coappartenance

Zusammengehörigkeit
comum-pertencer

L’être a sa place dans une identité. Que veut dire ici « identité »? Dans la phrase de Parménide, que signifie le mot to auto, « le même »? Parménide n’apporte aucune réponse à cette question. Il nous place devant une énigme, à laquelle nous n’avons pas le droit de nous soustraire. Il faut reconnaître qu’à l’aube de la pensée, longtemps avant qu’on n’en vînt à formuler un principe d’identité, l’identité elle-même avait parlé, dans une sentence qui affirmait : la pensée et l’être ont place dans le même et se tiennent l’une l’autre à partir de ce même.

Sans y avoir pris garde, nous venons d’interpréter to auto, le même. Nous expliquons l’identité comme étant une appartenance mutuelle. Il est tentant de se représenter cette coappartenance comme identité, telle que l’identité a été pensée plus tard et qu’elle est généralement connue. Qu’y a-t-il qui puisse nous en empêcher? Rien de moins que la sentence même de Parménide. Car elle dit [262] autre chose, à savoir que l’être – ainsi que la pensée – a sa place dans le même. L’être est défini à partir d’une identité et comme un trait de cette identité. Plus tard, au contraire, la métaphysique a représenté l’identité comme un trait de l’être. Nous ne pouvons, donc pas partir de l’identité de la métaphysique pour interpréter celle de Parménide.

L’identité de la pensée et de l’être, qui parle dans la sentence de Parménide, nous arrive de plus loin que l’identité définie par la métaphysique à partir de l’être et comme un trait de l’être.

Le terme directeur de la sentence de Parménide, to auto, le même, demeure obscur. Laissons-lui son obscurité. Mais demandons en même temps un signe, une indication, à la phrase dont il est le premier terme.

Dans l’intervalle nous avons arrêté le sens de l’identité de la pensée et de l’être en la définissant comme coappartenance de l’une et de l’autre. Ce qui était prématuré, mais peut-être inévitable. Il nous faut maintenant retirer à cette définition son caractère prématuré. Aussi bien le pouvons-nous, si nous nous abstenons de considérer ladite coappartenance comme l’interprétation définitive, faisant seule autorité, de l’identité de la pensée et de l’être.

Si nous comprenons la coappartenance en cédant à nos habitudes de pensée, alors – comme le suggère déjà l’accentuation du mot allemand [NT: Zusammengehörigkeit, accentué sur zusammen (“co-”)] – le sens de l’appartenance se détermine à partir du co-, c’est-à-dire de l’unité qu’il implique. Dans ce cas “appartenance” équivaut à : être assigné à l’ordre d’un ensemble et mis à sa place en cet ordre, intégré dans l’unité dune diversité, rassemblé en l’unité d’un système, bénéficier de la médiation du centre unifiant dune synthèse déterminante. La philosophie présente cette coappartenance comme nexus et connexio, comme le lien nécessaire qui rattache un terme à un autre.

La coappartenance, toutefois, peut être aussi pensée comme coappartenance : on part alors de l’appartenance pour déterminer le “co “. Sans doute faudrait-il demander ici ce que l’“appartenance” veut dire et comment il se fait que ce soit seulement à partir d’elle que le “co-” qui lui est propre se laisse déterminer. La réponse à ces questions est plus proche de nous que nous ne le pensons, mais elle nest pas sous notre main. Qu’il nous suffise d’entrevoir, grâce à cette indication, la possibilité d’appréhender le “co-” en partant de l’appartenance, au lieu de nous représenter l’appartenance à partir de l’unité du “co-”. Seulement, attirer l’attention sur cette possibilité, est-ce là plus qu’un jeu de mots futile, artificiel et qui ne s’appuie sur aucune donnée vérifiable?

Sans doute. Telle est du moins l’apparence, aussi longtemps que nous n’y regardons pas de plus près et que noun ne laissons pas les choses parler d’elles-mêmes.

Penser la coappartenance comme coappartenance, c’est là se laisser conduire par la considération d’un état de choses dont nous avons déjà parlé. A vrai dire, il est difficile de maintenir sous le regard cet état de choses, vu sa simplicité. Mais il nous devient aussitôt plus proche, si nous observons qu’en interprétant la coappartenance comme coappartenance, nous pensions déjà, suivant l’indication de Parménide, aussi bien à la pensée qu’à [264] l’être, donc à ce qui s’appartient l’un à l’autre dans le même.

Si nous considérons la pensée comme le privilège de l’homme, nous sommes tournés vers une coappartenance qui concerne l’homme et l’être. Alors, en un clin d’oeil, nous nous trouvons assaillis de questions : Que veut dire être? Qui est l’homme? ou: Qu’est-il? Il est facile de voir que, faute d’une réponse satisfaisante à ces questions, tout terrain nous manque sur lequel nous pourrions fonder quelque certitude touchant la coappartenance de l’homme et de l’être. Mais, aussi longtemps que nous questionnons de cette manière, nous persistons à vouloir nous représenter le “co-”, la conjonction de l’homme et de l’être, comme un rattachement [NT: Zuordnung] et à vouloir constituer et expliquer ce rattachement en partant, soit de l’homme, soit de l’être. Les notions traditionnelles de l’homme et de l’être fournissent alors les points d’appui servant au rattachement de l’un à l’autre.

Mais, au lieu de persister à nous représenter une coordination [NT: Zusammenordnung] de l’homme et de l’être comme la source de leur unité, pourquoi ne pas faire une fois attention à ceci: avant tout, dans leur conjonction [NT: In diesem Zusammen], une appartenance n’est-elle pas en jeu, et comment? Eh bien! cette coappartenance de l’homme et de l’être peut déjà être aperçue, quoique de loin seulement, dans les définitions traditionnelles de leur essence. Comment cela?

L’homme est manifestement un étant. Comme tel, ainsi que la pierre, l’arbre, l’aigle, il a sa place dans le tout de l’être. Ici encore, « avoir sa place » veut dire : être intégré dans l’ordonnance de l’être. Or, le [265] trait distinctif de l’homme, c’est qu’en sa qualité d’être pensant il est ouvert à l’être, placé devant lui, qu’il demeure rapporté à l’être et qu’ainsi il lui correspond. L’homme est proprement ce rapport de correspondance, et il n’est que cela. « Que cela » ces mots n’indiquent pas une restriction, mais bien une surabondance. Ce qui domine en l’homme, c’est une appartenance à lêtre, et cette appartenance (Gehören) est aux écoutes (hört auf…) de l’être, parce qu’elle lui est transpropriée.

Et l’être? Pensons l’être en son sens initial, comme présence. L’être est présent à l’homme d’une façon qui nest ni occasionnelle, ni exceptionnelle. L’être n’est et ne dure que parlant à l’homme et allant ainsi vers lui. Car c’est l’homme qui, ouvert à l’être, laisse d’abord celui-ci venir à lui comme présence. Pareille approche, pareille présence a besoin de l’espace libre d’une éclaircie et ainsi, par ce besoin même, demeure transpropriée à l’être de l’homme. Ce qui ne veut aucunement dire que l’être soit posé d’abord par l’homme et par lui seul. En revanche on voit clairement que l’homme et l’être sont transpropriés l’un à l’autre. Its s’appartiennent l’un à l’autre. Cette appartenance mutuelle n’a jamais été considérée d’un peu près et pourtant c’est d’elle en tout premier lieu que l’homme et l’être tiennent les déterminations essentielles par lesquelles la philosophie les a interprétés en mode métaphysique.

Cette coappartenance qui prédomine en l’homme et en l’être, nous la méconnaissons obstinément, aussi longtemps que nous nous représentons toutes choses, avec ou sans dialectique, simplement sous les aspects de l’ordre et de la médiation. Ainsi nous ne découvrons jamais rien d’autre que des connexions, qui sont nouées à partir de l’être ou à [266] partir de l’homme et qui font apparaître la coappartenance de l’homme et de l’être comme un entrecroisement de relations.

Nous ne sommes pas encore arrivés à la coappartenance. Mais comment peut-on y arriver? En abandonnant l’attitude de la pensée représentative. Cet abandon est un saut. Un saut qui nous fait rompre avec la représentation courante de l’homme comme d’un animal rationale, lequel, aux temps modernes, est devenu sujet pour ses objets. En même temps le saut nous écarte de l’être. Or, depuis l’aube de la pensée occidentale, l’être a été interprété comme le fond où tout étant comme tel est fondé.

Ce saut qui nous fait quitter le fond, où nous fait-il retomber? Est-ce dans un abîme? Oui, certes, aussi longtemps que nous nous bornons à nous représenter le saut, ce que nous faisons dans la perspective de la pensée métaphysique. Non, si nous sautons vraiment et nous laissons aller. Aller où? Là où nous sommes déjà admis : dans l’appartenance à l’être. Mais l’être est lui-même dans notre appartenance : car c’est seulement près de nous qu’il peut se déployer comme être, c’est-à-dire être présent [NT: Denn nur bei uns kann es als Sein wesen, d. h. an-wesen].

Un saut est donc nécessaire pour appréhender comme telle la coappartenance de l’homme et de l’être. Pareil saut est la soudaineté abrupte du retour [NT: Einkehr, avec la nuance de “rentrée en soi-même”], lequel, sans aucun intermédiaire, donne accès à cette même appartenance qui est la première chose à pouvoir nous faire appréhender un rapport mutuel de l’homme et de l’être et rendre ainsi visible leur constellation. Le saut est l’arrivée subite dans le domaine à partir duquel l’homme et l’être se sont, depuis toujours, déjà atteints l’un l’autre dans leur essence : c’est, en effet, par la vertu d’un seul et même don (Zureichung) que tous deux sont transpropriés l’un à l’autre. C’est l’entrée dans le domaine de cette transpropriation qui, dès le début, donne le ton à l’expérience de la pensée et lui confère ses déterminations.

Saut étrange, qui semble bien nous révéler que nous ne nous arrêtons pas encore suffisamment là où déjà, véritablement, nous sommes. Où sommes-nous? Dans quelle constellation de l’être et de l’homme?
[Q12 261]