Edith Stein (1987:6-9) – La phénoménologie de Husserl

J’ai constamment parlé de méthode phénoménologique. Cela signifie que Husserl n’a jamais songé à édifier un système philosophique, comme l’avaient fait la plupart de ses grands devanciers : un édifice intellectuel fermé sur soi où chaque question philosophique trouve sa réponse. Il n’a pas commencé sa carrière scientifique comme philosophe, mais comme mathématicien. Mais, étant un philosophe né, il ne pouvait pas simplement travailler comme un mathématicien « normal » avec les concepts et les méthodes de la mathématique, car il y rencontrait difficultés et obscurités. Le besoin de venir à bout de ces difficultés fit de lui un philosophe, et ainsi sa carrière philosophique débuta avec une Philosophie de la mathématique.

Les études qu’il poursuivit alors lui firent découvrir que mathématique formelle et logique formelle sont étroitement liées. Aussi fut-il conduit à s’occuper de questions de logique Et il eut la surprise de voir que ce domaine, que l’on croyait achevé depuis les admirables travaux d’Aristote, est au fond mal connu : discutable quant à sa nature, il contient une foule de problèmes particuliers non résolus.

Dans le premier tome de ses Recherches logiques (Logische Untersuchungen) il régla son compte à la conception psychologist de la logique, alors dominante, et sut montrer d’une manière convaincante que la logique est un domaine de vérités objectivement consistantes, la structure formelle de toutes vérités e sciences objectives.

Dans le tome II, il considéra certains problèmes fondamentaux. (7) La méthode adaptée à ces recherches, il la créa en cours de route, ce qui l’amena à découvrir que cette méthode n’était pas seulement adaptée à des questions logiques, mais convenait à toutes les questions philosophiques. Ainsi s’affermit sa conviction que c’était la seule méthode qui permît un traitement scientifique de la philosophie. Cette conviction, il l’exprima pour la première fois dans l’article de Logos . « La Philosophie comme science rigoureuse » (1911). Ainsi avait-il atteint les hauteurs sublimes de la problématique philosophique universelle. Les Idées pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique (1913) sont l’exposé systématique et détaillé de sa méthode. Les Méditations cartésiennes (1929-1931) sont un prolongement de certains points, lourd de conséquences.

J’ai déjà souligné un point important, caractéristique de la phénoménologie : Husserl ne la distingue pas de la philosophie en soi, car elle donne la possibilité d’aborder toutes les questions philosophiques ; et dans le domaine de la recherche philosophique rigoureuse, où aucun arbitraire subjectif n’a sa place, elle est un domaine de recherches infinies comme n’importe quelle science ; de sorte que de chercheur en chercheur, de génération en génération, il faut se passer le flambeau si le travail entrepris doit pouvoir progresser. Sa tâche est d’assurer des assises solides à toutes les procédures scientifiques qu’engagent les sciences positives, mais également à toutes les expériences préscientifiques sur lesquelles s’appuie le travail scientifique, et à toute activité intellectuelle qui prétend à la rationalité. Or, l’expérience préscientifique et les sciences positives travaillent avec certaines notions fondamentales qu’elles supposent sans les examiner. La philosophie doit se donner pour objet d’investigation tout ce que d’autres présupposent comme évident.

Les Recherches logiques ont commencé ce travail au sujet de certaines notions fondamentales de la logique. La première Recherche traite de l’expression et de la signification, un problème important pour la logique et la philosophie du langage, mais également pour bien d’autres domaines. D’une manière caractéristique pour la phénoménologie, elle part du sens des mots, distingue soigneusement les différentes significations que l’usage donne aux mots et s’avance ainsi progressivement, par la mise en évidence d’un sens précis des mots, vers les choses elles-mêmes : cette démarche s’impose, car nous ne pouvons délimiter (8) avec précision une signification lexicale que si nous amenons à une claire vision les choses elles-mêmes que signifient les mots. Or, les choses elles-mêmes auxquelles les sens des mots doivent donner accès ne sont pas des choses singulières empiriques, mais comme le sens lui-même quelque chose de général : l’idée ou l’essence des choses. Partant, l’intuition (Anschauung) qui amène à donner de telles choses n’est ni une perception ni une expérience sensibles, mais un acte intellectuel d’un genre particulier que Husserl a appelé vision d’essence ou intuition.

Il est clair qu’un procédé analogue à celui que l’on vient de voir appliqué à un problème logique peut servir à l’analyse des concepts fondamentaux de toutes les sciences, ainsi que des problèmes de la vie quotidienne. La physique travaille avec des notions tels que matière, force, espace, temps, mais elle ne se préoccupe pas du sens propre de ces termes. L’histoire traite de personnages, de peuples, d’Etats, de pactes, mais suppose que l’on sait ce que sont une personne, un Etat, un peuple. Autant de thèmes pour des recherches philosophiques longues et ardues, et la méthode phénoménologique a déjà apporté sur ce terrain la preuve de son efficacité, exerçant ainsi un influence durable sur l’organisation de ces différentes sciences : car si l’essence des objets de ces diverses sciences est mise au jour, on peut vérifier la correspondance de leur méthode à leur objet, et voir si elle est réellement capable de saisir l’essentiel de ce domaine. Il faut dire, notamment au sujet de la psychologie et des sciences humaines, que dans les dernières décennies elles ont connu, sous l’influence de la phénoménologie, des transformations profondes.

Or, celles-ci sont des sciences qui s’occupent des réalités de la vie, de choses qui intéressent notre vie quotidienne et qui de ce fait retiennent l’attention du non-théoricien. Ayant trouvé une voie d’accès à l’essence des choses, la phénoménologie devait attirer, bien plus fortement que les courants philosophiques jusqu’alors dominants, un large cercle de non-spécialistes. Aussi a-t-elle largement influencé l’esprit de l’époque.

La phénoménologie se distinguait des différentes variantes du néo-kantisme et du criticisme parce qu’elle ne s’orientait pas sur les méthodes des sciences particulières, mais sur les choses elles-mêmes (pour y vérifier la validité des méthodes) : c’est pourquoi on a appelé retour à l’objet le changement d’orientation (9) qu’elle provoquait. Face à l’empirisme, qui ne prend appui que sur l’expérience sensible, elle s’est distinguée comme science des essences ; et suivant ces deux aspects elle parut bien rejoindre les plus vénérables traditions : Platon-Aristote-scolastique. La néoscolastique s’est heurtée à l’intuition des essences, dont elle n’a pas voulu reconnaître la validité.

Sur les points nommés — retour à l’objet et intuition des essences —, Scheler et le cercle des disciples de Göttingen sont entièrement d’accord avec Husserl. Si nous voulons comprendre où les chemins se séparent nous devons suivre l’évolution ultérieure de Husserl.