Être et temps : § 11. L’analytique existentiale et l’interprétation du Dasein primitif.

{{§ 11. L’analytique existentiale et l’interprétation du Dasein primitif. Les difficultés de l’obtention d’un « concept naturel du monde ».}}

L’interprétation du Dasein en sa quotidienneté n’est pas pour autant identique à la description d’un degré primitif du Dasein tel que l’anthropologie peut nous en procurer empiriquement la connaissance. La quotidienneté ne se confond pas avec la primitivité. La quotidienneté est bien plutôt un mode d’être du Dasein même lorsque et justement lorsqu’il se [51] meut au sens d’une culture hautement développée et différenciée. D’autre part, le Dasein primitif possède lui aussi ses possibilités d’être non-quotidien, il a sa quotidienneté spécifique. L’orientation de l’analyse du Dasein sur la « vie des peuples primitifs » peut certes avoir une signification méthodique positive dans la mesure où des « phénomènes primitifs » sont souvent moins recouverts et compliqués par une auto-interprétation déjà établie du Dasein en question. Le Dasein primitif parle souvent plus directement à partir d’une identification originelle aux « phénomènes » (au sens pré-phénoménologique du terme). Une conceptualité malhabile et grossière à notre point de vue peut être féconde pour un dégagement authentique des structures ontologiques des phénomènes.

Jusqu’ici cependant, c’est l’ethnologie qui met à notre disposition la connaissance des primitifs. Or il se trouve que l’ethnologie, dès qu’elle entreprend d’« enregistrer » son matériel, de le trier et de l’élaborer, se meut dans des préconceptions et des interprétations du Dasein humain comme tel, et il n’est nullement assuré que la psychologie quotidienne, voire la psychologie et la sociologie scientifiques que l’ethnologue met à contribution, offrent la garantie scientifique d’une possibilité d’accès, d’une interprétation et d’une présentation adéquates des phénomènes à explorer. Nous retrouvons ici la même situation que dans le cas des disciplines précédemment citées. L’ethnologie présuppose déjà une analytique suffisante du Dasein comme fil conducteur. Mais comme les sciences positives ne « peuvent » ni ne doivent attendre que se soit achevé le travail ontologique de la philosophie, la poursuite de la recherche s’accomplira non pas comme un « progrès », mais comme une répétition et une purification ontologiquement plus clairvoyante de ce qui aura été ontiquement découvert 1.

[52] Si facile qu’il soit de délimiter formellement la problématique ontologique par rapport à la recherche ontique, l’exécution, et avant tout le point de départ d’une analytique existentiale du Dasein ne vont pas sans difficultés. En effet, sa tâche inclut une exigence qui tourmente depuis longtemps la philosophie, sans qu’elle soit pourtant jamais parvenue à la satisfaire : l’élaboration de l’idée d’un « concept naturel du monde ». La richesse aujourd’hui disponible des connaissances concernant les cultures et les formes du Dasein les plus diverses et les plus éloignées paraît favorable à la réussite d’une telle entreprise. Pourtant, ce n’est là qu’une apparence, et cette abondance de connaissances risque en réalité de nous induire à méconnaître le véritable problème. De lui-même, un comparatisme ou un typologisme syncrétique ne peut prétendre apporter une authentique connaissance d’essence ; pas davantage qu’il ne suffit de maîtriser le divers en le classifiant pour acquérir une compréhension effective du matériel ainsi mis en ordre. Le vrai principe de l’ordre a sa teneur philosophique propre que la pratique ordonnatrice, bien loin de l’avoir découvert, a toujours déjà présupposée. Ainsi, pour mettre en ordre des conceptions du monde, est-il besoin de l’idée explicite du monde en général. Et s’il est vrai que le « monde » est lui-même un constituant du Dasein, alors l’élaboration conceptuelle du phénomène du monde exige un aperçu dans les structures fondamentales du Dasein.

Les indications positives et négatives de ce premier chapitre avaient pour but de mettre sur la bonne voie la compréhension de la tendance et de l’attitude questionnante de l’interprétation qui suit. L’ontologie ne saurait apporter de contribution qu’indirecte à la promotion des disciplines positives constituées. Elle possède son but autonome, s’il est vrai que la question de l’être, par-delà la prise de connaissance de l’étant, est l’aiguillon de toute recherche scientifique.

  1. Récemment, E. Cassirer a fait du Dasein mythique le thème d’une interprétation philosophique : v. Philosophie des formes symboliques, t. II, La pensée mythique, 1925 (trad. fr. de J. Lacoste, 1972 – N.d.T.). Cette recherche de Cassirer met à la disposition de l’ethnologie des fils conducteurs plus riches. Néanmoins, du point de vue de la problématique philosophique, la question reste ouverte de savoir si les fondations mêmes de l’interprétation sont suffisamment transparentes, et, notamment si l’architectonique de la Critique de la raison pure de Kant et en général sa teneur systématique peuvent offrir son plan à une telle entreprise, ou, au contraire, s’il n’est pas ici un besoin d’un amorçage nouveau. Du reste, C. aperçoit lui-même la possibilité d’une telle tâche, ainsi que le montre sa note, p. 16 sq., où il envoie aux horizons phénoménologiques ouverts par Husserl. Au cours d’une conversation que l’auteur de ce livre eut avec Cassirer à l’occasion d’une conférence faite à la section hambourgeoise de la Kantgesellschaft sur « Les tâches et les voies de la recherche phénoménologique », l’accord se fit sur la nécessité d une analytique existentiale, dont cette conférence présentait l’esquisse.[]