Le mot φύσις comporte deux significations, deux déterminations distinctes et pourtant ayant simultanément sens dans ce même mot : « la φύσις nomme d’une part l’éclosion dans sa différence au déclin, […] et elle nomme d’autre part l’ajointement entre la φύσις et le κρύπτεσθαι » (GA55:158). On a donc d’une part l’éclosion, dans sa différence à l’occultation, d’autre part le rapport éclosion-occultation comme essence unitaire de la φύσις. Que signifie cette ambiguïté originelle que Heidegger n’hésite pas à qualifier d’énigme ? L’essence de la φύσις est constituée tantôt par la première signification, tantôt par la seconde, et c’est là que se trouve la difficulté. Cette dualité d’occurrences ne provient d’aucune éventuelle imprécision dans la formulation de la pensée heideggerienne, mais procède de la pensée grecque elle-même pour laquelle, à la différence de chez Heidegger, cette ambiguïté demeure impensée. Or, il est en outre évident que, parmi les deux déterminations soulignées, c’est la seconde, celle du lien indéfectible entre la déclosion et le retrait, qui demeure la plus originaire, car la première détermination tend à passer sous silence la présence du voilement qui règne au cœur de tout dévoilement d’étant.
Bref, dans la première signification de φύσις, le voilement est en passe de tomber dans l’oubli, l’occultation s’occulte et seule l’éclosion des étants à la présence retient le regard. Le primat de la pensée de l’éclosion, au détriment de la liaison essentielle entre le décèlement et le cèlement, est pour Heidegger le commencement d’un déclin de la pensée du fond. Ce primat naissant est le signe de ce que, la φύσις ayant déjà tendance à être pensée par les Grecs plus en son résultat qu’en son déploiement, la pensée la plus matinale est irrésistiblement portée vers un oubli progressif du voilement, de l’inquiétant. Le primat de ce qui apparaît est patent, et cela nous est manifesté par le seul fait que le mot φύσις puisse prendre la signification de pure éclosion. Il y a ainsi au cœur même de ce mot, comme nous avons vu, une sorte d’inhérent oubli qui naît et se renforce à partir de son emploi bien assuré, une occultation de l’occultation qui place dès lors la pensée dans le lieu de la pure ouverture, du pur manifeste, et oblige Héraclite à prononcer une phrase dont la simple existence rappelle que l’emploi de φύσις est menacé par une certaine dérive de son expérience première. « Héraclite l’Obscur » rappelle précisément l’homme à l’obscurité, il prononce en une parole (φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ) la teneur essentielle d’obscurité de ce qui va devoir affronter l’oubli le plus tenace pour n’avoir pas été tenu — par Héraclite lui-même, ainsi porteur de toute l’ambivalence de l’esprit grec d’avant le commencement platonicien — dans l’unité avec ce qui lui fait face, le soi ; Héraclite, témoin méditant d’un état de fait (le voilement) mais non penseur de la possibilité d’une coexistence dans l’être-homme entre le retrait et l’émergence, souligne sans se donner les moyens de la garder, la teneur de l’être dont la nomination comme φύσις laisse dans l’ombre la liaison au voilement. Le mot φύσις ne comprend pas en lui-même et pour ainsi dire dans sa chair la nécessité du voilement ; il risque ainsi de perdre progressivement son sens profond au gré du bavardage quotidien qui se repasse immanquablement les mots comme une monnaie d’échange, dit Heidegger, ceux-ci se trouvant alors privés de leur force originelle de nomination.
On ne finit donc par voir dans la φύσις que l’éclosion en tant que telle, le champ de l’ouvert, puis en dernier lieu par n’attacher d’importance qu’à ce qu’elle fait émerger dans sa propre lumière ; l’ἀλήθεια comme déclosion est coupée de sa propre provenance, c’est-à-dire de la λήθη : « la déclosion du simple exclut purement et simplement la possibilité de la non-vérité » (GA31:102) c’est-à-dire de ce qui n’est pas ouvert mais se constitue comme obscurité fondamentale, la λήθη. La pensée grecque évolue dans le sens d’une « tendance à l’intelligibilité » (GA19:639). N’est retenu par la pensée que ce dont la vue a besoin, à savoir l’étant présent, et la déclosion ou le champ de l’ouvert devient pour la pensée la présenteté de ce présent : « cette déclosion n’est rien d’autre que la présence pure du simple en lui-même, la pure et simple présenteté qui exclut absolument tout ce qui n’est pas encore ou n’est plus présent parce qu’elle n’en a essentiellement aucun besoin » (GA31:105). La φύσις ouvre un champ d’apparition avec lequel elle finit par se confondre, elle donne aux étants d’être présents et d’occuper en son espace la place dessinée par leurs contours ; elle permet au πέρας (la limite) de s’avancer hors de l’ἄπειρον (l’illimité, que les Grecs comprennent de façon significativement péjorative comme l’indéfini chaotique). « Φύσις [… ] signifie l’épanouissement dans l’ouvert, la source de cette éclaircie dans laquelle seulement quelque chose peut venir paraître, se placer dans son contour, se montrer dans son aspect (εἶδος, ἰδέα) et être présent à chaque fois comme ceci ou cela » (GA4:56). Cette phrase de Heidegger ajoute toutefois un élément fondamental par rapport à ce qu’il explique être la pensée grecque, et ce en tentant de penser de façon unitaire le processus de déclosion et le résultat visible de ce dernier : elle montre comment de la φύσις émerge l’aspect même de l’étant déterminé, son contour, la place qu’il occupe en cet espace de clarté. La φύσις comme clairière du visible donne au visible de devenir le visible qu’il est ; elle autorise chaque étant à se dresser dans une limite, la limite de son apparence, de son aspect, de son visage, de ce qui en lui peut être vu, bref, de ce que les Grecs ont nommé à partir de Platon son ἰδέα.
(Caron, PEOS:347-350)