choséité

Dinglichkeit

Du reste, cette exemplification historique de l’intention de l’analytique risque en même temps d’égarer. Car l’une de ses premières tâches sera de montrer que la position initiale d’un moi ou d’un sujet d’emblée donné manque radicalement la réalité phénoménale du Dasein. Toute idée de « sujet » persiste — à moins qu’elle n’ait été clarifiée par une détermination ontologique fondamentale préalable — à poser ontologiquement le subjectum (hypokeimenon), et cela quelle que soit l’énergie avec laquelle on se défend, sur le plan ontique, de toute « substantialisation de l’âme » ou « chosification de la conscience [Gewissen] ». Mais il est tout d’abord besoin d’assigner à la choséité [Dinglichkeit] elle-même sa provenance ontologique si l’on veut pouvoir poser la question de savoir ce qu’il faut comprendre positivement par un être non chosifié du sujet, de l’âme, de la conscience [Gewissen], de l’esprit de la personne. Car si tous ces titres nomment autant de domaines phénoménaux déterminés et « explorables », leur usage ne va jamais sans une indifférence remarquable à s’enquérir de l’être de l’étant ainsi désigné. Ce n’est donc point l’effet d’un arbitraire dans la terminologie si nous évitons ces titres, ainsi que les expressions de « vie » et d’« homme », pour désigner l’étant que nous sommes nous-mêmes. [EtreTemps10]

Décrire phénoménologiquement le « monde », cela signifiera par conséquent : mettre en lumière et fixer conceptuellement et catégorialement l’être de l’étant sous-la-main à l’intérieur du monde. L’étant à l’intérieur du monde, ce sont les choses, les choses naturelles et les choses « douées de valeur ». Leur choséité [Dinglichkeit] devient problème ; et comme la choséité [Dinglichkeit] des dernières s’édifie sur la choséité [Dinglichkeit] des premières, c’est l’être des choses naturelles, la nature comme telle, qui formera le thème principal. Le caractère d’être primordial des choses naturelles, des substances, est la substantialité. Qu’est-ce qui en constitue le sens ontologique ? Avec cette question, la recherche est engagée sur une voie claire et univoque. [EtreTemps14]

Dans l’ouverture et l’explication de l’être, l’étant est toujours pré-et co-thématique, tandis que c’est l’être qui constitue le thème proprement dit. Dans le champ de la présente analyse, est pris pour étant pré-thématique celui qui se montre dans la préoccupation [Besorgen] au sein du monde ambiant. Cet étant n’est alors nullement l’objet d’une connaissance théorique du « monde », il est ce dont on se sert, qu’on produit, etc. Faisant ainsi encontre, cet étant vient pré-thématiquement sous le regard d’un « connaître », qui, en tant que phénoménologique, considère primairement l’être, et ne co-thématise ce qui est à chaque fois étant qu’à partir de cette thématisation de l’être. Cet expliciter phénoménologique n’est donc pas une connaissance de propriétés étantes de l’étant, mais une détermination des structures de son être. Cependant, en tant que recherche de l’être, il devient un accomplissement autonome et exprès de la compréhension d’être qui appartient toujours déjà au Dasein et qui est « vivante » dans tout usage de l’étant. L’étant phénoménologiquement pré-thématique — donc ici l’étant utilisé, en train d’être produit, etc. — ne devient accessible qu’à condition de se transporter dans une telle préoccupation [Besorgen]. Et encore, cette expression « se transporter » est-elle à la rigueur trompeuse ; car nous n’avons même pas besoin de nous placer dans ce mode d’être de l’usage préoccupé. Le Dasein quotidien [alltäglich] est toujours déjà dans cette guise, par exemple : ouvrant la porte, je fais usage du loquet. L’obtention de l’accès phénoménologique à l’étant qui fait ainsi encontre consiste plutôt à refouler [abdrängen] les tendances explicitatives qui, accompagnant la « préoccupation [Besorgen] » et s’imposant à elle, ne cessent de recouvrir en général ce phénomène et du même coup, l’étant tel que de lui-même il fait encontre dans la préoccupation [Besorgen] et pour elle. Ce danger de méprise apparaîtra tout à fait clairement si nous engageons notre recherche par cette question explicite : quel est l’étant qui doit devenir pré-thème, qui doit être pris pour sol préphénoménal ?
On répond : les choses. Mais il se pourrait que cette réponse si évidente menace déjà de nous faire manquer le sol préphénoménal que nous cherchons. En effet, l’advocation de l’étant comme « chose » (res) suppose déjà une caractérisation ontologique anticipée et [68] implicite. L’analyse qui, partant d’un tel étant, pousse jusqu’à son être rencontre les concepts de choséité [Dinglichkeit] et de réalité, puis l’explication ontologique de celles-ci s’achemine jusqu’à des caractères d’être comme la substantialité, la matérialité, l’extension, la juxtaposition… Mais l’étant tel qu’il fait encontre dans la préoccupation [Besorgen] demeure de prime abord en retrait, même préontologiquement, sous cette figure d’être [NT: La phrase est assez resserrée. Comprenons : même omis cette figure « évidente » de l’être qu’est la choséité [Dinglichkeit], l’étant tel qu’il est accessible à la préoccupation [Besorgen] refuse de se manifester comme ce qu’il est : il échappe à la choséité [Dinglichkeit].]. En appelant les choses de l’étant « de prime abord donné », on se méprend ontologiquement, même si ontiquement on a autre chose à l’esprit. Ce que l’on vise proprement demeure indéterminé. Ou alors l’on caractérisera ces « choses » comme des choses « douées de valeur ». Mais que veut dire ontologiquement « valeur » ? Comment faut-il saisir catégorialement cette « dotation » et le fait d’en être doué ? Abstraction faite de l’obscurité de cette structure de la « valeur », le caractère phénoménal d’être de ce qui fait encontre dans l’usage préoccupé est-il par là atteint ?
Les Grecs avaient, pour parler des « choses », un terme approprié pragmata, c’est-à-dire ce à quoi l’on a affaire dans l’usage de la préoccupation [Besorgen] (praxis). Cependant, ils laissèrent justement dans l’obscurité le caractère ontologique spécifiquement « pragmatique » des pragmata et déterminèrent « d’abord » ceux-ci comme « simples choses ». L’étant qui fait encontre dans la préoccupation [Besorgen], nous l’appelons l’outil [Zeug]. Ce que l’on trouve dans l’usage, ce sont des outils pour écrire, pour coudre, pour effectuer un travail manuel, pour se déplacer, pour mesurer. Le mode d’être de l’outil [Zeug] doit être dégagé. Ce que nous ferons en prenant pour fil conducteur une délimitation préalable de ce qui fait d’un outil [Zeug] un outil [Zeug], l’ustensilité. [EtreTemps15]