la portion d’espace que le corps propre occupe. Existant, il s’est à chaque fois déjà aménagé un espace de jeu. À chaque fois, il détermine son lieu propre de telle manière qu’il revient à partir de l’espace aménagé vers la « place » qu’il a prise. Pour pouvoir dire que le Dasein est sous-la-main à un emplacement de l’espace, nous devons d’abord nécessairement envisager cet étant de manière ontologiquement inadéquate. La différence entre la « spatialité » d’une chose étendue et celle du Dasein ne consiste pas non plus en ce que celui-ci a un savoir de l’espace ; car l’occupation d’espace est si peu identique à un « représenter » du spatial que celui-ci présuppose au contraire celle-là. La spatialité du Dasein ne saurait non plus être explicitée comme une imperfection attachée à l’existence sur la base de la fatale « liaison de l’esprit avec un corps ». Bien plutôt est-ce, et est-ce seulement parce que le Dasein est « spirituel » qu’il peut être spatial selon une guise qui demeure essentiellement impossible à une chose-corps étendue.

Le s’aménager du Dasein est constitué par l’orientation et l’é-loignement. Comment ceux-ci sont-ils existentialement possibles sur la base de la temporalité du Dasein ? Il ne nous incombe ici d’indiquer brièvement la fonction fondatrice de la temporalité pour la spatialité du Dasein qu’autant qu’il est nécessaire pour nos élucidations ultérieures de l’« accouplement » de l’espace et du temps. À l’aménagement du Dasein appartient la découverte orientée de quelque chose comme une contrée. Par cette expression, nous visons de prime abord le vers-où de la possible pertinence de l’outil à-portée-de-la-main dans le monde ambiant emplaçable. Tandis qu’un outil est trouvé, manié, déplacé, évacué, une contrée est déjà découverte. L’être-au-monde préoccupé est orienté – s’orientant. La pertinence a un rapport essentiel à la tournure. Elle se détermine toujours facticement à partir du complexe de tournure de l’étant offert à la préoccupation. Les rapports de tournure ne sont compréhensibles que dans l’horizon du monde ouvert. De même, c’est seulement son caractère d’horizon qui possibilise l’horizon spécifique du vers-où de la pertinence au sein d’une contrée. La découverte s’orientant de la contrée se fonde dans un s’attendre ekstatiquement conservant du vers-là-bas et du vers-ici possible. Le s’aménager, en tant que s’attendre orienté à une contrée, est cooriginairement un rapprocher (é-loigner) d’étant à-portée-de-la-main et sous-la-main. C’est depuis la contrée pré-découverte que la [369] préoccupation, en é-loignant, revient vers le plus proche. L’approchement, ainsi que l’appréciation et la mesure des distances à l’intérieur du sous-la-main intramondain é-loigné, se fondent dans un présentifier qui appartient à l’unité de la temporalité en laquelle également l’orientation est possible.

Comme le Dasein en tant que temporalité est en son être ekstatico-horizontal, il peut facticement et constamment s’approprier un espace aménagé. Par rapport à cet espace ekstatiquement occupé, le « ici » de la situation à chaque fois factice ne signifie jamais un emplacement spatial, mais l’espace de jeu, ouvert dans l’orientation et l’é-loignement, de la sphère de la totalité d’outils offerte à la préoccupation prochaine.

Dans l’approchement qui rend possible un maniement et une occupation « identifiées à la chose », s’annonce la structure essentielle du souci, l’échéance. Sa constitution temporalo-existentiale se caractérise proprement par ceci qu’en elle, et ainsi également dans l’approchement « présentement » fondé, l’oubli attentif saute derrière le présent. Dans la présentification approchante de quelque chose depuis son « de-là-bas », le présentifier, oubliant le là-bas, se perd en soi-même. De là vient que, si la « considération » de l’étant intramondain s’engage à partir d’un tel présentifier, naît l’apparence selon laquelle il n’y aurait « d’abord » qu’une chose sous-la-main – sous-la-main ici, certes, mais dans un espace indéterminé.

C’est seulement sur la base de la temporalité ekstatico-horizontale qu’est possible l’irruption du Dasein dans l’espace. Le monde n’est pas sous-la-main dans l’espace ; celui-ci, néanmoins, ne se laisse découvrir qu’à l’intérieur d’un monde. La temporalité ekstatique de la spatialité propre au Dasein rend précisément compréhensible l’indépendance de l’espace par rapport au temps, mais aussi, inversement, la « dépendance » du Dasein vis-à-vis de l’espace, qui se manifeste dans ce phénomène bien connu que l’auto-explicitation du Dasein et le fonds de significations de la langue est en général largement régi par des « représentation spatiales ». Cette primauté du spatial dans l’articulation des significations et des concepts n’a pas son fondement dans une puissance spécifique de l’espace, mais dans le mode d’être du Dasein. Essentiellement échéante, la temporalité se perd dans le présentifier et elle ne se comprend pas seulement circon-spectivement à partir de l’à-portée-de-la-main pour la préoccupation, mais elle emprunte à ce que le présentifier y rencontre constamment comme présent, c’est-à-dire aux relations spatiales, les fils conducteurs pour l’articulation de ce qui est compris et explicité dans le comprendre en général.