Atteindre sa totalité dans la mort, pour le Dasein, c’est en même temps perdre l’être du Là. Le passage au ne-plus-être-Là ôte justement au Dasein la possibilité d’expérimenter ce passage et de le comprendre en tant qu’il l’expérimente. Cependant, quand bien même cela peut demeurer interdit à chaque Dasein par rapport à lui-même, la mort des autres ne s’en impose que plus fortement à lui. Un achèvement du Dasein devient alors « objectivement » accessible. Le Dasein peut, et cela d’autant plus qu’il est essentiellement être-avec d’autres, obtenir une expérience de la mort. Cette donation « objective » de la mort doit alors nécessairement rendre également possible une délimitation ontologique de la totalité du Dasein. [238] Nous demandons : est-ce que cette solution obvie, puisée dans le mode d’être du Dasein comme être-l’un-avec-l’autre, qui consiste à choisir l’achèvement du Dasein d’autrui comme thème de remplacement pour l’analyse de la totalité du Dasein, peut conduire au but qu’on s’est proposé ?
Le Dasein des autres, avec la totalité qu’il atteint dans la mort, est lui aussi un ne-plus-être-Là au sens d’un ne-plus-être-au-monde. Mourir, cela ne signifie-t-il pas quitter le monde, perdre l’être-au-monde ? Néanmoins, le ne-plus-être-au-monde du mort, si on le comprend de manière extrême, est un être au sens de l’être sans plus sous-la-main d’une chose corporelle qui fait encontre. Dans le mourir des autres peut être expérimenté le remarquable phénomène d’être qui se laisse déterminer comme virage d’un étant du mode d’être du Dasein (ou de la vie) au ne-plus-être-Là. La fin de l’étant comme Dasein est le commencement de cet étant comme sous-la-main.
Et pourtant, cette interprétation du virage du Dasein au sans plus sous-la-main manque la réalité phénoménale qui est à penser dans la mesure où l’étant qui ne fait plus que subsister ne devient pas pour autant pure chose corporelle. Même le cadavre sous-la-main, considéré théoriquement, demeure encore un objet possible d’anatomie pathologique, discipline dont la tendance compréhensive reste orientée sur l’idée de la vie. Ce qui n’est plus que sous-la-main est « davantage » qu’une chose matérielle inerte. Ce qui fait encontre avec cet étant, c’est de l’in-animé en ce sens qu’il a perdu la vie.
Toutefois, même cette caractérisation de l’étant qui subsiste encore n’épuise pas la pleine donnée phénoménale à laquelle nous avons ici affaire selon qu’elle est à la mesure du Dasein.
Le « défunt » qui, à la différence du simple mort, a été arraché à « ceux qui restent », est l’objet de « soins » sur le mode de la pompe funèbre, de l’enterrement, du culte funéraire. Et il n’est tel, derechef, que parce qu’en son mode d’être il est « encore plus » qu’un outil à-portée-de-la-main simplement offert à la préoccupation dans le monde ambiant. Séjournant auprès de lui dans le deuil et le souvenir, les survivants sont avec lui, sur un mode de sollicitude honorifique. Le rapport d’être au mort ne saurait donc pas non plus être saisi comme l’être préoccupé auprès d’un étant à-portée-de-la-main.
Dans un tel être-avec le mort, le défunt n’est plus lui-même facticement « là ». Pourtant, l’être-avec signifie toujours l’être-l’un-avec-l’autre dans le même monde. Le défunt a quitté et laissé derrière lui notre « monde ». C’est à partir de celui-ci que les survivants peuvent encore être avec lui.
Plus le ne-plus-être-Là du défunt est saisi de manière phénoménalement adéquate, et plus clairement il apparaît qu’un tel être-avec avec le mort n’expérimente justement pas le [239] véritable être-venu-à-la-fin du défunt. La mort certes se dévoile comme perte, mais plutôt comme une perte que les survivants éprouvent : dans cette épreuve, ne devient point comme telle accessible la perte d’être « éprouvée », « subie » par le mort lui-même. Nous n’expérimentons pas véritablement le mourir des autres, tout au plus les y « assistons »-nous toujours et seulement.
Du reste, même s’il était possible et loisible de se représenter « psychologiquement » le mourir des autres en les y assistant, la guise d’être en question à savoir la venue-à-la-fin n’en serait pas davantage saisie. La question, en effet, concerne le sens ontologique du mourir de celui qui meurt en tant que possibilité d’être de son être, et non pas le mode d’être-Là-avec et d’être-Là-encore du défunt avec les survivants. La consigne de prendre la mort expérimentée chez autrui comme thème pour l’analyse de la fin et de la totalité du Dasein ne peut donc donner ni ontiquement ni ontologiquement ce qu’elle prétend pouvoir donner.
Surtout, ce renvoi au mourir d’autrui comme thème de substitution pour l’analyse ontologique de l’achèvement du Dasein et de sa totalité repose sur une présupposition où il est possible de mettre en évidence une méconnaissance complète du mode d’être du Dasein. Cette présupposition consiste dans l’opinion selon laquelle le Dasein pourrait être arbitrairement remplacé par autre chose, de telle manière que ce qui reste inexpérimentable dans le Dasein propre deviendrait accessible dans le Dasein étranger. Et pourtant, dira-t-on, cette présupposition est-elle vraiment si infondée ?
Au nombre des possibilités de l’être-ensemble dans le monde se trouve incontestablement la représentabilité d’un Dasein par un autre. Dans la quotidienneté de la préoccupation, il est fait un usage multiple et constant d’une telle représentabilité. Toute intervention dans…, tout apport de… est représentable1 dans la sphère du « monde ambiant » offert à la préoccupation prochaine. La riche variété des guises représentables de l’être-au-monde ne s’étend pas seulement aux modes rebattus de l’être-l’un-avec-l’autre public, mais elle concerne aussi bien les possibilités de préoccupation restreintes à des domaines déterminés, ajustées à telle ou telle profession, tel ou tel âge. Toutefois, une telle représentation, selon son sens propre, est toujours représentation « dans » et « auprès de » quelque chose, c’est-à-dire dans la préoccupation pour quelque chose. Or le Dasein quotidien se comprend de prime abord et le plus souvent à partir de ce dont il a coutume de se préoccuper. « On est » ce dont on s’occupe. Par rapport à cet être, par rapport à l’identification commune quotidienne au « monde » de la préoccupation, la représentabilité n’est pas seulement en général possible, mais elle appartient même à titre de constituant à l’être-l’un-avec-l’autre. Ici, un Dasein peut, [240] et même il doit, dans certaines limites, « être » l’autre.
Et pourtant, cette possibilité de représentation échoue totalement lorsqu’il s’agit de représenter la possibilité d’être que constitue la venue-à-la-fin du Dasein et qui, comme telle, lui procure sa totalité. Nul ne peut prendre son mourir à autrui. L’on peut certes « aller à la mort pour un autre », mais cela ne signifie jamais que ceci : se sacrifier pour l’autre « dans une affaire déterminée ». En revanche, un tel mourir ne peut jamais signifier que sa mort serait alors le moins du monde ôtée à l’autre. Son mourir, tout Dasein doit nécessairement à chaque fois le prendre lui-même sur soi. La mort, pour autant qu’elle « soit », est toujours essentiellement mienne, et certes elle signifie une possibilité spécifique d’être où il y va purement et simplement de l’être du Dasein à chaque fois propre. Dans le mourir, il apparaît que la mort est ontologiquement constituée par la mienneté et l’existence2. Le mourir n’est pas une donnée, un événement, mais un phénomène à comprendre existentialement, et cela en un sens insigne, qu’il nous reste encore à délimiter plus précisément.
Mais si le « finir » en tant que mourir constitue le totalité du Dasein, alors il faut que l’être de la totalité elle-même soit conçu comme un phénomène existentiel du Dasein à chaque fois propre. Dans le « finir » et l’être-tout du Dasein constitué par lui, il n’y a essentiellement point de représentation. Or cette réalité existentiale, c’est elle que méconnaît l’échappatoire citée, lorsqu’elle recourt au mourir d’autrui pour en faire le thème de remplacement de l’analyse de la totalité.
Ainsi donc, la tentative de rendre accessible l’être-tout du Dasein de manière phénoménalement adéquate a échoué une fois de plus. Certes, et pourtant le résultat de ces considérations ne demeure point négatif. Car elles se sont développées conformément à une orientation – si grossière qu’elle fût – sur les phénomènes eux-mêmes. La mort a été indiquée comme phénomène existential. Du coup, la recherche a reçu une orientation purement existentiale sur le Dasein à chaque fois propre. Pour analyser la mort en tant que mourir, il ne subsiste donc qu’une possibilité : porter ce phénomène à un concept purement existential – ou renoncer à sa compréhension ontologique.
De plus, à la faveur de notre caractérisation du passage du Dasein au ne-plus-être-Là en tant que ne-plus-être-au-monde, il est apparu que la sortie-du-monde du DASEIN au sens du mourir doit être distinguée d’une sortie-du-monde du seulement vivant. Ce finir propre à un [241] vivant, nous le désignons terminologiquement par le terme périr. La différence citée ne peut être rendue visible que par une délimitation du finir qui est à la mesure du Dasein par rapport à la fin d’une vie3. Sans doute, il est également possible de concevoir le mourir en termes physiologico-biologiques. Néanmoins, le concept médical d’« exitus » ne coïncide pas avec le concept du périr.
À la lumière de l’élucidation antérieure de la possibilité ontologique de saisie de la mort, il devient en même temps clair que diverses substructions – qui ne cessent de s’imposer à notre insu – de types d’étants munis d’un autre mode d’être (être-sous-la-main ou vie) menacent d’égarer l’interprétation du phénomène, et même déjà sa première prédonation adéquate. Ce à quoi il n’est possible de remédier qu’en cherchant à procurer à la suite de l’analyse une déterminité ontologique suffisante des phénomènes constitutifs que sont la fin et la totalité.