Avec ce dans quoi il se comprend toujours déjà ainsi, le Dasein est originairement familier. Cette familiarité avec le monde ne requiert pas nécessairement une transparence théorique des rapports qui constituent le monde comme monde. En revanche la possibilité d’une interprétation ontologico-existentiale expresse de ces rapports se fonde dans la familiarité avec le monde constitutive du Dasein, laquelle de son côté co-constitue sa compréhension de l’être. Cette possibilité peut être explicitement saisie pour autant que le Dasein s’est donné lui-même pour tâche une interprétation originaire de son être et des possibilités de celui-ci, ou même du sens de l’être en général. EtreTemps18
Descartes aperçoit la détermination ontologique fondamentale du monde dans l’extensio. Dans la mesure où l’extension co-constitue la spatialité, ou même, aux yeux de Descartes, se confond avec elle, et où cependant la spatialité demeure en un certain sens constitutive du monde, l’élucidation de l’ontologie cartésienne du « monde » nous offre en même temps un point d’appui négatif pour l’explication positive de la spatialité du monde ambiant et du Dasein lui-même. Nous traiterons, à propos de l’ontologie cartésienne, des trois points suivants : 1. La détermination du « monde » comme res extensa (§19 [EtreTemps19]). 2. Les fondements de cette détermination ontologique (§20 [EtreTemps20]). 3. La discussion herméneutique de l’ontologie cartésienne du « monde » (§21 [EtreTemps21]). Leur légitimation complète, toutefois, les considérations qui suivent ne pourront la recevoir que de la destruction phénoménologique du cogito sum (cf. IIème partie, section 2). EtreTemps18
Mais, si nous nous rappelons que la spatialité co-constitue manifestement l’étant intramondain, alors un « sauvetage » de l’analyse cartésienne du « monde » devient en fin de compte possible. En dégageant radicalement l’extensio comme praesuppositum de toute déterminité [Bestimmtheit] de la res corporea Descartes a préparé la compréhension d’un a priori dont Kant devait ensuite approfondir le contenu. Dans certaines limites, l’analyse de l’extensio demeure indépendante de l’omission d’une interprétation expresse de l’être de l’étant étendu. La position de l’extensio comme déterminité [Bestimmtheit] fondamentale du « monde » a son droit phénoménal, quand bien même un simple recours à elle ne saurait suffire à rendre ontologiquement compréhensible ni la spatialité du monde, ni la spatialité de prime abord découverte de l’étant rencontré dans le monde ambiant, ni, encore moins, la spatialité du Dasein lui-même. EtreTemps21
Il n’est pas question de trouver dans le phénomène de l’espace la détermination ontologique unique, ou même primaire, de l’être de l’étant intramondain. Encore moins l’espace constitue-t-il le phénomène du monde. C’est seulement au contraire en revenant au monde qu’il est possible de le concevoir. Non seulement l’espace ne devient pour la première fois accessible que par la démondanéisation du monde, mais encore la spatialité n’est découvrable que sur le fondement du monde, de telle manière que l’espace co-constitue cependant le monde conformément à la spatialité essentielle du Dasein même considéré en sa constitution fondamentale d’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. EtreTemps24
L’affection est une des structures existentiales où se tient l’être du « Là ». Or cet être, cooriginairement avec elle, est constitué par le comprendre. L’affection a à chaque fois sa compréhension, ne serait-ce que tandis qu’elle la réprime. Le comprendre est toujours in-toné. [143] Si nous interprétons celui-ci comme un existential fondamental, cela signifie en même temps que ce phénomène est conçu comme un mode fondamental de l’être du Dasein. Au contraire, le « comprendre » pris au sens d’un mode cognitif possible parmi d’autres, et distingué par exemple de l’« expliquer », doit être tout comme celui-ci interprété comme un dérivé existential du comprendre primaire tel qu’il co-constitue l’être du Là en général. EtreTemps31
Le parler est l’articulation « signifiante » de la compréhensivité de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] auquel l’être-avec [Mitsein] appartient et qui se tient à chaque fois en une guise déterminée de l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] préoccupé. Celui-ci est parlant en ce sens qu’il acquiesce, décline, requiert, avertit – en tant qu’il débat, confère, intercède – en tant encore qu’il dépose et parle au sens précis du « discours ». Le parler est parler sur… Le ce-sur-quoi du parler n’a pas nécessairement, et même le plus souvent il n’a pas le caractère du thème d’un énoncé [162] déterminant. Même un commandement porte sur…, même un souhait a son ce-sur-quoi, même l’intercession n’en est pas dépourvue. Le parler a nécessairement ce moment structurel parce qu’il co-constitue l’ouverture de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], et ainsi parce qu’il est préformé en sa structure propre par cette constitution fondamentale du Dasein. Ce dont il est parlé dans le parler est toujours « abordé » par lui d’un certain point de vue et dans certaines limites. Dans tout parler, il y a un parlé comme tel, à savoir le dit comme tel de tout souhait, de toute question, de tout débat sur… C’est en lui que le parler se partage (communique). EtreTemps34
Le parler, qui appartient à la constitution d’être essentielle du Dasein et co-constitue son ouverture, a la possibilité de devenir bavardage [Gerede], et, comme tel, de ne point tant tenir l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] ouvert en une compréhension articulée que de le refermer, et de recouvrir l’étant intramondain. Pour cela, il n’est pas besoin d’une intention de tromper. Le bavardage [Gerede], en son mode d’être, n’est nullement volonté consciente de faire passer quelque chose pour quelque chose. L’être-dit et l’être-rapporté dépourvus de fondement suffisent pour que l’ouvrir se pervertisse en un refermer. Car le dit est toujours de prime abord compris comme « disant », c’est-à-dire comme découvrant. Ainsi, en vertu de son omission propre de tout retour vers le sol de ce dont il est parlé, le bavardage [Gerede] est nativement une fermeture. EtreTemps35
Lorsque nous avons pour la première fois renvoyé à l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] comme constitution fondamentale du Dasein, puis caractérisé ses moments structurels constitutifs, nous n’avons pas poussé au-delà de l’analyse de la constitution d’être, jusqu’à la considération phénoménale du mode d’être de celle-ci. Sans doute les modes fondamentaux possibles de l’être-à, la préoccupation [Besorgen] et la sollicitude [Fürsorge], ont-ils été décrits. Toutefois la question du mode d’être quotidien [alltäglich] de ces guises d’être est demeurée inélucidée. De plus, il est apparu que l’être-à est tout autre chose qu’un simple face-à-face considératif ou actif [avec le monde], c’est-à-dire qu’un être-ensemble-sous-la-main d’un sujet et d’un objet. Et pourtant, l’apparence devait forcément subsister que l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] fonctionnât comme un cadre fixe à l’intérieur duquel se déroulent – sans affecter elle-même ontologiquement ce « cadre » – les possibles comportements du Dasein par rapport à son monde. Néanmoins, ce soi-disant « cadre » co-constitue lui-même le mode d’être du Dasein. Un mode existential de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] s’atteste dans le phénomène de l’échéance. EtreTemps38
Le comprendre, en tant qu’exister dans le pouvoir-être projeté d’une façon ou d’une autre, est primairement a-venant. Mais il ne se temporaliserait pas s’il n’était temporel, c’est-à-dire déterminé cooriginairement par l’être-été et le présent. La manière dont la dernière ekstase citée co-constitue le comprendre inauthentique a déjà été grossièrement dégagée. La préoccupation [Besorgen] quotidienne [alltäglich] se comprend à partir du pouvoir-être qui vient au devant d’elle à partir du succès ou de l’insuccès possible concernant ce dont elle se préoccupe à chaque fois. À l’avenir inauthentique, au s’attendre, correspond un être propre auprès de ce dont on se préoccupe. Le mode ekstatique de cet être présent à… se dévoile si nous lui comparons la [338] même extase considérée selon le mode de la temporalité authentique. Au devancement de la résolution appartient un présent conformément auquel une décision ouvre la situation. Dans la résolution, le présent n’est pas seulement ramené de la dispersion dans ce dont on se préoccupe de prime abord, mais encore il est tenu dans l’avenir et l’être-été. Le présent tenu dans la temporalité authentique, donc authentique, nous le nommons l’instant. Ce terme doit être pris au sens actif, en tant qu’ekstase. Il désigne l’échappée résolue, mais tenue dans la résolution, du Dasein vers ce qui lui fait encontre dans sa situation en fait de possibilités ou de circonstances de préoccupation [Besorgen]. Il est fondamentalement impossible d’éclaircir le phénomène de l’instant à partir du maintenant. Le maintenant est un phénomène temporel qui appartient au temps comme intratemporalité : le maintenant « où » quelque chose naît, passe ou est sous-la-main. « Dans l’instant », rien ne peut survenir, mais, en tant qu’être présent à… authentique, il laisse pour la première fois faire encontre [begegnen] ce qui peut être « en un temps » en tant qu’à-portée-de-la-main au sous-la-main [NA: C’est sans doute S. KIERKEGAARD qui a discerné avec le plus de pénétration le phénomène existentiel de l’instant, ce qui ne signifie point qu’il soit pour autant parvenu à en donner au même degré une interprétation existentiale. Kierkegaard, en effet, reste attaché au concept vulgaire du temps et détermine l’instant à l’aide du maintenant et de l’éternité. Lorsqu’il pare de « temporalité », il a en vue l’« être-dans-le-temps » de l’homme. Or le temps comme intratemporalité connaît uniquement le maintenant, jamais un instant. Mais que celui-ci soit existentiellement expérimenté, et alors une temporalité plus originaire est nécessairement présupposée – même si ce présupposé demeure existentialement tacite. Au sujet de l’« instant », v. aussi K. JASPERS, Psychologie der Weltanschauungen, éd. citée, p. 108 sq., et aussi p. 419-432, sur le « dossier Kierkegaard ».]. EtreTemps68