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(…) Quelle signification accorder à ce primat de la vision ? Certes, «notre monde est principalement et essentiellement visuel ; on ne (177) ferait pas un monde avec des parfums ou des sons» (V.I. p. 115); cependant cette prééminence ne se résume pas à cette constatation de fait. Elle renvoie surtout au fait que c’est par la vision seule que nous avons accès au monde comme monde. Merleau-Ponty l’indique dans L’œil et l’esprit: «Le “quale visuel” me donne et me donne seul la présence de ce qui n’est pas moi, de ce qui est simplement et pleinement» (O.E. p. 84). Dans l’ouïe ou dans le toucher, l’objet n’accède pas à cette extériorité, à cette autonomie : dans le toucher, qui passe par un contact physique, la chose est plutôt éprouvée «au bout des doigts» qu’à l’extérieur du sentant, et j’entends le son «dans l’oreille» plutôt que je ne le situe dans l’espace. Dans les deux cas, le corps percevant est renvoyé à lui-même, ne parvient pas à s’oublier au profit d’une pure extériorité : le senti se distingue alors difficilement de l’épreuve que le sentant fait à chaque fois de lui-même. Il y a, en revanche, «plus de monde» dans la vision car le senti ne s’y donne que comme scindé du sentir, comme reposant en lui-même. C’est précisément cette spécificité de la vision qui fonde les mésinterprétations traditionnelles de la perception. Par son exercice même, la vision s’ignore elle-même en tant qu’expérience sensible ; en elle s’accomplit l’oubli de soi inhérent à l’attitude naturelle : par une sorte d’inversion, le pour soi est captivé et capté par le phénomène qu’il porte à la présence, oublie sa dimension phénoménale et se ressaisit lui-même à partir du visible, conçu comme chose en soi. L’expérience de la vision nourrit l’illusion réaliste : parce qu’elle se vit comme éclairant une présence latente qui attendait qu’un regard vienne la tirer de la nuit, le réalisme en conclut que l’objet était là effectivement, que son être consiste à reposer en lui-même. Nous l’avons vu, la perspective sartrienne demeure éminemment tributaire de cette illusion. Il est vrai que, contre l’intellectualisme, Sartre tente de restituer l’ouverture à la chose même, incontestable dans l’expérience visuelle, mais il reste en même temps au plus loin de cette expérience car, en définissant son corrélât comme un pur en soi qui n’est que soi, il subordonne la vision au visible qu’elle fait naître et demeure ainsi dans la naïveté. En pensant l’Etre comme pleine identité à soi, il le scinde de sa visibilité, n’intègre pas à son mode d’être l’aptitude qu’il a de se donner à voir, et s’interdit finalement de comprendre la vision elle-même, qui s’évanouit à son tour faute d’une consistance (178) qui puisse la séparer de ce sur quoi elle ouvre, d’une distance dans laquelle puisse s’inscrire la visibilité de l’objet. Symétriquement, parce qu’elle veut prendre en compte la dimension de la vision comme telle, sans la subordonner d’emblée à l’être-vu, la philosophie cartésienne en vient à l’ignorer en son effectivité, c’est-à-dire comme ouverture à «ce qui est simplement et pleinement». Sous prétexte qu’il n’y a pas de vision sans pensée, Descartes en conclut qu’il suffit de penser pour voir. La vision n’est pas ressaisie comme un certain rapport aux choses mêmes mais comme une pensée qui s’exerce à l’occasion des signes donnés dans le corps. A la vision de fait est substituée une «institution de nature» qui fait correspondre de manière réglée les indices corporels et la représentation : la vision n’est pas décrite par elle-même, elle est reconstituée à partir de la dualité initiale entre la substance étendue, qui est en-deçà du visible, dont la plénitude exclut donc la visibilité, et la substance pensante, qui est toujours au-delà de la vision. Or, en tant précisément qu’il s’alimente d’une négation de l’expérience visuelle effective, cet intellectualisme demeure prisonnier de celle-ci. Récusant le visible en tant que réalité subsistante, il transpose sa densité sur le plan intellectuel et réduit alors l’expérience visuelle à l’intuitus mentis. C’est finalement parce que la pensée est définie comme vision intellectuelle et, en vertu du sens naïf de la vision sensible, comme ouverture à une réalité subsistante, ici au concept, qu’elle ne parvient pas à s’égaler à la vision effective. Merleau-Ponty l’explique dans une des dernières notes : «La définition de l’intuitus mentis, fondée sur une analogie avec la vision, elle-même comprise comme pensée d’un indivisible visuel (les détails que voient les artisans) (…). Cette analyse de la vision est à reconsidérer entièrement (elle suppose ce qui est en question : la chose même) — Elle ne voit pas que la vision est télévision, transcendance, cristallisation de l’impossible. Par suite, l’analyse de l’intuitus mentis est aussi à refaire : il n’y a pas d’indivisible de pensée, de nature simple — la nature simple, la connaissance “naturelle” (l’évidence du je pense, comme plus claire que tout ce qu’on peut y ajouter), qui est saisie totalement ou pas du tout, tout cela, ce sont les “figures” de la pensée où il n’est pas fait état du “fond” ou “horizon” — Celui-ci n’est accessible que si l’on commence par une analyse du Sehen» (V.I. p. 327). Au positivisme ontologique, évoqué plus haut, correspond une (179) certaine idée de la vision, inhérente à son exercice même : qu’on pense en termes d’essence ou de fait, on détermine la connaissance comme vision, et telle qu’elle est spontanément vécue, c’est-à-dire comme coïncidence effective avec un objet défini. C’est pourquoi la critique de l’intuitionnisme, sous toutes ses formes, doit passer par le retour à la vision en acte, par une réduction de la vision naïve. Plus qu’aucune autre, cette expérience visuelle cristallise le paradoxe qui est constitutif de la perception : alors même que c’est de cette expérience que dépend la présence d’un visible, ce dernier se donne comme ne lui devant rien. Il faut donc se demander ce qu’est «ce talisman de la couleur, cette vertu singulière du visible qui fait que, tenu à bout du regard, il est pourtant bien plus qu’un corrélatif de ma vision, c’est lui qui me l’impose comme une suite de son existence souveraine» (V.I. p. 173).