Comme celle de toute ontologie, la problématique de l’ontologie grecque doit nécessairement tirer son fil conducteur du Dasein lui-même. Le Dasein, c’est-à-dire l’être de l’homme, est déterminé dans sa « définition » vulgaire autant que philosophique comme, zoon logon echon, comme le vivant dont l’être est essentiellement déterminé par la possibilité de parler. Le legein (cf. §7, B) est le fil conducteur pour l’obtention des structures d’être de l’étant tel qu’il fait encontre tandis qu’il est advoqué et discuté. C’est pourquoi l’ontologie antique qui se configure chez Platon devient « dialectique ». Avec l’élaboration progressive du fil conducteur ontologique lui-même, c’est-à-dire avec l’« herméneutique » du logos surgit la possibilité d’une saisie plus radicale du problème de l’être. La dialectique, qui était un embarras philosophique authentique, devient superflue. C’est pourquoi Aristote n’avait « plus » pour elle de « compréhension », l’ayant déplacée et élevée jusqu’à un sol plus radical. Le legein lui-même, ou le noein – le pur et simple ACCUEIL de quelque chose de sous-la-main en son pur être-sous-la-main, que Parménide avait déjà pris pour guide de [26] l’explicitation de l’être – a la structure temporale du pur « présentifier » de quelque chose. L’étant qui se montre en lui et pour lui, et qui est compris comme le proprement étant, reçoit par conséquent son interprétation par rapport au pré-sent (Gegen-wart), c’est-à-dire qu’il est conçu comme présence (ousia). ETEM §6 [EtreTemps6]
Mais si la « vérité » a ce sens et si le logos est un mode déterminé du faire-voir, alors le logos ne saurait justement pas être considéré comme le « lieu » primaire de la vérité. Lorsque l’on détermine, comme c’est devenu aujourd’hui chose tout à fait courante, la vérité comme ce qui appartient « proprement » au jugement, et que de surcroît on invoque Aristote à l’appui de cette thèse, une telle invocation est tout aussi illégitime que, surtout, le concept grec de la vérité est incompris. Est « vraie » au sens grec, et certes plus originellement que le logos cité, aisthesis, l’ACCUEIL pur et simple, sensible de quelque chose. Tandis qu’une aisthesis vise ses idia, c’est-à-dire l’étant qui essentiellement n’est accessible que par elle et pour elle, par exemple le voir des couleurs, alors cet ACCUEIL est toujours vrai. Ce qui veut dire que le voir découvre toujours des couleurs, l’entendre toujours des sons. Mais est « vrai » au sens le plus pur et le plus originel – autrement dit découvre sans jamais pouvoir recouvrir – le pur noein, l’ACCUEIL purement et simplement considératif des déterminations d’être les plus simples de l’étant comme tel. Ce noein ne peut jamais recouvrir, jamais être faux, il peut tout au plus être non-accueil, agnoein, ne pas suffire à l’accès pur et simple, adéquat. ETEM §7 [EtreTemps7]
Or si nous demandons maintenant ce qui se montre dans la réalité phénoménale du connaître lui-même, il est constant que le connaître se fonde lui-même préalablement dans un être-déjà-auprès-du-monde essentiellement constitutif de l’être du Dasein. Cet être-déjà-auprès ne se réduit nullement à la contemplation béate d’un pur sous-la-main. L’être-au-monde, en tant que préoccupation, est capté par le monde dont il se préoccupe. Pour que devienne possible le connaître en tant que détermination considérative du sous-la-main, il est préalablement besoin d’une déficience de l’avoir-affaire préoccupé avec le monde. C’est en se retirant de toute production, de tout maniement, etc., que la préoccupation se transporte dans le seul mode d’être-à… alors résiduel : dans le ne-plus-faire-que-séjourner-auprès-de… C’est sur la base de ce mode d’être vis-à-vis du monde qui ne laisse plus l’étant intramondain faire encontre que dans son pur a-spect (eidos), c’est en tant que forme de ce mode d’être que devient possible un avisement (NT: Hin-sehen, littéralement ad-videre ; cf. notre expression : « aviser quelque chose ») exprès de l’étant ainsi rencontré. Cet a-visement est toujours une orientation déterminée vers…, une visée du sous-la-main. D’emblée, il prélève sur l’étant rencontré un « point de vue ». Un tel avisement revêt lui-même la modalité d’un se-tenir spécifique auprès de l’étant intramondain. Dans ce « séjour » – en tant que retrait (NT: Jeu admirable et hélas intraduisible sur Aufenthalt (séjour) et Sichenthalten (retrait)) de tout [62] maniement ou utilisation – s’accomplit l’ACCUEIL (NT: Vernehmen, ordinairement la perception. (Heidegger a notamment étudié le mot dans l’Einführung in die Metaphysik, G.A., t. XL, p. 146-147 = 1ère éd., p. 105.)) du sous-la-main. L’accueillir a le mode d’accomplissement de l’advocation et de la discussion de quelque chose comme quelque chose. Sur la base de cet expliciter au sens le plus large, l’accueillir devient un déterminer. L’accueilli et le déterminé peut être exprimé dans des propositions, et être conservé et préservé en tant qu’ainsi énoncé. Cette conservation accueillante d’un énoncé sur… est elle-même une guise de l’être-au-monde, et ne saurait être interprétée comme un « processus » par lequel un sujet se procure des représentations de quelque chose et les stocke à l’« intérieur » de lui-même, quitte à se demander éventuellement à leur propos comment elles « s’accordent » avec la réalité. ETEM §13 [EtreTemps13]
Tandis qu’il s’oriente vers l’étant et qu’il le saisit, le Dasein ne sort point de sa sphère intérieure où il serait d’abord enfermé, mais, conformément à son mode d’être originel, il est toujours déjà « dehors », auprès d’un étant qui lui fait encontre dans le monde à chaque fois déjà découvert. Quant au séjour déterminant auprès de l’étant à connaître, il n’est pas davantage un abandon de la sphère intérieure : même en cet « être-dehors » auprès de l’objet, le Dasein est « à l’intérieur », mais en ce sens précis que c’est lui-même, en tant qu’être-au-monde, qui connaît. Enfin, l’ACCUEIL du connu ne doit pas être compris comme un retour, après la sortie qui lui a permis de s’en saisir, du sujet, chargé de son butin, dans la « retraite » de la conscience ; au contraire, même en tant qu’il accueille, préserve et conserve, le Dasein connaissant demeure, en tant que Dasein, dehors. Le « simple » savoir d’une relation d’être de l’étant, la « pure » représentation de cette relation, le fait d’y « penser, sans plus » ne me placent pas moins auprès de l’étant, dehors dans le monde, que ne le fait une saisie originaire. Même l’oubli, où apparemment s’efface toute relation d’être à l’étant auparavant connu, doit être conçu comme une modification de l’être-à… originaire, et autant vaut de toute illusion et de toute erreur. ETEM §13 [EtreTemps13]
La dureté est saisie comme résistance. Celle-ci, cependant, est comprise tout aussi peu que la dureté elle-même dans un sens phénoménal – comme quelque chose d’expérimenté en lui-même et de déterminable dans une telle expérience. Résister signifie pour Descartes autant que : ne pas bouger de sa place, c’est-à-dire ne subir aucun changement local. Résister, pour une chose, signifiera donc : soit demeurer en un lieu déterminé, relativement à une autre chose qui change de lieu ; soit changer de lieu à vitesse telle qu’elle puisse être « rejointe » par cette chose. Pareille interprétation de l’expérience de la dureté abolit le mode d’être de l’ACCUEIL sensible, et, avec lui, la possibilité de saisir en son être l’étant qui fait encontre en cet ACCUEIL. Le mode d’être d’un ACCUEIL de quelque chose, Descartes le transporte dans le seul mode d’être qu’il reconnaisse : l’ACCUEIL de quelque chose devient la juxtaposition déterminée de l’être-sous-la-main de deux res extensae sous-la-main, le rapport de mouvement de deux étants lui-même pensé sur le mode de l’extensio qui caractérise primairement l’être-sous-la-main de la chose corporelle. Sans doute, l’« accomplissement » possible d’un comportement touchant requiert-il une « proximité » particulière du touchable. Mais cela ne signifie nullement que le toucher et – par exemple – la dureté qui s’annonce à lui consistent, du point de vue ontologique, dans les vitesses respectives de deux choses corporelles. La dureté et la résistance ne sauraient se manifester tant que n’est pas présent un étant ayant le mode d’être du Dasein ou, au moins, d’un vivant. ETEM §21 [EtreTemps21]
N’est-il pas, cependant, contraire à toutes les règles d’une saine méthode de refuser de donner pour point de départ à une problématique les données évidentes de son domaine thématique ? Et que peut-il y avoir de plus indubitable que la donation du Moi ? Plus encore, cette donnée première ne prescrit-elle pas d’elle-même à toute tentative de l’élaborer originairement de faire avant tout abstraction de tout le reste du « donné », non seulement d’un « monde » existant, mais encore de l’être d’autres « Moi » ? Nous répondons : il est bien possible en effet que ce que donne ce mode de donation, à savoir l’ACCUEIL pur et simple, formel, réflexif du « Moi », soit évident ; et il est non moins vrai qu’une telle aperception ouvre l’accès à une problématique phénoménologique spécifique qui, sous le titre de « phénoménologie formelle de la conscience », possède sa signification architectonique fondamentale. ETEM §25 [EtreTemps25]
L’expression « vue » doit naturellement être préservée d’un contresens. Elle caractérise [147] l’être-éclairci comme quoi nous avions caractérisé l’ouverture du Là. Non seulement ce « voir » ne désigne pas la perception par les yeux du corps, mais encore il n’a rien à voir avec le pur ACCUEIL non-sensible d’un sous-la-main en son être-sous-la-main. Seule importe à la signification existentiale de la vue cette propriété spécifique du voir : il laisse faire encontre en lui-même à découvert l’étant qui lui est accessible. Ce que fait évidemment chaque « sens » à l’intérieur de son domaine natif de découverte. D’ailleurs, la tradition de la philosophie, depuis son début, est primairement orientée sur le « voir » comme mode d’accès à l’étant et à l’être. Afin de maintenir la connexion avec elle, on peut formaliser les concepts de vue et de voir de manière à les prendre comme des termes universels caractérisant tout accès – en tant qu’accès en général – à l’étant et à l’être. ETEM §31 [EtreTemps31]
À partir de la significativité ouverte dans la compréhension du monde, l’être préoccupé auprès de l’à-portée-de-la-main se donne à comprendre ce dont il peut à chaque fois retourner avec ce qui lui fait encontre. La circon-spection découvre, ce qui veut dire que le « monde » déjà compris est explicité. L’à-portée-de-la-main vient expressément à la vue compréhensive. [149] Accommoder, préparer, réparer, améliorer, compléter, tout cela s’accomplit en ex-plicitant en son pour… l’à-portée-de-la-main découvert par la circon-spection, et en s’en préoccupant conformément à cet être-ex-plicité devenu visible. L’étant ex-plicité comme tel par la circon-spection en son pour…, expressément compris, a la structure du quelque chose comme quelque chose. À la question circon-specte : qu’est cet à-portée-de-la-main déterminé ?, la réponse explicitante correspondante est : il est pour… L’indication du pour… n’est pas simplement la nomination de quelque chose, mais le nommé est compris comme ce comme quoi ce qui est en question doit être pris. Ce qui est ouvert dans le comprendre, ce qui est compris est toujours déjà accessible de telle manière qu’en lui son « comme quoi » puisse être expressément dégagé. Le « comme » constitue la structure de l’expressivité de ce qui est compris ; il constitue l’explicitation. L’usage circon-spect-explicitatif de l’à-portée-de-la-main intramondain, qui « voit » celui-ci comme table, porte, voiture, pont, n’a pas nécessairement besoin d’ex-pliciter déjà dans un énoncé déterminant l’étant ainsi explicité par la circon-spection. Tout voir pur et simple anté-prédicatif de l’à-portée-de-la-main est déjà en lui-même compréhensif-explicitatif. Mais, dira-t-on, n’est-ce pas le défaut de ce « comme » qui constitue la « pureté » d’un pur ACCUEIL de quelque chose ? En réalité, le voir de cette vue est à chaque fois déjà compréhensif-explicitatif. Il abrite en soi l’expressivité des rapports de renvoi (du pour…) qui appartiennent à la totalité de tournure à partir de laquelle l’étant purement et simplement rencontré est compris. L’articulation du compris dans l’approchement explicitatif de l’étant au fil conducteur du « quelque chose comme quelque chose » est antérieure à l’énoncé thématique sur lui. Bien loin de ne surgit qu’en celui-ci, le « comme » est seulement pour la première fois ex-primé, ce qui n’est possible que pour autant qu’il est déjà là en tant qu’ex-primable. Que l’expressivité d’un énoncé puisse faire défaut dans l’avisement pur et simple, cela n’autorise pas à dénier à ce pur et simple voir toute explicitation articulante, donc la structure du « comme ». Le voir pur et simple des choses les plus proches dans l’avoir affaire avec… inclut si originairement la structure d’explicitation que la saisie de quelque chose comme-libre, pour ainsi dire, a justement besoin d’une certaine inversion de sens. Dans le pur regard qui fixe, l’avoir-devant-soi-sans-plus-quelque-chose est présent, en tant que ne-plus-comprendre [NT: Autrement dit : pour avoir simplement quelque chose devant soi, et ainsi pouvoir le fixer uniquement du regard, il faut ne plus le comprendre, ce qui veut dire que le comprendre est antérieur à la saisie de quelque chose comme « libre ».]. Cette saisie-comme-libre est une privation du voir purement et simplement compréhensif, elle n’est pas plus originaire que lui, mais en dérive. Le fait ontique que le « comme » ne soit pas exprimé ne doit pas conduire à le méconnaître en tant que constitution existentiale apriorique du comprendre. ETEM §32 [EtreTemps32]
Or la constitution fondamentale de la vue se manifeste dans une tendance d’être spécifique de la quotidienneté au « voir ». Cette tendance, nous la désignons par le terme de curiosité qui, de manière significative, n’est pas restreint au voir et exprime la tendance à un laisser-faire-encontre accueillant spécifique du monde. Nous interprétons ce phénomène dans une visée ontologico-existentiale fondamentale, c’est-à-dire sans adopter la perspective étroite du connaître, qui, ce qui n’a rien de fortuit, est conçu très tôt dans la philosophie grecque à partir du « désir de voir ». L’essai qui, dans la collection des traités d’ontologie d’Aristote, vient en tête, commence par cette phrase : pantes anthropoi tou eidenai oregontai phusei [NA: Met., A 1, 980 a 21.] [171] : « Dans l’être de l’homme, il y a essentiellement le souci du voir ». Et cette phrase introduit une recherche qui tente de mettre à découvert l’origine de l’investigation scientifique de l’étant et de son être à partir du mode d’être cité du Dasein. Cette interprétation grecque de la genèse existentiale de la science n’est point due au hasard. Ce qui accède en elle à la compréhension explicite, c’est ce qui était pré-dessiné dans la proposition de Parménide : to gar auto noein estin te kai einai : l’être est ce qui se montre dans l’ACCUEIL intuitif pur, et seul un tel voir découvre l’être. La vérité originaire et authentique réside dans l’intuition pure. Cette thèse demeurera par la suite le fondement de la philosophie occidentale. La dialectique hegélienne y trouve son motif, et elle n’est possible que sur sa base. ETEM §36 [EtreTemps36]
L’interprétation temporelle du Dasein quotidien doit prendre pour point de départ les structures où se constitue l’ouverture, à savoir : le comprendre, l’affection, l’échéance et le [335] parler. Les modes de temporalisation de la temporalité à libérer par rapport à ces phénomènes livrent le sol sur lequel déterminer la temporalité de l’être-au-monde. Ce qui ramène de façon nouvelle au phénomène du monde et permet une délimitation de la problématique spécifiquement temporelle de la mondanéité. Cette problématique doit nécessairement se confirmer grâce à la caractérisation de l’être-au-monde quotidien prochain, à savoir la préoccupation échéante-circon-specte. La temporalité de celle-ci rend possible la modification de la circon-spection en ACCUEIL a-visant, ainsi qu’en la connaissance théorique qui s’y fonde. La temporalité de l’être-au-monde qui se dégage sous cette figure se manifeste en même temps comme le fondement de la spatialité spécifique du Dasein. La constitution temporelle de l’é-loignement et de l’orientation doit être mise en évidence. Le tout de ces analyses dévoile une possibilité de temporalisation de la temporalité où se fonde ontologiquement l’inauthenticité du Dasein, et conduit à la question de savoir comment doit être compris le caractère temporel de la quotidienneté, le sens temporel de ce « de prime abord et le plus souvent » dont il a été fait jusqu’ici un constant usage. La fixation de ce problème met en évidence que et dans quelle mesure la clarification jusqu’ici atteinte du phénomène est insuffisante. ETEM §67 [EtreTemps67]
L’unité ekstatique de la temporalité, c’est-à-dire l’unité de l’« être-hors-de-soi » dans les échappées de l’avenir, de l’être-été et du présent, est la condition de possibilité requise pour qu’un étant qui existe comme son « Là » puisse être. L’étant qui porte le titre de Da-sein, est « éclairci » (NA: §28). La lumière qui constitue cet être-éclairci du Dasein n’est point la force et la source ontiquement sous-la-main d’une clarté irradiante qui surviendrait de temps à autre en cet étant. Ce qui éclaircit essentiellement cet étant, c’est-à-dire qui le rend « ouvert » à lui-même aussi bien que « lucide », a été déterminé, avant même toute interprétation « temporelle », comme souci. C’est en celui-ci que se fonde la pleine ouverture du Là. Cet [351] être-éclairci rend pour la première fois possible toute illumination et tout éclairement, tout ACCUEIL, tout « voir » et tout avoir de quelque chose. Nous ne pouvons comprendre la lumière de cet être-éclairci que si, au lieu de nous mettre en quête d’une force innée, sous-la-main, nous interrogeons la constitution d’être totale du Dasein, le souci, quant au fondement unitaire de sa possibilité existentiale. La temporalité ekstatique éclaircit le Là originairement. Elle est le régulateur primordial de l’unité possible de toutes les structures existentiales essentielles du Dasein. ETEM §69 [EtreTemps69]