L’être-au-monde est une structure originairement et constamment totale. Au cours des chapitres précédents (chap. II à V), elle a été précisée phénoménalement en tant que tout, et, toujours sur cette base, en ses moments constitutifs. La perspective ouverte au début[[Cf. supra, [§12->ET12], p. [52] sq.] sur le tout du phénomène a désormais perdu le caractère vague qui s’attache à une première pré-esquisse générale. D’un autre côté, la multiplicité phénoménale de la constitution du tout structurel et de son mode d’être quotidien peut aisément faire obstacle à un regard phénoménologique unitaire sur le tout. Or ce regard doit d’autant plus demeurer libre et être [181] d’autant plus sûrement préparé que nous posons maintenant la question vers laquelle se presse l’analyse fondamentale préparatoire du Dasein en général : comment la totalité du tout structurel mis au jour doit-elle être déterminée ontologico-existentialement.
Le Dasein existe facticement. Le questionnement porte sur l’unité ontologique de l’existentialité et de la facticité, ou sur l’appartenance essentielle de celle-ci à celle-là. Le Dasein, sur la base de l’affection qui lui appartient essentiellement, a un mode d’être où il est placé devant lui-même et où son être-jeté lui est ouvert. Mais l’être-jeté est le mode d’être d’un étant qui est à chaque fois lui-même ses possibilités, de telle manière qu’il se comprend dans et partir d’elles (se projette vers elles). L’être-au-monde, auquel l’être auprès de l’à-portée-de-la-main appartient tout aussi originairement que l’être-avec avec autrui, est à chaque fois en-vue-de lui-même. Mais le Soi-même est de prime abord et le plus souvent inauthentique – le On-même. L’être-au-monde est toujours déjà échu. La quotidienneté médiocre du Dasein peut par conséquent être déterminée comme l’être-au-monde échéant-ouvert, jeté-projetant, pour lequel il y va, en son être auprès du « monde » et en l’être-avec avec autrui, du pouvoir-être le plus propre lui-même.
Peut-on réussir à saisir ce tout structurel de la quotidienneté du Dasein en sa totalité ? L’être du Dasein se laisse-t-il dégager de manière telle qu’à partir de lui la cooriginarité essentielle des structures mises en évidence devienne intelligible conjointement aux possibilités existentiales de modification qui leur appartiennent ? Y a-t-il une voie pour conquérir phénoménalement cet être sur le sol de l’amorçage actuel de l’analytique existentiale ?
Une chose, négativement, est hors de doute : la totalité du tout structurel ne saurait être phénoménalement atteinte en en reconstruisant les éléments : car pour cela un plan serait nécessaire. L’être du Dasein, qui ontologiquement porte le tout structurel comme tel, nous devient accessible en un regard plein qui traverse ce tout en visant un phénomène originairement unitaire déjà contenu de telle manière dans le tout qu’il en fonde ontologiquement tout moment structurel dans sa possibilité structurelle. Par suite, l’interprétation « synthétique » ne peut être une simple récollection de ce qui a été jusqu’ici conquis. La question du caractère existential fondamental du Dasein est essentiellement distincte de la question de l’être d’un sous-la-main. L’expérience quotidienne du monde ambiant, qui demeure ontiquement et ontologiquement dirigée vers l’étant intramondain, est incapable de prédonner ontiquement de manière originaire le Dasein à une analyse [182] ontologique. De la même façon, il manque à la perception immanente de vécus tout fil conducteur ontologiquement suffisant. D’autre part, l’être du Dasein ne doit pas être déduit d’une idée de l’homme. Est-il donc possible de découvrir à partir de notre interprétation antérieure du Dasein quel accès ontico-ontologique à lui-même il exige de lui-même comme le seul accès adéquat ?
À la structure ontologique du Dasein appartient la compréhension d’être. Étant, il est ouvert à lui-même en son être. Affection et compréhension constituent le mode d’être de cette ouverture. Y a-t-il dans le Dasein une affection compréhensive où il soit ouvert à lui-même selon une guise privilégiée ?
Si l’analytique existentiale doit pouvoir préserver une clarté fondamentale au sujet de sa fonction fondamental-ontologique, il lui faut alors, pour maîtriser sa tache provisoire, le dégagement de l’être du Dasein, se mettre en quête de l’une des possibilités d’ouverture les plus vastes et les plus originaires qui réside dans le Dasein même. La guise d’ouverture où le Dasein se transporte devant lui-même doit être telle qu’en elle le Dasein, d’une certaine façon, y devienne lui-même accessible sous une forme simplifiée. Dès lors, avec ce que cette guise ouvre, la totalité structurelle de l’être qui est cherché doit venir en lumière de façon élémentaire.
C’est le phénomène de l’angoisse qui sera pris pour base de l’analyse, à titre d’affection satisfaisant à de telles requêtes méthodiques. L’élaboration de cette affection fondamentale et la caractérisation ontologique de ce qui y est ouvert en tant que tel prendra son départ dans le phénomène de l’échéance et délimitera l’angoisse par rapport au phénomène voisin, plus haut analysé, de la peur. L’angoisse, en tant que possibilité d’être du Dasein, en même temps que le Dasein même qui est ouvert en elle, livre le sol phénoménal requis pour la saisie explicite de la totalité originaire d’être du Dasein. L’être du Dasein se dévoile comme souci. L’élaboration ontologique de ce phénomène existential fondamental exige de le délimiter par rapport à des phénomènes qui pourraient être de prime abord identifiés à lui. Des phénomènes de ce genre sont la volonté, le souhait, la tendance, la pulsion. Mais le souci ne saurait être dérivé d’eux, car eux-mêmes sont fondés en lui.
Comme toute analyse ontologique, l’interprétation ontologique du Dasein comme souci et les résultats qu’elle conquiert se tiennent à cent lieues de ce qui est accessible à la compréhension préontologique de l’être ou même à la connaissance ontique de l’étant. Que le contenu de la connaissance ontologique, par comparaison avec les contenus exclusivement ontiques qui lui sont « bien connus », déconcerte le sens commun, cela ne saurait étonner. Néanmoins, il se pourrait à l’inverse que le point de départ ontique de l’interprétation [183] ontologique du Dasein comme souci qu’on va ici tenter paraisse déjà controuvé et théorique, pour ne rien dire de la violence que l’on pourrait reprocher à notre mise hors circuit de la définition traditionnelle et confirmée de l’homme. C’est pourquoi nous avons besoin, en fait de confirmation, d’une confirmation préontologique de l’interprétation existentiale du Dasein comme souci. Elle consistera à montrer que le Dasein, sitôt qu’il s’est ex-primé sur lui-même, s’est explicité, bien que de manière seulement préontologique, comme souci (cura).
L’analytique du Dasein, en poussant jusqu’au phénomène du souci, est destinée à préparer la problématique fondamental-ontologique, la question du sens de l’être en général. Il convient donc, à partir des résultats acquis, d’infléchir expressément le regard dans cette direction, autrement dit de dépasser la tâche particulière d’une anthropologie apriorique existentiale. Or pour cela, les phénomènes qui se tiennent dans la connexion la plus étroite avec la question directrice de l’être doivent être pris en vue rétrospectivement et saisis de manière encore plus pénétrante. Ces phénomènes, ce sont d’une part les guises de l’être qui ont été expliquées : l’être-à-portée-de-la-main, l’être-sous-la-main, qui déterminent l’étant intramondain qui n’est pas à la mesure du Dasein. Or comme la problématique ontologique, depuis toujours, a compris primairement l’être au sens de l’être-sous-la-main (« réalité », effectivité du monde) tout en laissant l’être du Dasein ontologiquement indéterminé, il est besoin d’une élucidation de la connexion ontologique entre souci, mondanéité, être-à-portée-de-la-main et être-sous-la-main (réalité). Ce qui nous conduira à une détermination plus aiguë du concept de réalité dans le cadre d’une discussion des problématiques gnoséologiques orientées sur cette idée, à savoir celle du réalisme et de l’idéalisme.
L’étant est indépendamment de l’expérience, de la connaissance et de la saisie par lesquelles il est ouvert, découvert et déterminé. Mais l’être n’« est » que dans la compréhension de l’étant à l’être duquel appartient quelque chose comme la compréhension de l’être. L’être peut donc n’être pas conçu, mais il n’est jamais complètement in-compris.
Dans la problématique ontologique traditionnelle, être et vérité ont été depuis longtemps rapprochés, quoique non pas identifiés. Dans ce rapprochement s’atteste, même si peut-être ses motifs fondamentaux sont restés retirés, la connexion nécessaire entre être et compréhension. Pour préparer de façon satisfaisante la question de l’être, il est donc besoin d’une clarification ontologique du phénomène de la vérité. Elle s’accomplira d’abord sur le sol de ce que l’interprétation antérieure a conquis avec les phénomènes de l’ouverture et de l’être-découvert, de l’explicitation et de l’énoncé. [184] La conclusion de l’analyse-fondamentale préparatoire du Dasein prendra donc successivement pour thème : l’affection fondamentale de l’angoisse comme ouverture privilégiée du Dasein ([§40->ET40]) ; l’être du Dasein comme souci ([§41->ET41]) ; la confirmation de l’interprétation existentiale du Dasein comme souci à partir de l’auto-explicitation préontologique du Dasein ([§42->ET42]) ; Dasein, mondanéité et réalité ([§43->ET43]) ; Dasein, ouverture et vérité ([§44->ET44]).